Cyrille P. Coutansais est directeur de recherches au Centre d’études stratégiques de la Marine, l’organisme de recherche de la Marine nationale. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l’histoire et l’actualité stratégiques, il livre ici un état des lieux des grands enjeux maritimes, analysant les forces en présence sur les océans du globe, à l’heure où les grandes marines et les puissances émergentes sont lancées dans une course mondiale à l’armement naval.
Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze
La France affiche une stratégie maritime ambitieuse depuis 2017, avec notamment la volonté déclarée par le chef de l’État qu’elle devienne « la première puissance maritime du XXIe siècle »… Cette politique de développement économique s’accompagne d’un renforcement de la Marine militaire. Quel lien existe-t-il entre les deux ?
Historiquement, les forces navales se sont développées pour protéger les flottes de commerce et assurer la sécurité et le contrôle des flux commerciaux. La Crète antique serait le premier État à s’être doté d’une marine de guerre pour protéger ses navires marchands, notamment des attaques de pirates.
D’une manière générale, toutes les puissances commerciales maritimes antiques ont développé une marine. Même Rome, dont la puissance est pourtant traditionnellement présentée comme terrestre, s’est dotée d’une force navale pour sécuriser l’approvisionnement vital de l’empire en blé d’Égypte, de Carthage et de Sicile. Les menaces venaient des pirates, mais aussi des autres puissances méditerranéennes, à l’instar de Carthage. L’enjeu était évidemment alimentaire, mais aussi politique.
Outre ce rôle historique de protection des flottes commerciales, les marines ont vécu une bascule après 1945, amorcée cependant avec la Première Guerre mondiale. Alors qu’elles constituaient essentiellement une force en mer, pour des combats en mer, elles sont devenues des instruments militaires d’attaque et de défense des territoires. Depuis les premiers débarquements massifs, les sous-marins, les premiers porte-avions puis les premiers missiles, elles peuvent agir sous l’eau, sur l’eau et dans les airs, avec une capacité de frappe qui gagne en importance du fait de l’augmentation de la portée des missiles.
Les enjeux stratégiques liés à la navigation commerciale ont-ils toujours une telle importance ?
Jusqu’à l’aube du XIXe siècle, les États restent peu tournés vers la mer : les échanges maritimes concernent principalement des produits de luxe, les épices, la soie. Ces flux étaient de peu d’incidence sur l’économie globale et les populations, les sociétés étant majoritairement rurales. On consommait ce qui était produit localement. Cela se voit encore lors des guerres napoléoniennes : la Royal Navy coupe les échanges de la métropole française avec ses colonies sans que cela bouleverse le quotidien des Français.
La révolution industrielle marque une première césure car elle apporte une régularité dans le transport maritime avec la vapeur. L’apparition du transport frigorifique va également favoriser les échanges en ouvrant de nouveaux marchés aux productions alimentaires. Avec l’augmentation des échanges, les pays s’ouvrent, se spécialisent dans leurs productions et deviennent dépendants du transport maritime, mouvement renforcé avec la généralisation de l’usage du pétrole.
L’avènement des porte-conteneurs au cours de la seconde moitié du XXe siècle va accélérer encore le processus. Nous dépendons ainsi les uns des autres, mais aussi du transport maritime qui, solution la moins coûteuse, s’est imposé au point de représenter 90 pour cent des échanges mondiaux en volume. Sa place est prépondérante dans l’approvisionnement des États, aussi bien pour leur alimentation et leur énergie que pour leurs biens de consommation. L’Europe, les États-Unis et l’Asie sont ainsi très interconnectés, mais l’Afrique n’est pas encore aussi intégrée dans ces échanges.
Et tous n’ont pas forcément fait les bons choix au bon moment pour bénéficier de la mondialisation : le premier porte-conteneurs est lancé en 1956. Dix ans plus tard, le port de Rotterdam était doté d’un terminal pour accueillir ce type de navires. En France, ce pas n’est franchi qu’en 2006, au Havre… et encore, sans connexion du terminal de porte-conteneurs à la Seine, alors qu’en Europe du Nord, le Rhin est très bien relié aux grands ports.
Même si aujourd’hui, les porte-conteneurs ne représentent « que » 12 ou 13 pour cent de la flotte des navires de commerce, loin derrière les vraquiers ou les navires-citernes, leur rôle est décisif dans cette ère globale, qui se caractérise par le transport de composants et de matériaux venus du monde entier, assemblés dans l’« atelier du monde » asiatique, puis réexportés. On l’a vu lorsque l’Ever Given, en s’échouant, a bloqué le canal de Suez en 2021. Pour les nations très ouvertes vers l’extérieur, ces flux sont vitaux, d’où la nécessité de les sécuriser.
Quelles menaces pèsent sur les flux du commerce maritime aujourd’hui ?
La principale menace reste la piraterie, concentrée dans le golfe de Guinée, le détroit de Malacca, au large de la Somalie…
En Asie du Sud-Est, les États sont bien organisés pour lutter contre ce fléau au sein de leurs eaux territoriales grâce aux marines locales et à un système d’alerte mis en œuvre par les navires de commerce.
Dans d’autres régions, comme au large de la Somalie, cette activité avait pris une ampleur considérable dans les années 2000, l’effondrement de l’État somalien l’empêchant d’organiser la sécurité de cette partie de la route de Suez. Les attaques pirates commençaient réellement à impacter les flux maritimes : les primes des assurances augmentaient, les armateurs commençaient à privilégier le détour par Bonne-Espérance… Des forces navales américaines, européennes, mais aussi russes, japonaises, chinoises ou indiennes se sont associées pour combattre la piraterie. Depuis, les attaques se sont raréfiées.
Le seul autre danger réel pour les flux maritimes relève des conflits entre États, comme le montre la guerre en Ukraine.
Quelles sont les routes maritimes stratégiques, aujourd’hui et dans le futur ? L’Arctique en fait-elle partie ?
Les grandes routes maritimes ne devraient pas beaucoup évoluer. La route de l’Arctique peut être intéressante pour les hydrocarbures, mais pas pour les armateurs de porte-conteneurs qui réalisent leurs marges sur des routes présentant de multiples escales. Cela dit, cette route reste incertaine car même si la banquise fond une partie de l’année, il y aura toujours le risque des glaces dérivantes.
Aujourd’hui, nos marchandises passent par les mers, mais aussi nos communications… Quels enjeux représentent aujourd’hui les câbles sous-marins ?
La globalisation n’aurait pu se faire sans les câbles sous-marins qui, dès la révolution industrielle, ont assuré les communications mondiales télégraphiques, puis téléphoniques et, avec la fibre optique, l’essor du réseau Internet, indispensable à l’économie globale. Pour un Européen ou un Américain, une chaîne de production en Chine n’est envisageable que s’il a la possibilité d’échanger avec ses interlocuteurs sur place. En 2020, on comptait quelque quatre cent six câbles sous-marins. C’est par là que passent près de 99 pour cent des échanges numériques, tous nos messages, nos transactions. La France occupe d’ailleurs une position privilégiée sur ce plan. Avec vingt-quatre câbles atterrissant sur ses trois façades maritimes, elle est le carrefour numérique de l’Union européenne, entre l’Amérique, l’Afrique, et le Moyen-Orient, donc l’Asie. Les communications par satellite restent très périphériques, centrées sur les communications ne pouvant être réalisées grâce aux câbles, notamment au large, et leur coût demeure prohibitif.
Dans ce monde ultra-connecté, le bon fonctionnement des communications est capital. Ce n’est pas un hasard si le réseau des câbles sous-marins est un des premiers objectifs en cas de guerre. Ce fut déjà le cas à la fin du XIXe siècle, lors de la guerre entre les États-Unis et l’Espagne, et à nouveau lors des deux guerres mondiales : l’une des premières opérations menées en mer par les Alliés a été de couper les câbles sous-marins allemands.
Ces réseaux sont-ils menacés ?
Aujourd’hui, les risques sont pour l’essentiel accidentels. Il existe une surveillance des États, même si elle reste secrète. Il faut bien garder à l’esprit qu’aujourd’hui, couper un câble reste complexe – ils sont très profonds –, et ce n’est pas forcément efficace. Les pays développés possèdent un réseau considérable et redondant : il faudrait en couper plusieurs pour avoir un réel impact. Et puis l’interconnexion agit comme une sorte de dissuasion : si vous coupez un câble entre l’Europe et l’Asie, vous nuisez autant aux deux…
Les océans représentent aussi des enjeux alimentaires, énergétiques et sanitaires…
Pendant des siècles, les deux piliers de l’économie maritime ont été le transport et la pêche. Ce dernier secteur a connu une évolution importante au cours de la seconde moitié du XXe siècle avec le développement en masse de l’aquaculture, rendu nécessaire par l’augmentation de la demande mondiale et l’épuisement des ressources. Selon l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), sur une production totale de 171 millions de tonnes de poissons, 80 millions étaient issus de l’élevage en 2016 et cela ne cesse de croître [la FAO projette ainsi que la production issue de l’aquaculture grimpe à 109 millions de tonnes en 2030, NDLR]. Ce secteur a pris une telle importance qu’un quart des ressources halieutiques pêchées sont aujourd’hui destinées à produire de la farine de poissons pour les élevages…
Par ailleurs, les regards se tournent aujourd’hui vers les ressources minières des grands fonds et vers les ressources génétiques de la faune et de la flore marines, très prometteuses notamment sur le plan médical.
L’exploitation de ces différentes ressources crée des appétits. Comment les États s’assurent-ils d’avoir leur part ?
Les États ont d’abord revendiqué des droits sur certaines zones maritimes, d’où la création des zones économiques exclusives (ZEE), définies lors de la troisième conférence de l’ONU sur le droit de la mer, qui a abouti sur la convention de Montego Bay, en 1982. Cette dernière a aussi ouvert la possibilité aux États d’étendre leurs droits sur le sous-sol jusqu’à 350 milles, dans le prolongement du plateau continental. Dans ce cadre, les forces navales ont évidemment un rôle à jouer, car ce sont elles qui assurent la surveillance de ces espaces, la lutte contre la pêche illégale et la veille sur les aires marines protégées.
L’accès aux ressources halieutiques et minières de ces espaces demeure néanmoins inégal. Pour ce qui est des ressources génétiques, il y a une réelle disparité entre les eaux présentant le plus grand intérêt du point de vue de la biodiversité, pour l’écrasante majorité située au Sud, et les détenteurs des brevets déposés, provenant essentiellement des pays développés du Nord. C’est la raison pour laquelle le protocole de Nagoya, issu de la convention sur la diversité biologique, a encadré l’exploitation de ces ressources génétiques marines dans les eaux sous juridiction, en prévoyant, notamment, un partage des bénéfices tirés de leur exploitation. Ce sujet est d’ailleurs au cœur des négociations sur la protection de la biodiversité en haute mer au-delà des limites juridiques nationales (BBNJ).
Quel impact la multiplication de ces enjeux a-t-elle sur l’équilibre entre les États ?
Les rapports de force ont beaucoup évolué depuis la fin de la guerre froide. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis ont endossé, un temps, le rôle de « gendarme du monde », mais aujourd’hui, ils ne le souhaitent et ne le peuvent plus. En parallèle, des puissances émergentes, à commencer par la Chine et l’Inde, gagnantes de la mondialisation, entendent s’affirmer. Nous sommes dans un monde multipolaire, dans une phase de transition, à la recherche de nouveaux équilibres, ce qui crée forcément des tensions et donc un renforcement général des armées, notamment des forces navales. Ce climat existe depuis une bonne dizaine d’années, voire plus, même si nous, Européens, avons eu longtemps l’illusion que l’interdépendance économique entre les pays du monde nous protégeait de conflits ouverts.
Aujourd’hui, pour un grand nombre de dirigeants, l’économie doit se plier au politique, en vue de buts divers : ce peut être pour lutter contre le réchauffement climatique, à l’image de l’Union européenne, pour asseoir sa puissance, à l’instar de la Russie qui déclenche la guerre en Ukraine, pour renforcer le contrôle d’un parti, comme on le voit dans la politique menée par Xi Jinping… Bref, l’économie, l’interdépendance ne sont plus des protections efficaces contre les conflits.
Quelle est l’ampleur du réarmement naval que vous évoquez ?
Ce réarmement est global à l’exception de l’Union européenne, où l’on ne constate que des évolutions assez faibles. Les budgets ont explosé dans de très nombreux pays, avec cependant des ambitions assez différentes et une forte disparité.
Certains vont ainsi investir dans leurs forces navales dans le but de mieux contrôler les espaces maritimes qui leur ont été attribués par la convention de Montego Bay, leur ZEE, à l’image d’un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne ou d’Amérique latine. D’autres chercheront à affirmer une ambition régionale à l’instar de la Turquie, d’autres encore, inquiets de la montée en puissance d’un voisin, seront dans une logique de dissuasion « du faible au fort », à l’instar d’un certain nombre de pays d’Asie.
La montée en puissance de la Marine de Pékin est sans doute le fait marquant de ces dernières années : les estimations d’évolution du tonnage jusqu’en 2030 réalisées grâce aux données accumulées depuis 2008 montrent par exemple que la Chine prévoit d’augmenter de 138 pour cent les capacités de ses forces navales tout en diversifiant ses moyens à travers, notamment, ses porte-avions – elle en possède désormais trois, et un quatrième est en construction. Mais cette montée en puissance ne doit pas masquer que le mouvement est général : des pays comme l’Égypte ou l’Algérie accroissent également très fortement leurs capacités, d’environ 170 et 120 pour cent respectivement.
Qu’est-ce qui constitue une grande puissance navale aujourd’hui ?
Le tonnage, la masse, évidemment, comptent beaucoup : si un pays est capable d’aligner un certain nombre de navires et qu’en face une nation ne peut en présenter que le quart, les rapports de force vont être différents. Un pays avec une flotte importante pourra aussi être acteur sur plusieurs fronts, dans plusieurs mers et océans du globe. Il faut regarder aussi le type de bâtiments qu’un État possède, l’idée étant de pouvoir déployer à la fois une force sous-marine – conventionnelle et nucléaire –, aéronavale et de surface – les frégates, les corvettes…
Le type d’armes à bord est aussi déterminant : des nations dotées de sous-marins et de frégates pouvant tirer des missiles de croisière de longue portée auront beaucoup plus de poids que des pays qui n’auront pas cette capacité de frappe. En cela, les rapports de force sont extrêmement asymétriques : dans le monde, neuf États sont dotés de porte-avions ou de porte-aéronefs. Parmi eux, les États-Unis, qui en arment onze, devancent de loin tous les autres.
Le troisième volet à regarder quand on étudie la puissance d’une Marine regroupe les compétences et la formation des équipages. La diversification des types de bâtiment a complexifié la mise en œuvre des forces : si une opération aéronavale est prévue, il faut déployer le porte-avions, mais il y aura des frégates autour, ainsi qu’un ou deux sous-marins. Cet ensemble doit pouvoir bien fonctionner. Ce n’est pas parce qu’un pays arme plusieurs porte-avions qu’il va forcément avoir le dessus.
Enfin, il y a la dissuasion, aspect important de la puissance d’un État, qui se réalise principalement au travers, pour la France, des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). En l’état actuel, ce sont les outils les plus discrets capables de jouer ce rôle dissuasif : nos adversaires savent qu’ils naviguent quelque part dans le monde, prêts à réagir en cas d’attaque contre notre territoire, mais il leur est très difficile de savoir où.
Comment les pays qui n’ont pas les moyens de se payer la « panoplie complète » peuvent-ils défendre leur souveraineté maritime ?
C’est une question de stratégie. Le Sénégal, par exemple, qui n’a pas d’adversaire ou de risque de conflits, et qui souhaite avant tout sécuriser ses eaux territoriales, sa ZEE, pour le bon déroulement des activités pétrolières offshore ou de la pêche par exemple, peut se contenter de patrouilleurs, éventuellement de quelques corvettes, mais pas plus.
Pour un État dont l’environnement géopolitique est complexe et dangereux et qui craint un potentiel adversaire, comme le Vietnam, les sous-marins permettent d’opérer une certaine forme de dissuasion, car il est difficile de les pister à moins d’engager de très gros moyens.
Quels sont les champs d’action des principales puissances navales ?
D’abord principalement au sein de leurs espaces maritimes, pour les protéger. Ensuite, sous l’eau, elles sont présentes au travers de leurs forces dissuasives.
Certains États dotés de capacités importantes seront aussi en mesure de concentrer leurs forces ailleurs, là où c’est stratégique pour eux, en fonction de leur politique du moment. Ce peut être ponctuel, comme la Russie en Méditerranée pour soutenir le régime syrien, ou plus permanent comme dans le cas de la Turquie qui désire peser en Méditerranée orientale. Les États-Unis, quant à eux, ont opéré un pivot en mettant beaucoup de moyens dans la région indo-pacifique, car il y existe de réelles tensions. Cela reflète aussi leur politique de lutte contre la puissance chinoise qui s’étend, elle aussi, en plusieurs endroits, en mer de Chine comme dans le Pacifique ou l’océan Indien.
Quelles sont les nouvelles frontières à explorer pour la Marine de demain ?
Nous sommes dans une période de ruptures technologiques potentielles majeures. Les drones constituent une première évolution. Ils offrent des perspectives de développement intéressantes, ne serait-ce que pour la surveillance ou la connaissance et la cartographie des fonds marins. Si la guerre en Ukraine a montré une facette de leur emploi en mer Noire [notamment avec la destruction de bâtiments russes par des drones de surface, ndlr], nous ne sommes qu’à l’aube de nouvelles capacités d’action, qui seront très liées aussi à la maîtrise de l’intelligence artificielle.
Cet enjeu de la donnée numérique, de son traitement, de sa maîtrise et de sa protection revêt une importance cruciale pour les marines qui entendent compter dans les années à venir.
Où se situe la France dans cette course ? Sa capacité de réponse à ces enjeux est-elle à la hauteur des ambitions ?
La Marine française est importante, et elle compte au niveau international, avec un porte-avions, quatre SNLE, une vingtaine de frégates, six sous-marins nucléaires d’attaque… Elle peut aussi s’appuyer sur des industriels compétents en matière de recherche et développement comme Thales, Naval Group ou des start-up performantes dans le domaine de l’informatique quantique, clef de la guerre numérique. Elle optimise plutôt bien ses moyens : par exemple, comme il est difficile d’avoir un navire de la Marine en permanence dans les Terres australes et antarctiques françaises pour le contrôle de la pêche illégale, une surveillance par satellite efficace a été développée.
Il est vrai que la France est dotée d’une Marine de moindre importance que celles de géants comme la Chine ou les États-Unis, mais elle appartient à un réseau de partenaires qui lui permettent de peser. De fait, ces alliances, à l’instar de l’OTAN, sont essentielles dans un monde où de nouveaux pôles de puissance émergent.
Quel rôle joue l’Outre-Mer dans cette puissance française ?
À travers l’espace maritime qu’ils déterminent, le premier au monde, ils permettent à la France d’être une voix qui compte sur l’ensemble des enjeux maritimes.
Ils permettent ensuite à notre Marine nationale de se déployer sur l’essentiel des mers et océans du globe en bénéficiant de points d’appui, de relâche.
Ils nous obligent aussi : disposer d’une Marine qui compte n’est pas une question, c’est une obligation. Il s’agit de pouvoir assumer la responsabilité liée à cet espace maritime, d’être en mesure de le protéger mais aussi d’intervenir dans les départements et les collectivités d’Outre-Mer. Ces interventions vont de la lutte contre les trafics illicites dans la zone caraïbe, contre la pêche illégale ailleurs, à des interventions en cas de catastrophe naturelle, comme nous l’avons vu avec l’ouragan Irma en 2017.
En outre, grâce à ces territoires, la France est présente dans de nombreux forums et organisations qui régissent ces régions, l’océan Indien, le Pacifique… et peut donc appréhender le monde différemment de nos voisins européens. C’est un moyen d’enrichir notre vision collective.
Est-ce possible, dans ce contexte géopolitique difficile, d’envisager des perspectives de paix ? Cette course à l’armement peut-elle être contenue ?
L’Union européenne cherche à jouer ce rôle de garant d’une forme de paix, tout en gardant à l’esprit que le monde vit une phase plus dangereuse et incertaine. Il faut avoir conscience que nous sommes dans une phase où la diplomatie, la négociation, ne suffiront peut-être pas à tout résoudre. On le voit dans les instances de l’ONU, où les États mettent parfois des dizaines d’années à négocier un accord, à l’instar de celui sur la biodiversité en haute mer – cela fait quinze ans que les discussions ont été ouvertes.
Nous devons donc être capables de nous protéger de potentiels débordements, tout en essayant de privilégier la carte de l’apaisement. D’ailleurs, l’un ne va pas sans l’autre car c’est en comptant militairement qu’on évite de subir des aventures guerrières et qu’on peut être écouté. Par ailleurs, dans le monde tel qu’il est, il faut impérativement protéger notre espace maritime, montrer qu’on y est présent, ne serait-ce que pour tous les enjeux d’avenir importants dont nous avons parlé.
EN SAVOIR PLUS
PETITE REVUE DE FLOTTE
Les forces navales françaises se composent d’une panoplie de bâtiments différents, permettant à la France de mener des missions diverses. Le groupe aéronaval, par exemple, est constitué d’un porte-avions, d’une ou deux frégates de défense aérienne, d’une ou deux frégates légères furtives, d’un sous-marin nucléaire d’attaque, et d’un de ses bâtiments de commandement et de ravitaillement, bientôt relevés par de nouveaux bâtiments ravitailleurs de forces (ci-dessous).
La Marine nationale peut par ailleurs déployer une force amphibie dans une opération de débarquement à partir d’un de ses bâtiments de projection et de commandement. Les frégates, bâtiments polyvalents permettant de contrôler l’espace aéromaritime, sont spécialisées en fonction du type d’action à entreprendre: ainsi, la Marine nationale dispose de frégates de défense aérienne (déplaçant 7500 tonnes, embarquant 215 marins, dotées d’une capacité antimissile), de frégates de lutte anti-sousmarine (4800 tonnes, 244 marins), de frégates légères furtives (3600 tonnes, 153 marins) et de frégates européennes multimissions (6040 tonnes, 108 marins, dotées d’une frappe de précision par missile de croisière). Les frégates furtives sont chargées de préserver et faire respecter les intérêts nationaux sur les espaces maritimes en Outre-Mer, de participer au règlement des crises hors d’Europe, de protéger le trafic commercial et de mener des opérations spéciales ainsi que des missions humanitaires.
Quant aux frégates européennes multimissions, leur force de frappe conjugue des capacités de lancement de missiles de croisière navals et de lutte antinavire et anti-sous-marine. La surveillance des espaces océaniques et des pêches, le contrôle des ZEE et la police de la navigation sont assurés par les bâtiments dits de souveraineté (avisos, patrouilleurs, frégates de surveillance…). Enfin, la force sous-marine est composée, en France, de deux types de bâtiments : les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Les premiers, au nombre de quatre, patrouillent successivement depuis 1972, dans le cadre de la dissuasion nucléaire française. Ces SNLE embarquent 111 marins, déplacent 14 120 tonnes et disposent de 16 missiles M51 (missiles mer-sol balistiques stratégiques, dont la trajectoire s’effectue en dehors de l’atmosphère, pouvant contenir jusqu’à dix têtes nucléaires ayant chacune une trajectoire indépendante), des torpilles et des missiles de type Exocet SM 39 (missile antinavire français subsonique autonome, volant à basse altitude).
Quant aux six SNA de la Marine nationale (2670 tonnes, 68 marins), ils peuvent mener des missions très diverses: lutte anti-sous-marine en patrouille ou en protection d’un groupe de surface, lutte antinavale, renseignement (prises de vues optiques, infrarouge, interception électronique), participation à des actions de forces spéciales avec le débarquement de commandos et de nageurs de combat, minage en eaux hostiles. Les nouveaux SNA de type Barracuda, qui rejoindront bientôt la flottille, disposeront d’une capacité de frappe dans la profondeur grâce à la mise en œuvre de missiles de croisière navals.
Un enjeu détonnant, la décarbonation du transport maritime
L’ un des autres enjeux auxquels est confronté le trafic maritime commercial aujourd’hui est la décarbonation. « Ce n’est pas une mince affaire car même si de nombreux projets et solutions existent, pour le moment, il n’y en a pas vraiment une qui émerge comme pouvant remplacer le pétrole, explique Cyrille P. Coutansais.
Par ailleurs, les ports aussi devront s’adapter aux nouveaux types de propulsion et comme pour les porte-conteneurs, ceux qui auront installé le plus tôt les infrastructures nécessaires, par exemple pour fournir de l’hydrogène ou des biocarburants, auront l’avantage. Mais il y aura un souci de temporalité: quand on sait que le secteur a mis un siècle à se convertir complètement au fioul, cela donne un peu le vertige dans notre contexte de changement climatique où les ruptures devront se faire le plus rapidement possible. » L’une des solutions envisagées, sur laquelle les grands armateurs communiquent beaucoup, est l’utilisation de l’hydrogène comme carburant, qui n’émettrait pas de gaz à effet de serre.
Solution parfaite? À ce stade, la recherche sur l’utilisation généralisée de ce gaz n’est cependant pas suffisamment avancée. La société de normalisation maritime DNV (Det Norske Veritas) a d’ailleurs exclu l’emploi de l’hydrogène liquide pour le transport longue distance, en raison notamment du fait que ce carburant doit être stocké à -253 degrés Celsius et qu’il nécessite de grands réservoirs au sein des navires. Cela dit, les dérivés de l’hydrogène comme l’ammoniac et le méthanol pourraient être de meilleurs candidats. L’autre souci, et pas des moindres, reste la sécurité liée à l’exploitation de l’hydrogène. Il est en effet hautement inflammable, produisant de grands nuages réactifs – plus que le méthane par exemple, comme le soulignait récemment l’Institut national de l’environnement industriel et des risques.
Un expert de la stratégie maritime
Conseiller juridique à l’état-major de la Marine nationale, Cyrille Poirier-Coutansais est également directeur de recherches au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), l’héritier de l’École supérieure de guerre navale. Il a publié en 2012 Géopolitique des Océans, L’Eldorado maritime, puis Atlas des Empires maritimes, dans lequel il examine le rôle des thalassocraties au fil de l’histoire. Le CESM s’apparente à un organe de recherche de la Marine « sur les grandes thématiques géopolitiques et navales, sur l’industrie de défense et le fait maritime au sens large », pour apporter des clés de compréhension du monde.
Travaillant avec la société civile, des think tanks, des universités et des réservistes, il publie la revue Études marines, dirigée par Cyrille P. Coutansais, et des podcasts comme Périscope, destinés au grand public, aux étudiants, aux marins ou aux chercheurs. Le centre s’occupe également de la formation des officiers de Marine, organise le concours d’entrée à l’École de guerre – établissement de formation des officiers supérieurs – et propose des formations comme des Masters spécialisés en partenariat avec Sciences Po ou l’université de Paris I.