Bousculés par les tempêtes de l’Histoire, depuis l’Inde, le Brésil et les côtes du Médoc, les destins croisés de trois personnages liés aux galions chargés d’or qui sillonnent les océans pour le compte de l’empire portugais. Ce roman d’aventures puise son inspiration dans un siècle de fureur, où certains n’avaient qu’« Un lopin de terre pour naître ; la Terre entière pour mourir. Pour naître le Portugal ; pour mourir, le Monde », selon le poème d’Antonio Vieira qui donne son titre au livre. Cet extrait ne lui donnera pas tort…
Du château de poupe, Diogo peinait à voir au-delà du grand-mât tant le brouillard était épais. Pourtant, on entendit les hommes postés à la proue crier « Terre ! » L’un d’eux rejoignit l’arrière du galion pour assurer à dom Manuel de Meneses que, quelques instants au moins, une côte s’était dessinée et que l’on fonçait droit dessus. Le maître-pilote ordonna de mettre immédiatement le cap au Nord-Est et, par un de ces miracles qu’offre parfois la mer, le navire obéit. Tous virent alors à tribord la masse noire d’une côte rocheuse émerger du brouillard. Le Santo António e São Diogo continua à courir dans cette direction tandis que les fidalgos débattaient pour savoir s’ils avaient rejoint le cap Finisterre ou celui de MuxÍa. Après plusieurs heures, dans la blancheur opaque du jour naissant, on aperçut l’ombre d’une rade.
– Croyez-vous que nous soyons de retour à La Corogne ? demanda Diogo à Manuel de Meneses.
– J’ai mesuré 44° hier. Nous devrions être dans ces parages. Mais les calculs sont bien difficiles à établir avec ce temps, et je ne vois pas la tour d’Hercule.
– C’est normal avec ce brouillard, répondit le maître-pilote, et peut-être sommes-nous plus au Nord de la baie…
– Si c’est le cas, il faut que nous évitions les gisants, cette fois, ajouta Meneses.
– Nous devrions rester en mer et attendre que le brouillard se lève, répondit le pilote. S’engager dans une passe dans ces conditions est trop dangereux.
– Eh bien, avez-vous une autre solution ? Préférez-vous que nous continuions à dériver sur cet océan jusqu’à ce que le bateau ait achevé de se désarticuler ? II nous faut un port.
Les marins protestaient aussi. Quitte à s’échouer, autant attendre de repérer une plage plutôt que d’aller s’éventrer sur des rochers. Dom Manuel de Meneses les ignorait. La côte était maintenant trop proche et des hommes signalèrent que le galion venait de passer au Nord d’une nouvelle pointe rocheuse. Ils ne pouvaient plus reculer.
– Un bateau ! cria un homme depuis la proue.
Dans le brouillard de la tempête, la silhouette d’une patache venait d’apparaître à quelques encablures devant eux. Le petit navire filait lui aussi vers la côte.
– Qu’on la suive ! ordonna le capitaine-mor.
Le maître-pilote hésitait.
– Monsieur, peut-être ne savent-ils pas où ils vont. Et même, ils passeront là où notre navire ne passera pas.
– Qu’on la suive, j’ai dit.
Le pilote se tut. Et le Santo António e São Diogo suivit la patache malgré les protestations des marins.
Les deux bateaux se dirigeaient maintenant vers la côte. On avait cargué la grand-voile et le galion ne courait plus que sous une civadière gréée sur le mât de misaine. On vit tout à coup la patache s’échouer sur un banc de sable. Sur la plage, alors que le brouillard se levait enfin, on voyait une foule rassemblée qui faisait signe au galion pour lui indiquer de virer à tribord, ce qui fut fait. Le navire doubla ainsi la patache déjà harcelée par les vagues et dont l’équipage se jetait à l’eau sans guère d’espoir de survie. Les habitants de cet endroit continuaient à adresser des signes que l’on interpréta comme une invitation à jeter les ancres. Les deux ancres mouillées le furent trop tard. Le Santo António e São Diogo avait fini sa course par trop peu de fond. On s’en aperçut à marée basse.
En début d’après-midi, depuis le château de poupe, Diogo, Ignacio, dom Manuel de Meneses, quelques fidalgos dont Melo et le frère Paulo da Estrela regardèrent une procession s’avancer sur la plage. Deux moines la dirigeaient. L’un d’eux levait haut l’ostensoir du Très Saint Sacrement sous le dais de procession que des hommes portaient avec peine lorsque les rafales s’engouffraient dessous. Il y avait dans cette cérémonie que leur offrait la population de ce lieu dont ils ne savaient toujours rien quelque chose de sublime, de ridicule et de désespérant, pensait Diogo. Si on leur dédiait cette procession, c’est que leur situation était bien mal engagée. […] Et la mer se retirant, la situation devint plus critique encore. Tous observaient encore la cérémonie qui se déroulait sur le rivage lorsqu’une vague plus grosse que les autres souleva haut la coque du Santo António e São Diogo. Quand elle fut passée, le bateau, alourdi par l’eau que les hommes qui se relayaient jusqu’à l’épuisement à la pompe n’arrivaient pas à évacuer, retomba lourdement et vint toucher le fond avec une telle violence que le gouvernail sauta et que tous les hommes sur le pont furent déséquilibrés. « Encore quelques coups comme celui-ci, et nous n’aurons plus à nous soucier de notre avenir », dit dom Manuel de Meneses. Il ordonna que l’on coupe les mâts pour soulager le galion. Par ce temps, la tâche était périlleuse, mais les hommes du bord s’exécutèrent. Ce fut un spectacle poignant que de voir ainsi le navire comme décapité. Les mâts étaient toutefois tenus par tant de câbles et de haubans qu’ils pendaient dans l’eau et venaient frapper la coque. Il fallut encore tailler dans les œuvres mortes du Santo António e São Diogo pour finir de les dégager et alléger l’ensemble. Cela se fit au prix de vies de marins. Diogo vit un homme enjamber le bastingage et s’y tenir d’une main pour, de l’autre, sectionner avec une hache des haubans qui retenaient le mât de misaine. C’est au moment où il achevait sa tâche que Diogo le reconnut et que le mât porté par le ressac vint l’écraser contre la coque. Michel Belano ne reverrait jamais Carlotta.
Aussi allégé soit-il, le galion continuait d’embarquer de l’eau et de toucher régulièrement le fond. Alors que la nuit tombait, et avant de se retirer lui-même dans sa cabine, dom Manuel de Meneses conseilla aux fidalgos qui étaient là de mettre leurs plus beaux habits pour être présentables au moment du Jugement dernier. […]
Les prêtres, cette nuit-là, confessèrent de nombreux hommes. Sur des feuilles humides, avec une encre qui bavait et une écriture rendue parfois presque illisible par les mouvements impromptus du galion, des testaments furent rédigés, destinés seulement à se déliter quelques heures plus tard dans l’eau salée.
Dom Manuel de Meneses lui-même avait dit vouloir s’habiller. Lorsque Diogo et lgnacio le rejoignirent dans sa cabine pour voir s’il avait besoin de quoi que ce soit, il avait en effet revêtu une chemise blanche par-dessus laquelle il portait une veste noire. Son éternel manteau noir était suspendu à un crochet. Il devisait avec dom Francisco Manuel de Melo.
– Écoutez donc ça, Melo, disait-il alors, « Como en el mar undísono derrama »… Qu’est-ce donc là si ce n’est une périssologie ? La mer qui fait un bruit de vagues. Ça n’est pas à vous et surtout pas maintenant, que je vais apprendre que la mer fait un bruit de vagues !
Comme pour approuver les paroles du capitaine-mor, une lame se brisa sur le galion avec une telle fureur qu’il trembla. Et Melo répondait :
– Je crois que Lope a voulu faire un pléonasme pour insister sur le caractère particulier de ce bruit.
Meneses le regarda et secoua la tête.
– Je connais bien Lope de Vega. C’est lui-même qui m’a donné ces chansons en l’honneur du cardirnal Barberino lors de mon dernier voyage à Madrid. II a parfois ce défaut de vouloir trop en faire pour impressionner le lecteur auquel il dédie ses vers. C’est une périssologie, vous dis-je !
Et, se tournant vers Diogo :
– Demandons à quelqu’un qui n’y connaît rien. Diogo, que penses-tu de ce vers : « Como en el mar undísono derrama » ?
– Je ne sais pas, Monsieur. C’est la première fois que j’entends le mot undísono.
– C’est un mot de poète pour parler du bruit que font les vagues. Alors, qu’en penses-tu ? « El mar undísono » ?
– Oh si c’est un mot de poète, c’est certainement joli…
– Tu as raison, tu n’y connais rien. Tu peux disposer, merci. Je n’ai besoin de rien si ce n’est d’un peu de soutien de la part de quelqu’un qui sait ce qu’est la poésie.
Diogo se retira. En refermant la porte, il entendit encore : « Une périssologie, Melo ! »
Yan Lespoux, né en 1977, a grandi dans le Médoc. Il enseigne l’occitan à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Après « Presqu’îles », un recueil de nouvelles remarqué (2021), « Pour mourir, le monde », en librairie le 24 août, est son premier roman. Malgré son titre énigmatique, l’auteur réussit un roman historique bien ficelé et documenté – nourri aux sources lusophones des éditions Chandeigne –, aux personnages multiples, aussi rugueux que l’époque qu’ils traversent.