© Collection Musée de Dieppe
Louis Le Breton, L’Astrolabe et la Zélée dans les glaces, vers 1840-1841. © Collection du Musée de Dieppe

Le 26 mars 1825, la Coquille fait son entrée à Marseille au terme d’un tour du monde scientifique qui a duré trois ans. Pour le commandant en second de la corvette, le lieutenant de vaisseau Dumont d’Urville, ce voyage confirme une vocation d’explorateur qui fera de lui le premier homme à avoir débarqué en Antarctique. Un exploit discret, parmi bien d’autres…

Quel point commun relie-t-il la Vénus de Milo, l’expédition de Lapérouse, la division ethnographique de l’Océanie et la Terre Adélie ? Réponse : Jules-Sébastien-César Dumont d’Urville qui découvrit la fameuse statue sur une île grecque, retrouva les épaves de l’Astrolabe et de la Boussole sur l’île de Vanikoro, sillonna l’Océanie qu’il divisa en Mélanésie, Micronésie, Polynésie et Malaisie, et fut le premier à accoster l’Antarctique. Aucun romancier n’aurait osé imaginer une destinée aussi invraisemblable.

D’ailleurs, comment une vocation maritime a-t-elle pu toucher cet enfant de la petite noblesse du bocage normand ? Son père vivait d’une charge héréditaire de bailli de justice à Condé-sur-Noireau, dans le Calvados, et si la Révolution n’avait pas aboli cette charge, Jules-Sébastien-César, né le 23 mai 1790, aurait à son tour rendu la justice locale et nul n’aurait jamais entendu parler de lui. Son père, qui a 60 ans à sa naissance, décède quand Jules n’a que 4 ans ; l’enfant est alors élevé par un oncle, l’abbé de Croisille, et sa mère. Il acquiert un solide bagage linguistique (grec, latin, anglais…) et de bonnes connaissances dans différentes disciplines. En 1807, le jeune homme de 17 ans doit trouver le moyen de gagner sa vie. Il envisage l’École polytechnique, créée par la Convention en 1794. Malheureusement, et sans doute parce qu’il consacre l’essentiel de son temps à la botanique et à la lecture passionnée des récits de l’amiral Anson, Cook ou Bougainville, le garçon échoue au concours. Il se tourne alors vers la marine de guerre.

Portrait de Dumont d’Urville (1790-1842) par Jérôme Cartellier. © The History Collection/Alamy Banque D’Images

En 1807, le corps des gardes marines, supprimé par la Révolution, n’a pas encore été remplacé par les Écoles spéciales de la marine. Pour devenir officier, il faut trouver un commandant qui vous accepte à son bord comme aspirant provisoire, ce qui permet de passer ensuite le concours d’aspirant et de recevoir une affectation. Depuis les désastres d’Aboukir et de Trafalgar, la flotte impériale est cependant réduite à presque rien, tandis que le blocus imposé par la Royal Navy ne laisse pas un seul bâtiment de guerre sortir des ports français. Les relations familiales du jeune homme lui ayant pourtant trouvé un embarquement, Dumont d’Urville est reçu aspirant sur l’Aquilon et affecté au Havre, puis à Toulon… où il passe l’essentiel de son temps à étudier dans les bibliothèques et à herboriser. Il assimile de la sorte une masse considérable de connaissances scientifiques, géographiques, anthropologiques, etc. Et plus le jeune officier accumule de savoirs, moins il supporte de ne pouvoir embarquer vers des horizons lointains. En 1816, ayant eu vent du voyage autour du monde préparé par Louis de Freycinet sur l’Uranie, il tente de se faire recruter… en vain, car l’équipage est déjà au complet. Dumont d’Urville revient à Toulon et reprend ses chères études.

La Chevrette rapporte la Vénus de Milo de Grèce

La fin des conflits napoléoniens libère enfin les bâtiments de guerre qui peuvent reprendre la mer. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est sa passion pour la botanique qui permet à Dumont d’Urville d’embarquer pour sa première campagne. En 1819, douze ans après avoir rejoint la Marine, il est chargé des recherches en botanique, entomologie et archéologie sur la mission hydrographique conduite par la Chevrette en Méditerranée. C’est lors de ce voyage qu’il découvre sur l’île grecque de Milos, dépendant alors de l’empire Ottoman, une magnifique statue qu’un pâtre vient de déterrer… On ne sait pas exactement comment cette œuvre remarquable s’est retrouvée à bord de la gabare française au lieu de partir pour Constantinople. Dans sa biographie de Dumont d’Urville, publiée en 1930, Camille Vergniol raconte que faute d’accord, la négociation s’acheva par un coup de main digne de pirates : la statue y aurait laissé ses deux bras ! Pour des raisons diplomatiques, l’affaire sera tenue secrète et le musée du Louvre, qui accueille la désormais célèbre Vénus de Milo, n’aura pas vent de cette histoire…

« Vue de l’île Borabora (îles de la Société) » réalisée pendant le voyage de la Coquille. © Muséum d’histoire naturelle de Toulouse

La Chevrette est de retour à Toulon en octobre 1820. Dumont d’Urville est affecté à Paris au Dépôt des cartes (l’ancêtre du SHOM), où il dépouille les travaux de la mission en Méditerranée. Ainsi est-il amené à présenter le rapport de campagne devant l’Académie des sciences, et notamment la découverte de la fameuse statue. Cette séance ouvre toutes les portes au jeune officier qui a pour lui, il faut le préciser, un physique avenant et une conscience imperturbable de sa propre valeur. Le voici fait chevalier de la Légion d’honneur, honoré par Charles X en personne, et lieutenant de vaisseau à 31 ans, ce qui représente à l’époque une belle promotion. Mais, surtout, la qualité de ses rapports le fait remarquer des savants les plus en vue : il fréquente François Arago, Georges Cuvier, Alexander von Humboldt… Plus flatteur encore, il fait partie des personnalités fondatrices de la Société de géographie française, la première créée au monde.

C’est aussi au Dépôt des cartes que Dumont d’Urville retrouve un camarade de promotion, Louis Duperrey, qui travaille sur les levés hydrographiques effectués par ses soins lors d’un tour du monde à bord de l’Uranie. Les deux hommes préparent un projet de voyage scientifique qu’ils proposent bientôt au ministre de la Marine et des Colonies. Il s’agit d’effectuer, en trois ans, un tour du monde d’est en ouest, avec traversée du Pacifique via les îles de la Société, les Tonga, et surtout les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Guinée encore inexplorées. S’étonne-t-on que des officiers subalternes s’adressent directement à leur ministre ? Sans doute la démarche illustre-t-elle la distinction sociale dont le jeune lieutenant de vaisseau peut désormais se prévaloir. On imagine avec quel plaisir Dumont d’Urville apprend que la Coquille, une excellente gabare de 300 tonneaux, dotée du nécessaire pour une mission scientifique, lui est allouée.

Dumont d'Urville est chargé de retrouver les traces de Lapérouse

En revanche, deux ombres assombrissent le tableau. La première s’appelle Adèle. C’est l’épouse adorée qui a donné au couple un garçon prometteur prénommé Jules. Même si en épousant un officier de marine, elle devait s’attendre à de longues séparations, l’annonce d’une campagne de trois ans semble bien difficile à accepter. La seconde ombre paraît plus sombre encore, quoique prévisible : dans la mesure où Duperrey est plus ancien que Dumont d’Urville dans le grade de lieutenant de vaisseau, c’est lui qui obtient le commandement de la Coquille. Est-ce pour oublier sa situation que le subalterne se dépasse dans ses quêtes botaniques et entomologistes ?

La mission, effectuée entre 1822 et 1825, sera en tout cas qualifiée de « scientifiquement exemplaire » par Georges Cuvier, le directeur du Muséum d’histoire naturelle. Mais, hiérarchie oblige, c’est Duperrey qui présente le rapport de la mission devant l’Académie et qui reçoit les félicitations, ainsi qu’une promotion au grade de capitaine de frégate. Dumont d’Urville ne dissimule pas sa frustration : la Marine n’apprécie pas ses récriminations… elle va le faire attendre plusieurs mois avant de le promouvoir au grade supérieur, et encore grâce à l’intervention d’Alexander von Humboldt.

Dessin de Bory de Saint-Vincent à partir de plantes récoltées par Dumont d’Urville. © Université de Bordeaux

La seule amitié n’explique pas l’intercession de von Humboldt. Dumont d’Urville a en effet rapporté quatre cent plantes inconnues et mille cent espèces d’insectes. Et quand sa passion de l’exploration et de la découverte l’amène à concevoir une nouvelle expédition, il reçoit le plein soutien de l’Académie. Cette fois, il ne s’agit plus d’accomplir un tour du monde, mais de se consacrer spécialement à la Nouvelle-Guinée, et à l’est de celle-ci, dans la mer des Salomon, à la Nouvelle-Bretagne et aux Louisiades. La proposition est agréée par le ministère, le Dépôt des cartes demande un élargissement de la zone à explorer et, ainsi qu’il l’a souhaité, Dumont d’Urville se voit confier la Coquille.

Cependant, au printemps 1826, comme il se prépare à appareiller, une information stupéfiante arrive en France : quelque part dans les îles Fidji, on aurait trouvé des traces de l’expédition Lapérouse. Le roi Charles X se sent particulièrement concerné par le destin du navigateur disparu, dans la mesure où ce voyage de découverte dans le Pacifique avait été lancée par son frère, Louis XVI, guillotiné avant d’avoir connu le sort de Lapérouse. Dumont d’Urville reçoit donc l’ordre d’enquêter sur place, tandis que sa corvette est rebaptisée l’Astrolabe, du nom du bâtiment de Lapérouse – il est souvent d’usage à l’époque de donner aux navires de guerre le nom de la mission qui leur est impartie.

La route suivie par Dumont d’Urville autour de Vanikoro à la recherche des épaves de l’expédition Lapérouse. © BnF / Gallica

Faisant escale à Hobart, en Tasmanie, Dumont d’Urville obtient les précisions qui le conduisent à Vanikoro où des naturels l’emmènent sur le récif qui cerne le lagon. On y voit sous la surface limpide des restes de charpente, des ancres et des canons pris dans le corail. Voici donc le mystère Lapérouse éclairci. Pour preuve de la découverte, on charge une ancre et un canon sur l’Astrolabe… qui va alors se trouver à deux doigts de connaître le même destin que celle de Lapérouse. Car à Vanikoro sévit un moustique porteur d’une malaria foudroyante : l’équipage contaminé est affaibli au point d’être à peine capable de manœuvrer. Le commandant comprend à temps que les naturels de Vanikoro attendent patiemment leur heure pour attaquer. D’extrême justesse, il parvient à appareiller…

Pour éviter de périr d’ennui, il rêve d’une troisième campagne en Océanie

De retour en France en 1829, Dumont d’Urville rapporte à Charles X les « nouvelles de monsieur de Lapérouse » que Louis XVI avait attendues en vain jusqu’à sa dernière heure. S’y ajoutent des milliers de spécimens botaniques, d’échantillons de minéraux et de planches anatomiques, ainsi que le levé de plusieurs dizaines de cartes. Il est pourtant reçu très froidement. C’est que trois semaines plus tôt, Peter Dillon, un capitaine marchand irlandais, a été reçu par le roi. Il s’est vu remettre une forte prime et une pension, promises par Louis XVI à celui qui ramènerait le premier des informations sur le naufrage de Lapérouse, et accordées par Charles X. Pour avoir clairement identifié le lieu du naufrage des corvettes, Dillon reçoit aussi la croix de chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur. Dumont d’Urville, à qui l’on fait savoir que Sa Majesté aurait préféré qu’il soit le premier à revenir de Vanikoro, n’est aucunement récompensé pour sa peine… Il en conçoit un fort ressentiment – ce qui ne contribue pas à améliorer un caractère que ses contemporains jugeaient déjà d’un naturel assez ombrageux.

Mais comme le destin ne cesse de lui adresser des clins d’œil, lorsque Charles X se trouve contraint à l’exil après la révolution de 1830, c’est Dumont d’Urville qui est chargé de le conduire en Angleterre. De 1830 à 1835, notre capitaine de frégate reste à Paris et s’occupe de publier le rapport du voyage de l’Astrolabe. Puis il est nommé à Toulon, où il exerce des fonctions administratives. Pour éviter de périr d’ennui, il rêve d’une troisième campagne en Océanie, dépose un projet… qui est accepté.

Toutefois, Louis-Philippe modifie le programme pour ajouter à la mission océanienne une reconnaissance des hautes latitudes australes. Car le roi des Français, féru de géographie, sait que des chasseurs de phoques britanniques ont atteint ces dernières années des latitudes très élevées. James Weddell, en se dirigeant vers le sud à partir de 40° de longitude Ouest, a trouvé l’océan libre de glaces jusqu’au 73e parallèle. À l’opposé des mers antarctiques, par 60° de longitude Est, John Biscoe, a atteint le 68e parallèle. Que Dumont d’Urville tente lui aussi sa chance pour se rapprocher du pôle Sud !

L'équipage reste béat d'admiration devant les cathédrales de glace aux milles nuances de bleu et de vert

En septembre 1837, lorsque l’Astrolabe appareille avec la Zélée pour conserve, les équipages qui croyaient partir vers les doux tropiques n’affichent guère d’enthousiasme. Et cette destination australe convient-elle bien à un homme de 47 ans, prématurément usé par de longues navigations et une hygiène de vie discutable ? Il souffre de terribles crises de goutte… En officier discipliné, pourtant, il se prépare à accomplir son devoir sans états d’âme et en mettant toutes les chances de son côté. C’est pourquoi il profite des relations chaleureuses qu’entretiennent désormais l’Angleterre et la France pour se rendre à Londres, où des armateurs de baleiniers et de phoquiers qui fréquentent les mers antarctiques lui ont promis des copies de cartes et de journaux de bord.

Inauguration du monument à Lapérouse élevé par les hommes de Dumont d’Urville à Vanikoro le 14 mars 1828. © New York Public Library

Fin 1837, l’Astrolabe et la Zélée se trouvent en Amérique du Sud. Après avoir effectué divers travaux hydrographiques dans le détroit de Magellan, Dumont d’Urville met le cap au sud-est. Son plan de navigation consiste à se diriger vers les parages où les Britanniques Weddell et Biscoe sont parvenus à faire route loin vers le Grand Sud. Il commence par le plus proche, la mer de Weddell, et le 15 janvier 1838, les premières glaces sont en vue. Les officiers et les équipages des deux corvettes attendaient cette rencontre avec appréhension. Alors qu’apparaissent ces lumineuses cathédrales de glace aux mille nuances de bleu et de vert, ils restent béats d’admiration, premiers surpris par la fascination qui s’empare d’eux. Au dîner, le chef d’expédition fait donner double ration pour fêter la vue des premières glaces. Jusqu’à présent, la seule motivation des matelots pour affronter la banquise était la prime promise dès l’appareillage : 100 francs si les 75° de latitude étaient atteints, plus 20 francs par degré supplémentaire. Désormais, c’est la passion polaire qui les guide.

Dumont d’Urville commence à comprendre que si, en un point donné, certains navires ont pu s’approcher des hautes latitudes, cela ne signifie pas que cet endroit est toujours propice. Il soupçonne qu’il existe des années favorables et d’autres non, mais pas aux mêmes endroits. La lecture du journal de l’expédition laisse admiratif devant le sang-froid de Dumont d’Urville. Après tant de mois passés à bord sur des mers inconnues, sous des climats variés et souvent sévères, le marin demeure impavide devant les pires dangers. De plus, il cherche toujours des raisons d’espérer : les conditions météorologiques changeantes de l’Antarctique lui donnent souvent raison.

Fin janvier, les Nouvelles Orcades du Sud sont en vue, mais l’archipel ne se laisse pas approcher, obligeant l’Astrolabe et la Zélée à reprendre leur navigation le long de la banquise. Enfin, un passage semble s’y creuser. « Quelques minutes après midi, découvrant au travers de la banquise sous le vent à nous une apparence d’ouverture, à tout hasard j’y lançai les corvettes, manœuvre bien téméraire il est vrai, mais devenue presque inévitable », écrit le commandant. On a peine à imaginer aujourd’hui l’héroïque folie qui conduisit un voilier à se lancer dans un chenal qui, vu du poste de vigie dans la mâture, semblait praticable, mais pouvait se transformer en piège. Soit parce qu’au-delà de l’horizon, il donnait en cul-de-sac sur une banquise épaisse, soit parce que, sous les effets du vent, de la houle et autres courants, les berges du passage se rapprochaient l’une de l’autre. Et c’est bien ce qui s’est produit : bientôt, les deux navires se trouvent entourés par les glaces à perte de vue. Il faut retrouver la mer libre, et ils n’y parviendront qu’au prix de manœuvres incessantes et d’efforts démesurés.

Arrive le moment invraisemblable où l’ordre est donné d’établir toute la toile pour forcer un étroit passage en cumulant les risques de déchirer la coque contre la glace et de démâter ! Mais ces éventualités funestes restent préférables à un enfermement définitif dans la banquise, dont la seule issue serait la mort de tous les hommes au terme d’une interminable agonie polaire. Enfin, les deux navires reprennent leur cabotage le long de la glace par un froid rigoureux qui amène le commandant à se demander combien de temps son équipage pourra y résister. Car le mois de février se passe : la saison est maintenant avancée. Les nuits s’allongent et la brume, ainsi que la neige, sont désormais presque continuelles. Il faut faire cap au nord vers des latitudes plus clémentes.

L'Antarctique n'occupe que quelques chapitres dans le compte-rendu de l'expédition

L’Astrolabe et la Zélée remontent vers Valparaiso pour accorder un peu de repos aux équipages harassés. De là, les deux navires repartent pour l’Océanie où commence une errance dont la longueur peut sembler étonnante, si l’on oublie que l’Antarctique ne représentait qu’une partie annexe de l’expédition. Dumont d’Urville l’avait affirmé : « Dans tous les cas, je regardais comme terminée ma tâche vers le pôle. » Sur les dix tomes du compte-rendu de l’expédition, l’Antarctique n’occupe d’ailleurs que quelques chapitres répartis dans seulement trois volumes.

Louis Le Breton représente l’Astrolabe et la Zélée le 25 janvier 1840 dans les parages de la Terre Adélie. © Smith Archive / Alamy Stock Photo

Il ne faut pas oublier qu’au terme de ses trois explorations du Pacifique et des confins de l’océan Indien, à partir de données linguistiques et ethnologiques patiemment réunies, Dumont d’Urville proposera la division de cette partie du monde en quatre parties : Polynésie, Micronésie, Malaisie et Mélanésie (lire p. 94). L’Astrolabe et la Zélée mouillent l’ancre à Tahiti, passent à Vanikoro pour entretenir le monument édifié à Lapérouse, poussent jusqu’à Batavia et reviennent vers la Nouvelle-Hollande.

Elles mettent enfin le cap sur Hobart pour une relâche devenue indispensable car les maladies – les fièvres caractéristiques de Batavia – sont en train de faire des victimes. Nous sommes alors à la mi-novembre 1839 et Dumont d’Urville peut envisager de conclure le voyage commencé voici deux ans. Auparavant, il tient toutefois à profiter de l’été austral pour tenter une nouvelle approche du Grand Sud. À l’arrivée à Hobart, Dumont d’Urville, atterré, enregistre les décès de seize officiers, maîtres et matelots, depuis qu’ils ont quitté l’Indonésie, et il débarque seize malades. Si les Français reçoivent l’aide empressée de la colonie britannique, l’état sanitaire des équipages ne s’améliore pas. Tandis que certains hommes se rétablissent peu à peu, d’autres marins, jusque-là en parfaite santé, sont atteints à leur tour. Et bientôt la question se pose de savoir s’il restera assez d’hommes valides pour armer les deux corvettes…

Gravure d’après Louis Le Breton, la cérémonie burlesque du passage du cercle polaire le 19 janvier 1840. © Muséum national d’histoire naturelle

La raison voudrait que l’expédition s’achève là. Mais comme on envisage le retour en France, des informations alarmantes parviennent de Sydney : un Américain, Charles Wilkes, se prépare à descendre vers le sud. Dumont d’Urville fait alors accélérer les travaux de remise en état de ses navires et engage des matelots baleiniers pour compléter ses équipages décimés. Le 1er janvier 1840, l’Astrolabe et la Zélée appareillent de Hobart et prennent une route plein sud. Le temps est à ce point épouvantable que, dans son journal, Dumont d’Urville qualifie la mer de « monstrueuse ». De plus, la banquise semble proche puisque dès 58° de latitude, entre deux grains de neige, on repère des pétrels, oiseaux annonciateurs des glaces. Bientôt apparaissent des icebergs immenses, bien trop élevés pour s’être formés dans la banquise. Approcherait-on du continent Antarctique ?

L’Astrolabe et la Zélée accostent un îlot baptisé rocher du débarquement

Le 18 janvier, dans une mer devenue plus maniable, alors que l’équipage se prépare à fêter le passage du cercle polaire par une cérémonie burlesque, comme on le fait à l’équateur, l’observation de phoques et de manchots confirme la proximité d’une terre. Le lendemain, le doute n’est plus permis, mais les brises évanescentes et la présence de nombreuses glaces n’autorisent qu’une approche désespérément lente. À plusieurs reprises, on borde les avirons de galère dont les corvettes sont dotées ; leur usage dans des eaux encombrées de glaçons n’est jamais facile. Arrive le moment où les deux bâtiments doivent se faufiler entre des icebergs tabulaires géants qui menacent de les écraser.

Mais l’audace paye. Le 20 janvier, la terre est bien visible, avec un littoral enneigé que dominent des hauteurs aux pentes douces, atteignant 1 000 à 1 200 mètres d’altitude. Le 21 janvier 1840, c’est le grand jour : deux embarcations de l’Astrolabe et la Zélée accostent un îlot baptisé rocher du Débarquement. Les marins en prennent possession en y déployant le drapeau tricolore avant de déboucher une bouteille de vieux bordeaux.

Gravure d’après un dessin de Louis Le Breton montrant la prise de possession de la Terre Adélie le 21 janvier 1840. © Muséum natonal d’histoire naturelle

C’est au retour de la cérémonie que Dumont d’Urville, en hommage à son épouse, donnera le nom de Terre Adélie à cette partie de l’Antarctique. Les deux corvettes tentent ensuite d’approcher le continent de plus près, mais leurs efforts restent vains et Dumont d’Urville choisit de ne pas tenter le mauvais sort. Il donne l’ordre du retour à Hobart. Le 29 janvier, les corvettes croisent un brick battant pavillon américain : c’est Wilkes, qui tentera par la suite de faire croire qu’il a touché le premier l’Antarctique. Malgré cette misérable tentative de tricherie, il faut cependant lui rendre grâce : c’est parce que Dumont d’Urville le savait dans son sillage qu’il a pris tous les risques pour faire route vers le sud !

Le 7 novembre 1840, l’Astrolabe et la Zélée retrouvent Toulon. Certes, les officiers et les équipages sont récompensés par des élévations en grade. Le chef de l’expédition est promu à celui de contre-amiral et la Société de géographie lui attribue sa Grande médaille d’or. Néanmoins, certains esprits chagrins déplorent que Dumont d’Urville soit allé moins sud que l’Anglais Weddell ! Plus incroyable encore, au lieu de poursuivre l’exploration de l’Antarctique, la France abandonne à l’Angleterre le soin de nouvelles investigations. Ainsi, un an après la prise de possession du rocher du Débarquement, en janvier 1841, James Clark Ross découvre la Grande Barrière, qui portera son nom, future voie d’accès au pôle Sud.

Tout cela est assez décevant, mais pas aussi triste que le drame qui va survenir l’année suivante. Après avoir effectué trois tours du monde et débarqué le premier sur le continent antarctique, Dumont d’Urville compta parmi les cinquante-cinq victimes de la première catastrophe ferroviaire de l’histoire, sur la ligne Paris-Versailles, où il perdit la vie aux côtés de sa femme et de son fils de 14 ans le 8 mai 1842. ◼

ENCADRÉS

La partition de l'Océanie

Au terme de la première campagne de l’Astrolabe (1826-1829), Dumont d’Urville propose à la Société de géographie une division de l’Océanie en quatre zones, déterminées par des critères de races et de langues. C’est donc à lui qu’on doit l’usage des noms Polynésie, Micronésie, Mélanésie et Malaisie. La Polynésie (les îles nombreuses) est comprise dans le triangle dessiné par Hawaï, la Nouvelle-Zélande et l’île de Pâques. La Micronésie (les îles petites) comprend essentiellement les îles Caroline, Marshall, Mariannes et Gilbert. La Mélanésie (les îles noires) s’organise entre la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, les Nouvelles-Hébrides, les Fidji et l’archipel de Nouvelle-Calédonie ; ensemble auquel s’ajoute l’Australie. Quant à la Malaisie, elle réunit Java, Sumatra, Bornéo, les Moluques et les Philippines. Si cette répartition fait l’objet de nombreuses critiques, ces appellations géographiques restent d’usage courant. D. L. B.

Carte extraite du Voyage autour du monde […] sur la corvette de Sa Majesté, La Coquille (1822-1825). © Muséum d’histoire naturelle de Toulouse

La triste vie d'Adèle...

Adèle Dorothée Pépin (1798-1842) était la fille d’un horloger de Toulon, ville où elle est née, et où elle épousa le 1er mai 1815 Jules Dumont d’Urville. Très attachée à son mari – et la réciproque était vraie aussi –, elle passa de nombreuses années à l’attendre, lot habituel des femmes de marins, mais bien pire, elle perdit quatre des cinq enfants qu’ils eurent ensemble.

En 1825, en rentrant du tour du monde sur la Coquille, Dumont d’Urville apprit la mort de son premier fils… survenue deux ans plus tôt. En 1838, alors qu’il touche terre à Valparaiso avec l’Astrolabe, le courrier arrivé de France l’informe que son plus jeune fils est mort huit mois plus tôt du choléra. La lettre d’Adèle – aussi appelée Adélie – est déchirante : « Gloire, honneurs, richesse, je vous maudis. Vous me coûtez trop cher. Viens, je t’en conjure par la prière que je t’adresse, par celle de nos anges. Je ne prie plus Dieu, il m’a maudite. » Son fils aîné joint un mot au courrier de sa mère pour implorer son père de revenir… ce qu’il ne fera que deux ans et demi plus tard, non sans avoir laissé le souvenir de sa femme dans la géographie : île Adèle, cap Pépin et, bien sûr, Terre Adélie.

Étrange destin, vraiment, que celui de ce couple qui fut si longtemps séparé de son vivant et qui mourut côte à côte, avec le dernier enfant qu’il leur restait. N. C.

Ils ont vu l'Antarctique, avant Dumont d'Urville

En accostant le rocher du Débarquement, situé à 4 milles de la côte, Dumont d’Urville fut le premier à mettre le pied en Antarctique, mais le continent avait déjà été repéré à plusieurs reprises.

Le premier à l’avoir vu est le capitaine de la marine impériale russe Bellingshausen, lors d’une mission qui lui fait reprendre l’itinéraire de Cook autour de la banquise antarctique (deuxième voyage, 1772-1775), mais sur une route plus australe encore. Son repérage de ce qui sera baptisé Terre de la Reine Maud en 1930 est daté du 27 janvier 1820. L’année suivante, sur la péninsule Antarctique, il baptise la Terre Alexandre 1er. En 1830-1832, le capitaine baleinier John Biscoe repère la Terre d’Enderby, l’île Adelaïde et la Terre de Graham. En 1833, le capitaine baleinier Peter Kemp repère aussi la Terre d’Enderby et les parages du cap Davis, devenus Terre de Kemp. En 1839, un autre baleinier, John Balleny, donne son nom à des îles situées sur la côte sud-est du continent. D. L. B.

Le mystère de l'expédition Lapérouse éclairci

En 1828, quand Dumont d’Urville découvre les restes de l’expédition de Lapérouse, il répond à une énigme vieille de quarante ans. En effet, depuis une lettre du 28 janvier 1788, confiée au commodore anglais Philip à Botany Bay (Australie), nul ne savait ce qu’il était advenu de l’Astrolabe et de la Boussole. Ces navires avaient quitté Brest le 1er août 1785, comptant deux cent vingt hommes pour une expédition de recherche à travers le Pacifique. Conçu à l’initiative de Louis XVI, ce voyage était la plus ambitieuse mission d’exploration jamais lancée sur les mers. Deux ans plus tard, les rapports que les marins avaient fait parvenir à Versailles depuis Macao (février 1787), les Philippines (avril 1787) et le Kamtchatka (septembre 1787), avaient permis de suivre le début du voyage. Le courrier rédigé en Australie annonçait une arrivée à l’Isle de France (Maurice) en décembre 1788. On sait aujourd’hui qu’en juin 1788 les deux navires se jetèrent sur la barrière corallienne de Vanikoro, située aux îles Salomon dans l’archipel des Santa Cruz… D. L. B.

La base Dumont d'Urville

Pour extraordinaire qu’elle soit, la découverte de la Terre Adélie n’intéressera nullement la France jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À la fin 1946 en effet, la presse norvégienne conteste la revendication de la Terre Adélie par la France, au motif qu’aucun Français n’y a jamais résidé. Comme en 1927 la Norvège a pris possession de l’île Bouvet et a par ailleurs contesté au Danemark la façade orientale du Groenland, la réaction est immédiate. La Marine nationale transforme un mouilleur de mines américain en navire d’exploration polaire, baptisé Commandant Charcot.

© A & J Visage / Alamy Banque D’Images

En 1948, il fait route sur la Terre Adélie, où la banquise l’empêche d’accoster. Une nouvelle mission, en 1949-1950, accoste l’Antarctique cent dix ans jour pour jour après Dumont d’Urville, et y installe une première base de travail : Port-Martin, du nom d’un scientifique décédé en cours de mission.

Depuis, sauf pendant trois ans entre 1953 et 1956, des équipes se relaient en Terre Adélie, été comme hiver, les installations d’origine étant remplacées par la base scientifique Dumont-d’Urville, dite DDU dans le langage acronymique des TAAF (Terres antarctiques et australes françaises). D. L. B.