Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze - En 2022, le réseau Global Resource Information Database (GRID) des Nations unies a publié des recommandations pour limiter l’extraction de sable car, outre les potentiels impacts sur l’environnement, les ressources en sable pourraient s’épuiser plus vite qu’on ne le pense, alors que la demande ne cesse de croître.
Depuis quand extrait-on du sable de la mer et des fleuves ? Pourriez-vous revenir sur les grandes dates de l’extraction et des usages ?
Arnaud Vander Velpen : Les Romains ont énormément utilisé ce matériau pour la construction de leurs routes et de leurs bâtiments, car ils savaient fabriquer un très bon béton. La demande en sable était assez importante, mais après l’époque romaine, le béton a été un peu oublié, jusqu’aux XVIIIe et surtout XIXe siècles. C’est en particulier le « ciment de Portland », inventé en 1824 par l’ingénieur britannique Joseph Aspdin, qui remet ce matériau au goût du jour. Il va alors progressivement remplacer la pierre, ou les autres matériaux plus traditionnels, dans la construction des édifices.
Il y a eu une véritable explosion après la Seconde Guerre mondiale, parce que le sable et les graviers sont à la base du développement des pays : ils permettent de construire à bon marché des infrastructures de n’importe quelle forme, le sable offrant aussi la possibilité de faire du verre, de l’acier… Toutes les grandes mégapoles sont majoritairement constituées de ces matériaux, en particulier les plus récentes, érigées dans les années 1990 et 2000, comme Singapour, Dubaï… Et la demande en sable et gravier ne cesse de croître à mesure que les pays se développent et que la population se déplace vers les centres urbains. En 2013, la fondation Global Infrastructure Basel [ndlr : fondation travaillant avec les acteurs privés et institutionnels du secteur de la construction pour promouvoir des solutions durables] avait évalué que seulement 25 pour cent des infrastructures nécessaires à la population mondiale en 2050 étaient construites. En effet, d’ici à 2050, 68 pour cent de la population mondiale devraient vivre dans des zones urbaines. Sans oublier la lutte contre la montée des eaux qui nécessite de renforcer les côtes et la construction d’îles artificielles.
Quels sont les types de sable exploités, pour quels usages, et qui sont les acteurs du secteur ?
Laure Simplet : Pour la construction, il faut des sables et des graviers de nature siliceuse, voire très siliceuse dans le cas de la fabrication du verre. On les trouve notamment dans les rivières et, en mer, dans les grands paléo-réseaux fluviatiles, ces traces d’anciennes rivières datant des dernières glaciations, au large de nos grands estuaires. On extrait aussi des sables coquilliers, constitués de débris de coquilles, qui sont plus carbonatés, dont les débouchés sont l’amendement des sols pour l’agriculture biologique. L’extraction du maërl, une algue marine qui produit un squelette calcaire, également utilisée en agronomie, était plus anecdotique ; elle est aujourd’hui interdite dans la majeure partie des pays européens, et en France depuis 2013.
Quand on parle d’extraction de sable marin, il ne faut pas oublier les dragages d’entretien des ports, dont les déblais sableux peuvent être valorisés, et l’extraction pour le rechargement des plages. Certes, dans ce dernier cas, les volumes prélevés sont déplacés, plutôt que soustraits au milieu.
Aujourd’hui, en France, il n’y a plus d’entreprises qui exploitent dans les rivières et les cours d’eau, car l’extraction de sédiments dans le lit mineur a été interdite depuis le début des années 1990. C’est aussi le cas pour les plages car on a pris conscience des effets environnementaux de ces exploitations, en particulier l’érosion des berges et cordons dunaires. Donc l’extraction de sable se fait en carrière terrestre et en mer, du moins en Europe. En France, les acteurs de l’extraction en mer sont généralement de grands groupes du BTP, qui œuvrent sur la totalité du processus, depuis l’extraction des matériaux jusqu’à leur transformation et leurs débouchés dans la construction. Sur la façade atlantique, il reste encore quelques armateurs de navires sabliers.
Combien coûte le sable extrait en mer, et quelle quantité est-elle prélevée environ chaque année ?
L. S. : Le sable est un matériau très peu cher en tant que tel, puisqu’il coûte à peu près une dizaine d’euros la tonne, ce qui explique son utilisation massive. L’exploitation en mer est toutefois plus coûteuse et nécessite des investissements importants, comme les navires et les terminaux sabliers pour le déchargement dans les ports. Les exigences réglementaires pour l’obtention des autorisations d’extraire induisent aussi des coûts élevés, pour fournir les études d’impact environnemental et réaliser les suivis. C’est probablement pour cela que ce sont principalement les grands groupes qui parviennent à maintenir une activité car ils peuvent compenser les coûts de l’extraction grâce au reste de la chaîne – filière béton et travaux publics ; mais pour un armateur qui ne fait qu’extraire du sable, c’est plus difficile.
A. V. V. : On pourrait même dire que le sable en lui-même ne coûte à la tonne que quelques dizaines de centimes… Le prix que paie un utilisateur pour le sable est principalement constitué du coût d’extraction et de transport, et non de sa rareté ou de sa véritable valeur. Il est très difficile d’avoir des chiffres précis et réalistes, car il n’y a aucun suivi réel de cette activité. À l’ONU, nous avons tenté d’avoir une estimation globale, qui est de 50 milliards de tonnes de granulat – sable, gravier et pierre concassée – par an, ce qui correspond à la consommation de 80 kilos de granulat par personne et par jour. Pour la partie terrestre de l’extraction, nous avons compilé toutes les données de production de ciment, de verre et d’autres matériaux de construction afin d’obtenir une estimation du volume. Et en suivant les bateaux de dragage et les positions des navires, nous avons estimé ce que représenterait la partie marine de l’extraction, soit environ 6 milliards de tonnes de sédiment (sable, gravier, argile) extraites chaque année en mer, ce qui équivaut à un million de camions par jour, ou à la construction d’un mur de 9 mètres de large sur 9 mètres de haut tout autour de l’Équateur chaque année. Cependant, c’est un chiffre qui est sans doute bien en-dessous de la réalité, car il n’inclut pas les petites extractions de sable qu’on ne peut pas forcément suivre, ou celles effectuées par des bateaux qui n’activent pas leur ais.
L. S. : Ce problème de données est bien moindre en Europe. Comme l’activité est réglementée et exige des autorisations, nous avons des informations relativement précises et les navires sont suivis grâce à leur ais qu’ils ont obligation de garder allumé. Le Conseil international pour l’exploration de la mer se charge de rassembler les données de production des États membres. En France, nous avons des données précises pour les extractions qui relèvent du code minier, mais pour les autres activités (valorisation des déblais sableux de dragage ou rechargement de plage), les cadres réglementaires et les administrations compétentes étant différents, il est plus difficile de récupérer les chiffres. Les volumes extraits réellement en mer que nous transmettons au ciem sont donc incomplets, mais c’est le cas pour d’autres États.
Quelles zones sont particulièrement attractives ?
A. V. V. : La plupart des sables et graviers sont extraits dans des régions où les infrastructures se développent rapidement et où il y a par conséquent peu ou pas de matériaux à recycler, suivies par des régions dotées d’un réseau d’infrastructures très dense. En raison de leur poids important, des coûts élevés de transport et du faible prix de vente final, les matériaux de construction sont généralement extraits aussi près que possible de leur lieu d’utilisation. Cependant, les ressources en sable ne sont pas réparties de manière égale à travers le monde, et les zones déjà construites ne sont généralement pas accessibles pour l’extraction. Par conséquent, il y a un coût environnemental significatif lié à la surexploitation soutenue dans des zones dynamiques, telles que les rivières, les zones côtières et l’environnement marin, généralement peu bâties. Cela a des impacts sur les milieux fluviaux, côtiers et marins, notamment l’érosion des côtes et des deltas, l’infiltration d’eau salée, la destruction des habitats et la perte des aquifères.
Quel est votre diagnostic sur l’augmentation de la demande face à la ressource disponible ?
A. V. V. : On oublie souvent que le sable n’est pas une matière infinie. Mais il reste à la base de notre développement, et ce pour encore quelques décennies. Actuellement, nous considérons que nous sommes dans une situation de surexploitation du sable, qu’il soit fluvial ou marin, avec les dégâts que cela peut causer à l’environnement, voire aux activités humaines – la pêche, les infrastructures implantées sur les berges en érosion… Un rapport récent indique que dans la seconde moitié de ce siècle, on s’attend à ce que de plus en plus de régions côtières connaissent des pénuries.
À l’UNEP (Programme des Nations unies pour l’environnement)/GRID (Global Resource Information Database) de Genève, nous encourageons vivement les pays à suivre l’exemple de la Belgique, des Pays-Bas et de Singapour, c’est-à-dire à calculer leurs besoins futurs et leurs ressources disponibles, et à établir des plans d’approvisionnement à long terme. La Belgique vient par exemple de publier une planification de ses besoins et ressources en sable, en partie pour gagner 100 mètres sur la mer sur ses 67 kilomètres de côte. Au rythme actuel d’extraction, elle n’aurait que pour quatre-vingts ans de sable disponible… et encore, ce chiffre devra être actualisé avec les nouveau plans côtiers. Ce sur quoi nous alertons, c’est que si nous n’anticipons pas nos besoins, nous allons entrer dans une sorte de compétition entre les États pour cette ressource, qui se fera au détriment de la nature.
L. S. : Pour les pays de l’UE, nous avons des directives cadres pour l’exploitation, la protection de l’environnement marin et la planification. Ce que je constate, c’est que nous avons encore une vision cloisonnée de la ressource en sable et des activités associées. En France, les schémas régionaux des carrières prennent en compte les milieux terrestre et marin, ce qui est très pertinent. Ils ne s’intéressent cependant pour le volet marin qu’aux sables qui concernent la filière béton et laissent complètement de côté les extractions liées au rechargement de plage ou les volumes de sable qui pourraient être valorisés par le dragage portuaire. Dans la mesure où ce ne sont pas les mêmes entités qui ont la compétence, chacune gère ses besoins de son côté. La planification s’avère nécessaire et certains pays comme la Belgique ou les Pays-Bas s’inquiètent du manque de prise en compte des activités d’extraction de sable en mer, dans le contexte de développement des énergies renouvelables marines : un parc éolien posé avec des fondations construites sur le fond et dans le sous-sol marin, c’est potentiellement un gisement de sable et de gravier inexploitable ad vitam.
Quels sont les impacts sur l’environnement marin ?
L. S. : Ce n’est pas forcément facile de les évaluer. Si toute activité humaine a des effets sur le milieu, ceux-ci ne mènent pas forcément à des conséquences qui vont altérer l’écosystème. Pour l’extraction, nous connaissons les effets potentiels : la turbidité liée à la mise en suspension des sédiments qui peut potentiellement gêner certaines espèces, la modification des conditions hydrodynamiques quand on creuse une dépression ou qu’on écrête une dune, ou encore la mortalité des espèces sur le passage de la drague… Mais nous ne sommes pas encore capables de définir des seuils à ne pas dépasser pour éviter les impacts permanents. Nous étudions donc la résilience d’un ancien site d’extraction pour comprendre la capacité de restauration des communautés biologiques benthiques en fonction de leur vulnérabilité et des perturbations subies par les habitats physiques qui les hébergent. L’idée étant de pouvoir définir des seuils à partir desquels des changements significatifs se produisent.
Mais nous n’y sommes pas encore, même si nous progressons, notamment parce que nous n’avons pas une connaissance scientifique suffisante du milieu marin, pas de cartographie récente et en haute résolution des fonds et de leur nature, ainsi que de l’ensemble des espèces qui les peuplent. En revanche, pour certains milieux qui abritent des espèces protégées ou sensibles, comme les récifs d’hermelles, les bancs de maërl, les coraux d’eau froide ou les herbiers, aucune exploitation de sable dans ces zones ne sera autorisée. Mais pour les autres milieux, où il y a peut-être des espèces jugées moins vulnérables, moins emblématiques ou qui ont une vaste représentation géographique, les connaissances scientifiques doivent être améliorées : notamment sur les effets cumulés des activités humaines entre elles et dans le contexte plus global du changement climatique.
Que préconisez-vous donc pour tenter de mieux gérer cette ressource dans le monde et en Europe ?
A. V. V. : Contrairement aux pays de la mer du Nord et à l’Amérique du Nord, de nombreux États ne sont pas en mesure d’évaluer correctement l’impact environnemental des travaux de dragage côtier, ni de surveiller ce qui se passe en mer. C’est pourquoi l’ONU et ses partenaires mettent en place la plateforme Marine Sand Watch, destinée à les aider dans cette mission et à échanger des directives et des bonnes pratiques avec les experts et les scientifiques, comme ceux du groupe de travail du CIEM, auquel Laure appartient, portant sur l’extraction de sable.
Nos recommandations aux États membres sont les suivantes : premièrement, collecter et partager les meilleures pratiques, les lignes directrices et les plans de surveillance pour les sources primaires de sable. Deuxièmement, interdire l’extraction de sable à des fins d’exploitation comme ressource dans le système actif, qui comprend la plage et la partie proche du littoral impliquée dans le transport des sédiments vers et depuis la plage. Troisièmement, nous recommandons d’établir avec l’ONU une norme environnementale minimale pour l’extraction du sable dans le milieu marin, qui pourrait être utilisée dans le monde entier lors des appels d’offres publics. Cela permettrait d’améliorer les pratiques extractives et de renforcer les efforts mondiaux pour protéger l’environnement marin. En l’absence de normes, c’est souvent la loi du marché qui définit les règles de l’extraction, et cela se fait au rabais, tant en matière de gestion de la ressource que de préservation de l’environnement. Il faudra aussi que les États définissent et planifient la quantité de sable dont ils auront besoin dans les vingt, trente, cinquante prochaines années.
Par ailleurs, nous travaillons aussi à la recherche d’alternatives aux sables primaires. Attention, étant donné les volumes, un seul matériau ne pourra pas remplacer le sable et les graviers. Mais on peut déjà essayer d’être plus efficace dans son utilisation. On peut aussi favoriser l’économie circulaire, en recyclant le béton plus facilement, et surtout, planifier nos besoins, nos usages, voire les réduire.
L. S. : De mon côté, je pense qu’une des solutions serait de redonner de la valeur au sable, d’en faire une sorte de matériau de luxe, pour se rappeler que c’est une matière première finie. La nature ne pourra pas nous rendre ce que nous avons pris. À partir du moment où on extrait du sable, on ouvre un crédit qu’on ne pourra jamais rembourser, même sur des siècles. Fabriquer du sable, c’est un processus qui s’opère à des échelles de temps géologique. Quand il est extrait du milieu, il doit être considéré comme perdu car même si on détruisait tous les barrages et tout ce qui peut potentiellement bloquer les apports de sédiments depuis les cours d’eau jusqu’à l’océan, nous ne pourrions pas retrouver des sables et graviers de la qualité utilisée dans le btp. Tout ce qu’on extrait en mer actuellement s’est déposé dans un contexte paléoclimatique complètement différent de ce qu’on connaît aujourd’hui. D’où sa grande valeur. ◼
ENCADRÉS
Peuples des dunes
En décembre 2006, un collectif citoyen, Le Peuple des dunes, s’est constitué pour lutter contre un projet d’extraction de granulat marin, dénommé Per Sud Lorient, qui devait se faire dans le Morbihan au large de la ria d’Étel et du massif dunaire Gâvres-Quiberon, une zone classée Natura 2000. Après la mobilisation de la population et de nombreux élus, puis la consultation d’un comité scientifique indépendant, le préfet maritime a émis un avis défavorable et le projet, porté par Lafarge Granulats, a été retiré en 2009.
En avril dernier, c’est le collectif Peuple des dunes en Trégor, créé en 2012, qui s’est officiellement dissous après s’être battu contre un projet visant l’extraction de sable coquillier par la Compagnie armoricaine de navigation (CAN), filiale du groupe Roullier, en baie de Lannion, et entre deux zones Natura 2000. L’autorisation de prélèvement avait été signée en 2015 par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, qui était revenu sur sa position après avoir été élu président de la République. N. C.
Marine Sand Watch, Plateforme du réseau GRID de l’UNEP
Le réseau GRID de l’UNEP, basé à Genève, a lancé en 2023 une plateforme accessible au public permettant de suivre l’activité de dragage de sable (tous secteurs confondus, béton, travaux portuaires, plages, polders) dans le monde entier. L’outil se base sur des données enregistrées depuis 2012, principalement issues des différentes instances telles que le groupe de travail du CIEM, les signaux AIS des navires, et l’intelligence artificielle, qui analyse, entre autres, les mouvements des navires, et détermine s’il s’agit d’une activité de dragage ou pas. Plusieurs niveaux de lecture à différentes échelles sont disponibles : en fonction de l’activité (dragage pour l’entretien, concessions pour le béton, pour la création de polders) à l’échelle de la zone économique exclusive, d’un port ou d’une côte. Le visiteur peut aussi sélectionner les activités recensées dans des aires marines protégées.