Entretien avec Jozée Sarrazin et Denis Bailly
Situés au-delà de 1 000 mètres de profondeur, les grands fonds marins et les ressources minières qu’ils recèlent alimentent les appétits dans une période où les énergies renouvelables nécessitent des métaux présents sous la croûte océanique. Les scientifiques, eux, demeurent réticents, arguant du manque de connaissances sur ces écosystèmes difficiles à appréhender. Jozée Sarrazin, biologiste au laboratoire Environnement profond à l’Ifremer, et Denis Bailly, économiste à l’Institut universitaire européen de la mer, nous éclairent sur les conséquences d’une éventuelle exploitation de ces fonds marins, au moment où la Norvège annonce qu’elle va tenter l’expérience sur des gisements dans ses eaux.
Des projets de cartographie des grands fonds sont en cours, mais on dit que cette zone est « moins connue que la surface de la Lune ». Qu’en est-il aujourd’hui ?
Jozée Sarrazin : On en a une petite idée, du moins globale. À peu près 84 pour cent des grands fonds sont constitués par ce qu’on appelle la plaine abyssale [située en moyenne à 3 000 mètres de profondeur, NDLR] que nous avons longtemps pensée privée de vie, car la lumière ne parvient pas à de telles profondeurs. Les premières plongées réalisées grâce aux submersibles, mis au point au début des années 1960, ont permis de découvrir progressivement une grande diversité d’espèces inconnues, vivant à la fois sur le plancher océanique et dans les premières couches de sédiment qui le composent. Elles se nourrissent de nutriments provenant de la surface.
Cette exploration a aussi changé notre vision des fonds : nous avons découvert des monts sous-marins, des lacs, des canyons et, surtout, en 1977, un écosystème un peu particulier, associé aux dorsales océaniques et à l’activité volcanique et magmatique de ces zones où les plaques océaniques s’écartent : les sources hydrothermales. Cet environnement est essentiellement composé de cheminées émettant dans l’eau froide des grandes profondeurs un fluide gazeux de 300 à 400 degrés Celsius, riche en métaux (lire encadré).
Quelles sont les espèces que l’on y trouve ?
J. S. : La biomasse y est très dense, au point que ces sites hydrothermaux sont qualifiés d’oasis de vie ! C’est un écosystème très spécifique basé non pas sur la photosynthèse, mais sur la chimiosynthèse. Les micro-organismes à la base de la chaîne alimentaire de cet écosystème se développent grâce notamment à l’hydrogène sulfuré et au méthane présents dans les fluides chauds. Avec ces énergies chimiques, ils produisent de la matière organique qui sera consommée par des organismes de toutes tailles, incluant des petits crustacés, des vers, des poissons. Les organismes les plus gros, comme les moules, vivent en symbiose avec des micro-organismes qui leur apportent les éléments nécessaires à leur survie, en échange d’un apport en fluides et d’un abri. La découverte de la chimiosynthèse a été une petite révolution. Elle ouvre aussi des portes sur la possibilité de vie sur d’autres planètes, car on sait désormais que celle-ci n’a pas nécessairement besoin de soleil pour apparaître.
On parle aussi de « suintements froids ». Qu’est-ce que c’est ?
J. S. : Ils se situent en marge des continents, et sont liés à l’accumulation de matière organique venant notamment des grands fleuves, qui charrient arbres, feuilles et autres débris… En s’accumulant, cette matière s’enfonce profondément dans le sédiment, où elle est dégradée, formant des hydrocarbures, notamment du méthane. Le gaz va remonter jusqu’aux couches superficielles du sédiment, dépourvues d’oxygène, où il sera pris en charge par des communautés microbiennes. Celles-ci, grâce aux sulfates de l’eau de mer, vont oxyder le méthane et former de l’hydrogène sulfuré.
Ces deux éléments chimiques vont ensuite tout doucement suinter à la surface du plancher océanique sous forme de fluides froids. Ce méthane et cet hydrogène sulfuré vont servir de nourriture à des micro-organismes, bactéries ou archées, qui vont eux-mêmes produire de la matière organique pour de plus grandes espèces. C’est un deuxième type d’écosystème où le réseau trophique est lié à la chimiosynthèse.
Site d’émission de fluides froids REGAB, situé à 3 200 mètres de profondeur au niveau des marges du Congo et du Gabon. Ici, les conditions de pression et de température particulières séquestrent les suintements froids sous forme d’hydrate de gaz, créant des affleurements ayant l’apparence de la glace, comme ce bloc attrapé par la pince du ROV Victor 6000 (submersible téléopéré de l’Ifremer). ©IFREMER
On a découvert un troisième environnement, au début des années 2000, autour des carcasses des grands animaux marins, comme les baleines. Les os et la moelle de ces grandes structures vont se dégrader au contact de l’eau de mer pour former encore une fois de l’hydrogène sulfuré qui va être utilisé par des micro-organismes.
Ceux-ci seront à la base de la chaîne alimentaire d’un autre écosystème chimiosynthétique, moins contraignant mais présentant des similarités avec ceux des suintements froids et des sources hydrothermales.
À l’heure où l’on parle beaucoup de l’exploitation des grands fonds, quelles ressources pourrait-on y trouver ?
J. S. : Les cheminées hydrothermales contiennent des gaz comme l’hydrogène sulfuré, le méthane, l’hydrogène, mais aussi, et surtout, des ressources minérales : cuivre, plomb, zinc, et métaux précieux comme l’or et l’argent. On a découvert que ces sources hydrothermales, au terme d’un temps très long, deviennent inactives et forment des dépôts de sulfure massifs, riches de ces différents métaux. Sur la plaine abyssale, on trouve des nodules polymétalliques qui se présentent sous la forme de galets contenant de nombreux métaux [manganèse, hydroxydes de fer, cobalt, nickel, cuivre, ndlr], ainsi qu’une biodiversité unique.
En bas : sulfures et roches oxydées sur le site hydrothermal inactif ancien de Krasnov, situé à 3 800 mètres de profondeur sur un flanc de la dorsale médio-atlantique (au niveau du 16e parallèle Nord). ©IFREMER
Tous ces métaux sont intéressants pour l’industrie minière, surtout en cette période de transition énergétique, car ils sont nécessaires à la fabrication des éoliennes et des panneaux solaires.
L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) doit statuer sur la question de l’exploitation. Denis Bailly, pouvez-vous nous en dire plus sur cette institution ?
D. B. : La convention des Nations unies pour le droit de la mer, adoptée à Montego Bay en 1982, a donné au sol et au sous-sol des fonds marins situés au-delà des juridictions nationales le statut de « patrimoine commun de l’humanité ». Dénommée la « Zone » dans le droit international, ces espaces sont les seuls pour lesquels cette notion, forgée dans les années 1970, a une véritable portée juridique. Elle implique à la fois l’engagement des États à préserver et transmettre ce patrimoine, mais aussi à partager au niveau mondial les bénéfices tirés de sa valorisation. C’est à l’ONU de gérer ce patrimoine.
Quand des enjeux économiques et géo-stratégiques ont émergé autour des grands fonds, il a fallu réfléchir à une gouvernance internationale. L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) a été créée en 1994 avec un mandat clair : définir une réglementation pour une exploration et une exploitation des fonds dans le respect de l’environnement et en assurant le partage des avantages. Cela signifie que seule l’AIFM peut délivrer des permis d’exploration et d’exploitation dans les eaux internationales. Ils sont attribués à un État, en association ou non avec une entreprise privée. Pour cela, l’AIFM édite des règles dans le cadre d’un code minier, dont seul le volet exploration est à ce jour opérationnel.
Donc, a priori, tant que l’AIFM estime que les conditions pour une exploitation dans le respect de l’environnement ne sont pas réunies, elle ne sera pas autorisée. Sauf qu’une petite clause a été glissée dans le texte fondateur : la Two-Years-Law, qui mentionne qu’un État et une entreprise peuvent déposer une demande de permis d’exploitation et qu’à partir de là, l’AIFM a deux ans pour répondre par oui ou non. Si elle ne le fait pas, parce qu’elle ne peut pas par exemple établir de réglementation permettant une exploitation durable, le demandeur a de fait l’autorisation d’exploiter. Il y a deux ans, la République de Nauru, dans le Pacifique, a déposé pour la première fois une demande de permis pour un site de nodules au large de sa ZEE (zone de Clarion-Clipperton). L’exploitant serait une filiale d’une entreprise canadienne, The Metals Company [start-up spécialisée dans l’extraction de nodules polymétalliques, NDLR]. Nous sommes arrivés à échéance en juillet, et l’AIFM est loin du consensus, tant scientifique que politique, nécessaire à l’adoption de règles dans le domaine de l’exploration. Ce cas montre que l’exploitation est envisagée même si, pour l’instant, le modèle économique d’une telle activité reste périlleux.
Les scientifiques évoquent souvent le manque de connaissances qui empêcherait une exploitation dans « le respect de l’environnement ». Y a-t-il consensus ?
J. S. : Pour l’instant, il est très difficile de se prononcer. Pour établir une sorte de code minier, il faut déjà savoir ce qu’on va perdre et comment compenser cette perte… sauf que nous manquons cruellement de connaissances fondamentales, parce que la surface à explorer est très grande, que ces sites sont difficilement accessibles et que nous commençons à peine à les comprendre. Depuis 1993, nous travaillons notamment sur le site hydrothermal Lucky Strike au large des Açores, sur la dorsale médio-atlantique, à 1 700 mètres de profondeur, et même sur un site très connu, nous découvrons de nouvelles espèces. Il faut les décrire, les analyser et tenter d’appréhender leur cycle de vie.
Nous essayons aussi de comprendre le fonctionnement de l’écosystème dans sa globalité, avec les interactions entre les espèces à l’échelle du site, mais aussi entre les différents sites hydrothermaux et autres écosystèmes chimiosynthétiques. Ce peut être par exemple la façon dont les larves se dispersent, ce qui nous aiderait à comprendre comment ces sites ont été colonisés, mais aussi ce qui se passerait en cas de destruction d’un site qui pourrait servir de sources de larves. Car ce qui est certain, c’est qu’une exploitation minière entraînera une destruction, au moins locale, d’habitats.
Comment faites-vous pour envisager les conséquences d’une exploitation sur l’écosystème ?
J. S. : Nous sommes en contact avec les industriels, ce qui nous donne une idée sur la méthodologie d’exploitation : les engins utilisés seront énormes et pour extraire les ressources minérales, ils devront broyer la roche, comme pour une carrière à terre, créant une remise en suspension des sédiments – avec la toxicité que cela peut induire. Ce qu’on a du mal à estimer, par contre, c’est l’impact que l’activité aura sur le reste de la zone, sur d’autres sites plus éloignés et, plus globalement, sur l’océan. Par exemple, à quelle échelle se dispersera le panache de particules généré par cette activité ? Car tout est lié, l’océan est un tout, même si nous ne connaissons pas encore bien les interactions.
On a ainsi mis en évidence que les marées se ressentent sur plusieurs milliers de mètres de profondeur, autant au niveau des paramètres physico-chimiques que pour la faune. Les sources hydrothermales, elles, auraient une importance notable dans les grands cycles biogéochimiques, grâce aux métaux traces qui voyagent sur de très grandes distances, enrichissant la colonne d’eau. Donc tous les changements qu’il peut y avoir à la surface – température, pH – entraîneront forcément des déséquilibres qui influenceront les organismes des grands fonds. Et inversement : si on touche aux écosystèmes des grands fonds, cela aura certainement un impact sur ce qui se passe dans la colonne d’eau jusqu’à la surface.
Ensuite, la matière sera remontée sur plus de 1 000 mètres, parfois près de 5 000 mètres, par des pipelines. Lors du processus d’extraction, il est envisagé de relarguer le sédiment fin lors de la remontée du minerai quelque part dans la colonne d’eau, avec des conséquences difficiles à évaluer. Sans oublier le bruit et les vibrations engendrés par les engins, ou l’effet de la lumière dans ces zones où vivent des espèces habituées à l’obscurité…
Le problème, en fait, c’est que nous ne connaissons pas encore l’écosystème à l’état naturel. Sans cet état de référence, on aura du mal à identifier les variations non naturelles du milieu en cas de perturbation. Nous laissons quelques instruments sur le fond pour un suivi en direct, mais nous n’avons que dix ans de données sur un nombre de sites limités. Donc, même en instaurant un suivi d’impacts, si on ne sait pas comment telle variable environnementale évolue naturellement, il est très difficile de savoir comment elle réagira si elle est perturbée…
Dans ce cas, comment pouvez-vous étudier la possible restauration d’un écosystème ?
J. S. : Avec le programme DEEP REST (lire encadré), nous travaillons sur des stratégies de restauration, dites actives et passives. La méthode active consiste à implanter dans le milieu différents substrats (bois, ardoises, faux nodules). Cela permet de voir si la faune peut s’installer et, si oui, quelles espèces arrivent à coloniser. La restauration passive permet, elle, d’étudier la façon dont les espèces, après avoir subi une perturbation induite, voire après la destruction d’un habitat, parviennent à repeupler le milieu. Sur Lucky Strike, nous avons fait des expérimentations sur des moulières en enlevant toute la faune sur plusieurs petits carrés. Nous avons ensuite suivi la recolonisation de la faune sur plusieurs années. Or, en cinq ans, les zones dénudées ont été très peu repeuplées malgré la présence de moulières juste à côté. Nous avons été assez surpris, car nous avons fait le test sur un site où la connectivité entre les moulières n’était pas compromise et nous pensions que la faune se rétablirait plus rapidement. Les Japonais ont obtenu des résultats similaires. Ce n’est pas très encourageant.
En bas : mesures physico-chimiques sur un substrat en bois déployé à la base de l’édifice hydrothermal « Tour Eiffel » pour étudier la colonisation de la faune, en 2017.
©Momarsat2017/IFREMER
Qu’en est-il des zones inactives et des nodules polymétalliques visés par l’exploitation ?
J. S. : Nous commençons à peine à étudier les zones hydrothermales inactives, car elles sont assez difficiles à repérer. Il faut une cartographie et une connaissance assez précises du plancher océanique pour arriver à les trouver car il y a peu d’indicateurs. Pour les sources actives, on peut détecter des anomalies de température ou de particules dans la colonne d’eau à l’aide de bathysondes. Mais pour les dépôts massifs de sulfure, c’est différent, il faut les repérer à l’œil grâce à une cartographie fine. Comme il est impossible de faire plonger un sous-marin pendant des centaines d’heures pour réussir à trouver quelque chose, peu de très grands dépôts ont été détectés. En tout cas, sur ceux que nous avons étudiés, les premières études d’ADN environnemental ont montré une faune très diversifiée, beaucoup plus importante que celle des sources actives. Le terme inactif ne signifie pas qu’il n’y a rien ! Mais pour l’instant, il nous est encore plus difficile de dire comment restaurer ce milieu, voire si c’est possible.
Pour ce qui est des gisements de nodules polymétalliques, chaque nodule est un îlot de biodiversité, avec des espèces très différentes de celles qu’on peut trouver dans les sédiments à proximité. Dans la zone de Clarion-Clipperton dans le Pacifique, pour laquelle la France dispose d’un permis d’exploration de l’AIFM, nos collègues ont remarqué, en étudiant la connectivité entre les sites, que la biodiversité n’est pas forcément la même sur des nodules, y compris très proches. On ne comprend pas forcément comment, car c’est un environnement où il n’y a pas beaucoup d’apports de matière organique de surface et où les courants sont très faibles : a priori, il n’y a pas de variables environnementales qui expliquent ces différences de biodiversité. On a quelques pistes malgré tout : les nodules ont des faciès très différents, des formes et des densités variées. Cela peut influencer la façon dont la faune se disperse et expliquer pourquoi il y aurait des disparités. Et puis, parfois, sur la plaine, il peut y avoir des reliefs, un peu de pente…
Globalement, ce sont des milieux où l’endémisme est très fort, qu’on soit sur la plaine abyssale ou sur les sites hydrothermaux actifs ou inactifs : la destruction d’un habitat peut aussi bien signifier la disparition de plusieurs espèces.
On est loin d’aboutir à une sorte de guide de bonnes pratiques pour exploiter dans les normes de l’AIFM. Mais cela sera-t-il seulement possible dans dix ans, voire même dans vingt ans ?
D. B. : On parle d’un moratoire de dix ans pour laisser du temps aux scientifiques, mais il n’est pas du tout certain qu’ils auront suffisamment avancé dans dix ans, même si on a mis des centaines millions sur la table, et probablement plusieurs milliards au niveau mondial…
Vous avez évoqué tout à l’heure « un modèle d’activité économique périlleux ». Pouvez-vous préciser quelles sont les difficultés que les entreprises pourraient rencontrer si elles se lançaient dans l’exploitation ?
D. B. : D’un point de vue purement économique, on n’a pas, pour l’instant, trouvé de site qui serait rentable et permettrait de se lancer. Les grands fonds, c’est un peu le nouvel Eldorado inconnu. On ne sait pas où se trouvent les filons, donc ce sera un peu au petit bonheur la chance : soit on tombe sur un très bon gisement, soit il faudra aller voir ailleurs, avec le risque de perdre tous les investissements.
J. S. : Les sources inactives sont en effet très difficiles à trouver. Nous n’avons sous nos yeux que la partie émergée. Sans forer, on ne peut pas savoir ce qu’il y a dessous.
D. B. : Les grands fonds, ce n’est pas comme l’offshore [entre 300 et 1 000 mètres de profondeur, NDLR], où les exploitants forent là où les géologues sont à peu près certains qu’il y a du pétrole. De plus, on connaît le marché et les technologies de traitement pour juger de la rentabilité de ce type de gisement.
En ce qui concerne les sources inactives et les zones à nodules, les exploitants agiraient pour l’instant totalement en aveugle. Si nous avons localisé quelques gisements, qui font d’ailleurs l’objet de permis d’exploration de l’AIFM, très peu de forages ont été effectués. Et combien faudra-t-il en faire avant de trouver un filon à peu près rentable ? Prospecter à l’aveuglette à 3 000 ou 4 000 mètres de profondeur, c’est une autre paire de manches qu’une recherche de pétrole offshore. À ces profondeurs, les contraintes sur les matériaux sont beaucoup plus fortes : la pression, les huiles qui se densifient, la corrosion…
Comme cela demande de très grosses levées de fonds, les gens qui parient sur cette activité veulent un retour sur investissement. La seule manière d’être rentable, actuellement comme dans dix ans, ça va être d’y aller comme des sauvages, avec le minimum de contraintes, en arrachant tout ce qu’on trouve pour essayer de ne pas perdre trop d’argent. Et si on met des règlements, il va falloir surveiller… mais qui va aller surveiller à 3 000 mètres de profondeur ?
Les entreprises qui ont des projets d’exploitation disent que la transition énergétique ne se fera pas sans les grands fonds. Qu’en pensez-vous ?
D. B. : Les solutions actuelles pour décarboner l’industrie et nos modes de vie exigent en effet des ressources minières qu’on retrouve dans les grands fonds (manganèse, cuivre, terres rares…). Elles sont de plus en plus rares sur terre, surtout pour le cuivre, et pour certains pays, notamment en Europe, il y a un enjeu d’indépendance. D’autre part, comme la population accepte de moins en moins qu’on ouvre des mines terrestres, pour des raisons environnementales compréhensibles, certains pensent aller les chercher en haute mer, car personne ne se plaindra.
Les yeux se tournent dès lors vers les grands fonds, des zones hors juridiction nationale, étant donné que c’est une autorité indépendante qui décide et délivre des permis dans une zone internationale.
Mais en tentant de nous libérer de la dépendance aux hydrocarbures, nous risquons de nous rendre dépendants d’autres ressources. Tant qu’on ne fondera pas le système sur des énergies réellement renouvelables, ou sur une certaine sobriété, on dépendra toujours d’une ressource susceptible de s’épuiser.
Si l’AIFM délivrait un permis, l’exploitation serait-elle technologiquement réalisable ?
J. S. : L’entreprise belge GSR a fait des tests de suivi d’impact, en collaboration avec des scientifiques, sur une zone à nodules, avec un engin qui devait faire environ un quart de la taille envisagée. Ils ont aspiré des nodules au fond, mais sans les faire remonter. Car outre l’extraction, il faut aussi remonter, puis traiter : sur des tonnes de roches, on n’obtient parfois que quelques grammes de métaux. Les entreprises ne semblent pas vraiment prêtes technologiquement.
The Metals Company, sur son site Internet, montre un extracteur de nodules qui ne produit pas de particules, qui n’affecte pas les paramètres environnementaux, ce qui sous-entend qu’ils pourront tout remettre en place. Et ils mesurent la biodiversité en direct ! C’est complètement loufoque…
D. B. : Néanmoins, avec le cas de la République de Nauru, il pourrait y avoir bientôt une exploitation. Cet État donne des gages, bien sûr, en disant qu’il n’exploitera pas tout de suite… En fait, c’est soit on laisse faire, et ça pourrait devenir du learning while doing, (« apprendre en faisant »), ce qui est risqué, soit l’AIFM trouve un moyen de refuser le permis. Mais pour cela, il faut argumenter le refus sur le plan juridique. Les juristes explorent actuellement la piste de la clause de l’ « exploitation dans le respect de l’environnement ».
Au sein des ZEE des États et sur le prolongement des plateaux continentaux, ce sont les pays qui décident. La Norvège a annoncé qu’elle allait démarrer l’exploitation sur des encroûtements de manganèse, et elle a accueilli des industriels. Elle accélère car elle prépare elle aussi sa transition : c’est un pays qui a basé son développement sur les hydrocarbures, et qui voit là de nouvelles ressources minières sur lesquelles bâtir richesse et indépendance. Cette exploitation pourrait servir de tests à de plus petites profondeurs, en espérant que ce sera bien fait. Pour l’instant, ce sont les seuls à s’engager de manière opérationnelle. Mais d’autres y pensent fortement comme en attestent les réactions irritées face à la position de la France en faveur de la non-exploitation des grands fonds.
Car, en France, le président de la République prêche pour un moratoire, aux côtés de treize autres États. C’est une bonne chose selon vous ?
D. B. : C’est une position assez isolée finalement. Le fait que la France, contractante de l’AIFM et détentrice de deux permis d’exploration, annonce qu’elle n’exploitera jamais les ressources minières des grands fonds a suscité un tollé…
Les déclarations d’Emmanuel Macron ne veulent pas dire qu’on se désengage complètement des grands fonds : elles excluent seulement l’exploitation. Car, au-delà, il y a des enjeux liés à la recherche sismique, à la surveillance des câbles sous-marins ou aux biotechnologies avec la valorisation des ressources génétiques. La France veut continuer d’être un acteur significatif de l’exploration profonde et de la surveillance. Cela dit, c’est une position à court terme, qui donne des gages, notamment aux ONG, et cela ne nous coûte pas grand-chose car il n’y a pas encore d’enjeux économiques importants à court terme. Les grands fonds deviennent un objet politique qui fait fantasmer et peut servir dans les grands discours sans réalité. Pour le moment, du moins.
ENCADRÉS
Jozée Sarrazin et Denis Bailly
©Maud Lénée-Corrèze
Jozée Sarrazin est originaire du Québec, où elle obtient en 1998 un doctorat sur la répartition spatiale et l’évolution temporelle des communautés inféodées aux édifices hydrothermaux de la dorsale de Juan de Fuca. Elle rejoint l’Ifremer en 2002 dans l’unité de recherche Étude des écosystèmes profonds. Depuis une dizaine d’années, elle participe au développement de modules d’observation biologique dans les environnements profonds.
Elle prend en 2012 la responsabilité du laboratoire Environnement profond de l’Ifremer. Elle mène aussi des projets de vulgarisation et de transmission au grand public (exposition « Abyss box : la vie sous pression » à Océanopolis, contes pour enfants, articles de magazines, pièce de théâtre…).
Denis Bailly est maître de conférence à l’Université de Bretagne Occidentale, et chercheur au Centre de droit et d’économie de la mer à Brest (unité mixte de recherche AMURE), au sein de l’Institut universitaire européen de la mer. Économiste de l’environnement et des ressources marines, il est titulaire d’un master en sciences sociales de la mer de l’université de Kagoshima (Japon), et d’un doctorat en sciences économiques de l’université de Rennes I. Spécialisé dans l’analyse et l’appui aux politiques publiques pour la protection du milieu marin, ses recherches ont porté sur le développement durable de l’aquaculture, la gestion intégrée de la zone côtière, la gestion écosystémique du milieu marin et la planification de l’espace maritime. Il travaille actuellement sur les eaux internationales et les grands fonds.
De quelques occupants du fond des océans
Les sources hydrothermales se situent au niveau des dorsales : l’eau de mer à 2 degrés Celsius s’infiltre par des anfractuosités dans la croûte océanique ; quand elle parvient à proximité des chambres magmatiques, elle se réchauffe. Sous l’effet de la pression, cette eau remonte ensuite vers
le plancher océanique et se charge en gaz et métaux présents dans les roches qu’elle traverse. Ce mélange ressort en panaches de fumée très acides et très chargés en gaz dissous (hydrogène sulfuré ou méthane par exemple) et en métaux (zinc ou manganèse).
Plusieurs espèces sont endémiques de ces sites hydrothermaux, à l’instar de Bathymodiolus azoricus, ou modioles profondes – objets d’étude de Jozée Sarrazin –, qui vivent en symbiose avec des bactéries se développant dans leurs cellules branchiales. Ces micro-organismes synthétisent la matière organique à partir du gaz carbonique dissous et l’énergie chimique des fumerolles des cheminées.
©IFREMER
La crevette Mirocaris fortunata, qui n’est connue que des sites hydrothermaux de la dorsale médio-atlantique, vit en groupe le long des cheminées hydrothermales ou sur les lits de moules ; elle se nourrit de cadavres ou de particules organiques rejetées par les modioles. Le poisson Pachycara gymnium, encore très peu connu, est pour l’instant le seul animal de cette classe identifié comme endémique des sites hydrothermaux – les autres espèces se retrouvent plus largement dans les grands fonds, telles les chimères (poissons des abysses) du genre Hydrolagus. Cet écosystème héberge aussi des crabes et de nombreuses bactéries…
DEEP REST, un projet de recherche européen
Dans la perspective d’une exploitation des grands fonds, Jozée Sarrazin et ses collègues ont monté le projet DEEP REST, un consortium européen financé par le programme BiodivRestore. Il rassemble des scientifiques issus de huit pays européens et de domaines très divers : biologie, géologie, sciences humaines, les grands fonds étant devenus aussi un enjeu politique et économique majeur.
« DEEP REST a vocation à travailler sur la conservation et sur l’anticipation de la restauration des écosystèmes marins profonds qui sont menacés par l’exploitation minière, les sources hydrothermales et les champs de nodules polymétalliques en particulier, explique Jozée Sarrazin. Notre première mission est de décrire la biodiversité, le fonctionnement des écosystèmes, de les comprendre d’une manière globale. Ensuite, nous essayons de travailler sur les méthodes de suivi d’impacts et la restauration de ces écosystèmes au cas où une exploitation aurait lieu. »
Quant aux sciences sociales, « nous explorons avec les acteurs de l’industrie, les ONG et les administrations concernées, les différents scénarios qui se dessinent, ajoute Denis Bailly. Qu’est-ce qui se joue d’un point de vue juridique, politique, économique ou technologique et environnemental entre la décision de ne jamais exploiter, un début rapide de l’exploitation ou une période de moratoire. »
Seabed 2030, pour une carte de l’océan
Pour marquer ce que l’ONU a décrété « décennie de l’océan » (2020-2030), la Nippon Foundation et la General Bathymetric Chart of the Oceans (GEBCO) ont lancé en 2017 le projet Seabed 2030 pour réaliser une carte précise de l’ensemble des fonds marins d’ici 2030. Les zones déjà cartographiées sont accessibles à tous et téléchargeables.
« Sur le site de GEBCO, le monde a été divisé en quatre régions : océans Austral, Arctique et Pacifique Nord, océans Indien et Atlantique, et Pacifique Sud et Ouest. Quatre centre régionaux sont chargés de compiler les données bathymétriques existantes auprès des institutions qui les produisent et d’encourager de nouvelles campagnes, nous écrit Pegah Souri, chargée de communication. Toutes les informations recueillies convergeront vers le Centre global de regroupement des données, basé au British Océanographic Data Centre à Liverpool. »
Afin de développer l’étude bathymétrique des grands fonds, les acteurs de Seabed 2030 ont lancé des appels à projets pour financer des recherches sur des technologies capables de cartographier dans les plus grandes profondeurs.
La position française sur les grands fonds
En décidant de ne pas exploiter les grands fonds dans les eaux internationales comme dans ses ZEE, la France a suscité l’irritation de ses partenaires de l’AIFM ; elle a aussi trouvé des alliés, à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, par exemple, dont les ZEE abritent, selon les cas, des sites à nodules, des encroûtements cobaltofères ou des amas sulfurés. « Leurs raisons divergent cependant, explique Pierre-Yves Le Meur, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en Nouvelle-Calédonie. Le gouvernement français en a étonné plus d’un, car dans la stratégie France 2030, établie en 2020, Emmanuel Macron parlait d’exploitation des grands fonds. On ne comprend pas vraiment son revirement ; peut-être est-ce pour affirmer la voix de la France à porter un message à l’international ? »
Quant à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française, qui possèdent une certaine autonomie sur leur ZEE, le chercheur explique que ces États auraient pu ne pas s’aligner sur la position française. Ils l’ont fait car ils tiennent à protéger leur environnement marin, symboliquement important dans leur culture. « La décision de la Nouvelle-Calédonie était peut-être aussi motivée par l’expérience des dégâts engendrés par les mines terrestres, même si celles-ci sont aussi un levier économique pour l’émancipation politique. Wallis-et-Futuna, qui n’a pas vraiment d’autonomie en la matière, a voulu affirmer une forme de souveraineté sur ses fonds marins : si la France se mettait à les exploiter, à qui cela profiterait-il ? »
Quant aux États qui partagent la position française – Palau, les Vanuatu ou les Fidji –, leur économie étant axée sur le tourisme, ils souhaitent valoriser la biodiversité : « Il ne serait donc pas cohérent qu’ils se lancent dans l’exploitation des fonds, que ce soit dans leur ZEE ou dans la Zone. Par contre, pour Nauru, île minuscule, l’extraction minière dans la Zone a un sens : la République se cherche de nouvelles sources de revenus. »
Les ressources génétiques
L’étude des génomes des espèces des grands fonds révèle des propriétés qui peuvent intéresser la médecine, la cosmétique ou le secteur des biotechnologies.
Une start-up française, GRHYN (Green, Responsible Hydrogen, Naturally, pour hydrogène vert et responsable, naturellement) propose ainsi de cultiver un type de micro-organismes, les archées, qui produisent de l’hydrogène sur les sites hydrothermaux. Jordan Hartunians, créateur de GRHYN, explique que « le procédé de fabrication pourra s’apparenter à une brasserie d’hydrogène, où on remplacera l’eau par de l’eau de mer, les levures par nos micro-organismes des profondeurs et les céréales par de la biomasse issue de nos déchets industriels et agricoles. Nos solutions seraient locales, avec des productions pouvant aller jusqu’à 2 à 3 tonnes d’hydrogène par jour. Nous sommes actuellement encore en phase de maturation du projet, en collaboration avec l’Ifremer, et nous prévoyons une nouvelle levée de fonds fin 2023, avant de pouvoir passer à la phase démonstrateur en 2025. »
À lire : David Wahl, La vie profonde. Une expédition dans les abysses, Arthaud, Paris, 2023.