Par Gilles Millot – A en croire certains, l’art populaire maritime ne serait plus aujourd’hui qu’affaire d’antiquaires et de musées. Mais au « Chasse-Marée », on sait bien qu’il n’en est rien. Dans les ports, la tradition qui depuis toujours incite les gens de mer à réaliser de leurs mains, avec les moyens du bord, objets, maquettes ou peintures, parfois naïves, très souvent précises et émouvantes, est encore bien vivante. Mais ces artistes marins, aujourd’hui comme hier, sont gens discrets : combien de fois n’avons nous pas salué René Urvois ou André Berlivet sur les quais, sans soupçonner toute la richesse et l’ importance de leur témoignage pour la mémoire de la communauté des pêcheurs de Douarnenez ? Puisse cet article leur rendre, à eux et à tous leurs pareils, l’hommage qu’ils méritent.
René Urvois est né en 1937 dans le quartier de Port-Rhu, à quelques encablures du port de pêche de Douarnenez. Dès sa plus tendre enfance, il fréquente les quais où l’arrivée quotidienne des pinasses à moteur constitue une animation et un spectacle qu’il ne saurait manquer. Très vite, il apprend à reconnaître les signes distinctifs des bateaux de pêche qui rentrent du large. Posté avec les autres gosses du quartier au bout du môle du Rosmeur, il parie sur les noms des pinasses dès qu’elles sont en vue. Si à l’époque bon nombre de bateaux ont la même silhouette et des coques bien souvent coaltarées, un simple indice suffit pour lancer les paris. La position du tuyau d’échappement du moteur, la forme et l’emplacement de la timonerie, la couleur du mât ou encore la longueur du gui de tapecul sont autant d’éléments qui permettent à de jeunes yeux exercés d’identifier, au plus loin dans la baie, une pinasse ou un malamok ralliant le port.
Les couleurs des vêtements que portent les équipages exacerbent les talents d’observateur du jeune Douarneniste. Certains optent pour la vareuse de toile, rouge ou bleue, d’autres pour la veste boutonnée principalement les patrons. « Celui qui portait une vareuse gardait ce type de vêtement toute sa vie, précise René, c’était pareil pour ceux qui avaient des vestes. Et ils ne changeaient pas de couleur, c’était toujours la même. Le tailleur savait quel vêtement portait chaque homme, et il le faisait sur mesure. Si la vareuse ou la veste n’allait pas, le type la refusait; au tailleur de la vendre à un autre ! Pour les pantalons, c’était pareil, il y avait des larges, des longs ou des plus courts. »
C’est sans doute dès cette époque que René Urvois a acquis un sens de l’observation et une mémoire visuelle qui lui servent aujourd’hui encore à exercer son art de portraitiste de bateaux de pêche.
« On nous foutait dehors de la maison, on nous disait : « Allez jouer sur le port ! » se souvient René. On connaissait tous les patrons ; dès qu’on voyait le bateau venir du large, on disait : « Ça c’est untel ! » Quand il passait la digue, on estimait le poids de la pêche rien qu’en apercevant les caisses sur le pont. Tiens, celui-ci a 700 kilos, celui-là une tonne, l’autre trois tonnes à couler bas hein ! »
Les bateaux à peine à quai, le jeune René et ses copains offrent leurs services pour aider au débarquement de la pêche ou au nettoyage des canots. « Chacun avait un père, un oncle ou un voisin qui était embarqué, alors il fallait faire vite pour avoir le boulot. Les sardiniers accostaient à la cale Raie, on grimpait à bord, on donnait la main à monter les bailles de rogue et de farine, et on aidait à « mettre propres » les filets. Après, on lavait les canots, on disait skuber; il fallait vider l’eau et nettoyer les planchers. Il y avait intérêt à faire bien, sinon c’était le mousse du bord qui venait gueuler ! Le patron nous donnait quelques sous à la fin de la semaine ; c’était pas grand chose, mais on avait de quoi s’acheter une glace sur le quai et on était content avec ça.
« Quand les bateaux venaient à couple, il fallait écarter les canots pour les dégager, alors c’est nous qui faisions ça. Ou alors, quand ils se rendaient au mouillage, si on était bien vu, on allait chercher les hommes pour les mener à terre. On avait aussi le droit de garder les canots pendant que les gars allaient à la vente à l’usine ou à la coopérative chercher la rogue. Le gosse qui pouvait avoir un canot, il embarquait tous ses copains et en avant ! On allait se promener au ras de la digue, là, ou alors on faisait le tour des viviers à langoustes qui étaient mouillés devant le port. Combien de fois on s’est laissé surprendre par le vent ou le courant sans pouvoir revenir ! Alors il y avait une pinasse qui venait nous chercher, mais là, c’était la rossée ! C’était comme ça, on passait tout notre temps sur les quais à attendre les pêcheurs pour avoir un canot. Il y avait une fille avec nous, la fille d’Alexis Laurent, un mareyeur. A dix ou onze ans, elle remuait le canot du treizour, c’était un morceau cette gamine !
« On n’avait pas le droit aux avirons du bord, ceux-là étaient réservés au gars qui manœuvrait le canot en pêche, le dalc’her a-benn comme on dit en breton, celui qui tient le canot de bout, qui le tient face au vent. On prenait de vieux avirons, trop usés ou cassés, qu’il fallait rafistoler avec des pointes et du fil de fer. C’est nous qui étions en charge de ces avirons-là, qu’on rangeait dans un coin, sur le port. Personne n’aurait jamais pris l’aviron de l’autre, chacun avait sa marque, et si jamais il y en avait un qui volait quand même, oh là malheureux ! C’était la bagarre et celui-ci était catalogué hein ! »
Faire le chien
Petit-fils et fils de pêcheur, René a sa carrière toute tracée. Il vient d’avoir treize ans lorsqu’à l’été 1950 il embarque avec son père, patron de la pinasse Françoise-René construite au chantier de Cornouaille à Tréboul. « J’avais pas ma part, dit René, j’étais là pour apprendre le métier. » Jusqu’à son service militaire, il pêche la sardine au filet droit et le maquereau aux filets de dérive. A son retour, en 1960, la pêche à la bolinche a pris le pas sur les techniques traditionnelles. Le jeune homme embarque à bord de la pinasse La Madone, patron Faňch Nerrou, et s’initie à cette nouvelle forme de pêche qui rend les anciens bien pessimistes quant à l’avenir du métier. Puis, durant quatre années, il met son sac à bord d’un mauritanien et fréquente les côtes d’Afrique à la recherche de la langouste. De retour au pays, René embarque sur l’Aiglon des Mers, patron Yves Ansel, une pinasse spécialisée dans la bolinche et la pêche du maquereau. Quelques saisons sur les chalutiers de La Rochelle qui fréquentent les côtes mauritaniennes ramènent notre pêcheur sur les rivages africains. Puis Faňch Cloarec, le patron douarneniste du chalutier Dalc’h Mad Bihen lui propose de faire partie de son équipage. L’aventure va durer quinze années.
« L’hiver, on faisait le chalut et l’été on armait au thon, se souvient René. Mais notre spécialité, c’était surtout la langoustine. On allait dans le Noroît, à l’entrée de la Manche jusqu’au Sud Irlande. J’en ai passé du temps à faire le chien ! » Ainsi nomme-t-on l’homme de quart désigné pour se tenir à l’arrière du bateau et conserver une main posée sur l’une des funes du chalut lorsque celui-ci travaille. Le chien, une pièce métallique frappée par une chaîne à la potence arrière, permet de régler l’angle de tire des funes.
« On restait là pendant deux heures, ajoute René ; quand le panneau ou la ralingue rencontrait une caillasse, ça se répercutait en haut et on sentait bien dans le câble. A ce moment-là, le gars se disait qu’on approchait des fonds durs, alors il prévenait le patron. Après on a supprimé ça, parce qu’il y avait un appareil qui indiquait automatiquement à la passerelle quand le chalut grattait la roche. Alors le gars faisait le quart en bas, mais il restait équipé, prêt à monter sur le pont pour aller larguer le chien si le patron donnait l’ordre de virer. »
Crayon à encre et bouts de carton
C’est au cours de ces longues heures d’attente que René peut donner libre cours à sa passion pour le dessin. Tandis que certains lisent, font des mots croisés ou s’adonnent à des occupations diverses, lui griffonne des bateaux. « Je dessinais pour passer mon temps, avec un crayon à encre qu’il fallait mouiller en le mettant dans la bouche. Avant d’embarquer, je ramassais sur le quai un bout de carton que les mauritaniens utilisaient pour mettre les langoustes, ou un emballage de cartouche de cigarettes, ce que je trouvais quoi ! Après, j’ai envoyé avec moi un cahier d’écolier ; quand il me venait une idée, je faisais un dessin et je me suis vu souvent remplir un cahier dans une marée. De retour à la maison, je mettais ça au propre.
« Quand je faisais la sardine, il y avait des Morgatois qui venaient ici, et des fois c’est nous, les Douarnenistes, qui allions pêcher vers Morgat. On avait des copains qui habitaient là-bas, et quand on était dans leur coin, ils nous invitaient chez eux pour boire un coup de jus ou un coup de pinard. C’est chez l’un d’eux, un nommé Le Moigne, que j’ai vu une peinture qu’il avait faite sur un bout de toile. Je me rappelle, il l’avait posée sur sa cheminée et j’ai trouvé ça joli. C’est lui qui m’a donné l’idée de mettre de la couleur sur mes dessins. »
La plupart des croquis qui remplissent les cahiers de René représentent des bateaux en pêche. Sa connaissance des différents métiers pratiqués par la flottille douarneniste, et les exemples vivants dont il est le témoin lors de fréquentes rencontres en mer, donnent naissance à des œuvres d’une émouvante authenticité et qui, du fait d’un sens de l’observation particulièrement aiguisé, confinent au document ethnographique. « Quand je naviguais, je passais beaucoup de temps à regarder les bateaux en pêche à côté de nous, dit aujourd’hui René, et je trouvais ça superbe. » Et la précision des souvenirs du marin est époustouflante : pinasses, malamoks, mauritaniens, chalutiers, thoniers… de chaque bateau de Douarnenez, René a gardé le numéro, les couleurs, la silhouette en mémoire. L’ensemble de son œuvre constitue ainsi une formidable documentation sur l’histoire de la flottille douarneniste de l’après-guerre, à l’apogée des pêches traditionnelles et des bateaux en bois.
Avec les moyens du bord
Lorsqu’il est à terre, notre pêcheur-artiste met ses dessins en couleurs sur un support de bois ou de carton épais. Pour ce faire, il récupère des chutes de planches dans les menuiseries de la ville, et ses peintures dans les fonds de pots utilisés lors des carénages ou de l’entretien des bateaux. Quant aux pinceaux, il s’agit bien souvent de spécimens usagés qu’il recoupe afin d’en diminuer l’épaisseur. Il affectionne tout particulièrement ceux utilisés pour peindre les noms et les numéros d’immatriculation des bateaux. Cette dernière activité est réservée à quelques spécialistes au talent reconnu, qui savent sculpter ou calligraphier les chiffres et les lettres sur les fargues ou les pavois. Le dessin est esquissé au crayon sur la planche préalablement imprégnée avec de la peinture à l’eau de couleur blanche, parfois du blanc de zinc. Vient ensuite la mise en couleurs proprement dite, avec cette fois de la peinture à l’huile. Soucieux du respect de la vérité, René emploie pour ses dessins les teintes et les immatriculations conformes à celles des bateaux représentés.
« En général, je n’utilise que quatre ou cinq couleurs, précise-t-il : le rouge, le bleu, le noir, le blanc et le vert, avec lesquelles je fais des mélanges. Sur la plupart des bateaux, les hauts étaient peints de couleur foncée, y compris le pavois, le reste des œuvres mortes était plus clair, blanc, bleu ou vert pâle, mais jamais le contraire. Certains disaient que les couleurs claires dans les hauts, ça se reflétait dans l’eau, surtout quand le bateau roulait, et ça effrayait le poisson. »
Les membres de l’équipage sont pour la plupart représentés dans l’une des actions qui caractérisent le déroulement de la pêche. Tous ont le regard tourné vers l’observateur et leurs contours sont soulignés à l’encre de chine. Cette dernière est également employée pour tracer à la règle les traits droits et fins comme ceux qui matérialisent le gréement dormant.
Autodidacte et modeste
« Au début, les gars de l’équipage ne s’intéressaient pas trop à ce que je faisais, rappelle René. Puis quelques-uns ont commencé à me demander un dessin ; en échange, ils me donnaient quelque chose. Je n’ai jamais vraiment essayé de vendre mes peintures, d’ailleurs maintenant je préfère les garder ; je me dis que personne ne pourra plus dessiner ces bateaux-là. Tiens, le Dalc’h Mad Bihen, j’ai navigué quinze ans dessus, c’était un bon bateau construit par les chantiers de Cornouaille, eh bien ils viennent de le couler au large… trop vieux qu’il était ! Ça me fait quand même mal au cœur.
« J’aurais été content que mon grand-père dessine les chaloupes sardinières de son temps. Lui, il a navigué sur une qui s’appelait Dieu avec Nous ; c’était la 2441 je crois. Il y avait des noms superbes hein à l’époque ! On se demande où ils allaient les chercher. Un patron avait baptisé son bateau Les Economies de ma Femme, si, sans blague ! Sur le port, il y avait une descente de gouttière en zinc et tous les gars gravaient le nom de leur bateau dessus. »
L’été, entre deux marées, René flâne sur les quais et va à la rencontre des peintres qui viennent en nombre exercer leur art dans le port finistérien. Il lui prend l’envie de s’inscrire au cours de dessin, à « l’école de peinture » comme il l’appelle. Tandis qu’il fait part de son projet à un artiste peintre à qui il montre ses travaux, ce dernier l’en dissuade : « Surtout ne va pas faire ça, qu’il m’a dit, parce que tu vas dessiner comme le professeur va te dire et tu vas perdre ce que tu sais faire. » Alors, fort heureusement, René a continué de peindre sans complexe, avec son cœur et ses pinceaux, comme un marin qui a de la mémoire et du talent.
Désormais à la retraite, notre homme occupe ses journées sans jamais trouver le temps de s’ennuyer. Il va parfois à la « Coopé », pour donner un coup de main à confectionner et réparer les chaluts. Ou bien, à la belle saison, il monte à bord du petit canot qu’il s’est construit et va taquiner le maquereau devant le port. Mais il est bien rare qu’un jour s’achève sans qu’il ne satisfasse à sa passion et ne retrouve ses souvenirs en faisant renaviguer les bateaux de sa jeunesse avec son crayon et ses peintures.
Le modéliste
André Berlivet s’est quant à lui attaché à réaliser les modèles des bateaux sur lesquels il a navigué. Et il y en a beaucoup ! Né en 1926, il embarque à l’âge de treize ans et demi sur le Petit André, une pinasse sardinière que. commande son père mais qui appartient à Joseph Cloarec, de Douarnenez. Le port d’attache est à Belle-Ile où le bateau et son équipage se rendent à partir du mois de mai. « On restait là-bas toute la saison, se souvient André. On vendait la sardine à la conserverie de Sauzon. »
Les années de guerre
Puis le jeune pêcheur s’embarque sur l’Anne-Marie, patron Gloaguen, une autre pinasse dont le champ d’action se situe en baie de Douarnenez. « C’était pendant l’Occupation, ajoute André, alors il y avait des problèmes de ravitaillement. On ne trouvait ni rogue ni farine, c’était difficile. On embarquait et on débarquait sans arrêt, c’était comme ça pendant toute la saison. » Puis le mousse devient novice à bord d’une autre pinasse, la Fleur de Printemps, dont le patron est Pierre Pencalet, lui aussi d’une famille de marins bien connue à Douarnenez. Le bateau est surtout spécialisé dans la pêche aux palangres.
« On travaillait à proximité d’Ouessant et surtout dans la Manche, précise André. Une fois que les palangres étaient à l’eau, le soir on rentrait au port, soit au Stiff, à Lampaul, à l’Aber-Wrac’h, à Argenton ou l’Aber-Ildut, ça dépendait où l’on se trouvait. On faisait souvent l’appât au Minou, au pied du phare, on pêchait du gros lançon avec une senne que l’on tournait depuis la pinasse. Des fois c’était vite fait, mais on s’est vu d’autres fois donner une vingtaine de coups de senne pour avoir la boëtte suffisante ! La saison commençait fin mars début avril et durait jusqu’à fin octobre. Si le mauvais temps arrivait, ou si la sardine donnait, on restait dans la baie, ici, et on embarquait les filets droits. Pour ma part, je n’ai jamais fait la bolinche. »
En raison des difficultés de la pêche durant la guerre, André préfère s’embarquer comme matelot sur un petit canot à misaine de 6,30 mètres qui fait le maquereau de ligne dans la baie. « La plupart du temps ça allait, mais quand il n’y avait pas de vent, on se payait des corvées, souligne-t-il, on tirait sur les avirons des fois pendant une heure ou une heure et demie de temps pour arriver sur les lieux de pêche. On était trois à bord, le patron et deux matelots. Il y en avait un qui se mettait à la godille et un autre qui nageait avec un grand aviron. L’été, souvent le matin c’était calme plat, alors il fallait souquer dessus. L’après-midi, vers deux ou trois heures, le vent se levait et on avait un peu d’Ouest pour rentrer au port. »
Pinasses et malamoks
Avec la Libération, l’activité de la pêche reprend son cours normal. André embarque alors de nouveau à la palangre sur la Fleur de Printemps, puis sur Mamm Doué, une grosse pinasse de 18 mètres. Il fait ensuite une saison à bord de l’Aventurier, un malamok de 21 mètres qui pratique le maquereau de dérive, avant d’embarquer en 1946 sur le Jules Verne, un autre malamok, long de 21,78 mètres, sorti des chantiers Le Gall à Port-Rhu. Il reste durant six années à son bord et s’adonne à différents types de pêches tels que le maquereau de dérive ou le thon à l’appât vivant dans le golfe de Gascogne et jusque sur les côtes africaines. Durant deux hivers, le Jules Verne rejoint les rivages marocains pour y pêcher la sardine, qui est salée en barils. « Notre port de relâche c’était Agadir, se souvient André, on s’arrêtait d’abord à Safi pour y embarquer vingt tonnes de sel. C’était mon cousin germain, François Berlivet, qui commandait le bateau. Pour pêcher, on surveillait les fous de Bassan ; lorsqu’ils piquaient, c’est qu’il y avait un banc de sardines. Il y avait tellement de poisson que le filet foutait le camp avec. Autrement, si les oiseaux ne piquaient pas, c’était pas la peine de poser.
« L’année qui a suivi mon débarquement, au cours de l’équinoxe de 1953, le Jules Verne a été capelé par une lame alors qu’il était au thon dans le golfe de Gascogne. La plupart de l’équipage a été emporté et le patron, qui était à la passerelle, a reçu un choc sous l’effet du paquet de mer ; il est décédé quelques jours’ plus tard. »
André effectue alors plusieurs embarquements à bord de différentes pinasses comme la Jacqueline, ou le Petit Patrick à Joseph Moallic de Tréboul. Il pratique également les pêches saisonnières sur le Pell-euz-an-Neiz (Loin du Nid), patron Joseph Perhirin. Ces noms de bateaux ne laissent pas d’évoquer des souvenirs : « Quand on faisait le maquereau, on allait devant l’Aber-Wrac’h. On pêchait de nuit avec les filets de dérive ; il y avait une bouée avec un feu dessus et on restait cap sur la bouée. S’il y avait du vent, on était obligé de tenir le bateau avec le moteur en route pour étaler sur la bouée. Il y avait toujours trois hommes de quart debout. Le branle-bas se faisait vers trois heures ou trois heures et demie du matin. On allait boire le jus et puis on attaquait, et ça durait parfois jusqu’à la fin de l’après-midi. Souvent, quand on avait fini de rentrer les filets, on pêchait à la ligne pendant le reste de la journée. On n’avait pas beaucoup de répit en ce temps-là ! »
Lorsque, en 1959, Joseph Moallic fait construire l’Etoile-Espérance au chantier de Cornouaille, André Berlivet s’inscrit au rôle. Il y restera pendant douze années, jusqu’à ce que le patron vende son bateau pour se consacrer à la petite pêche. « L’Etoile-Espérance, c’était un thonier-clipper, précise André. On pêchait à l’appât vivant l’été dans le Golfe, et puis au mois de novembre on descendait sur Dakar où l’on faisait quatre ou cinq mois de campagne. Quand on était dans le Golfe, on allait à La Cotinière et jusqu’à Saint-Jean-de-Luz pour pêcher l’appât à la senne. C’était de l’anchois que l’on conservait à bord dans quatre grandes cuves, on mettait environ deux cents kilos par cuve. »
Notre homme quitte alors le milieu de la pêche durant quelques années pour s’embarquer au commerce. A son retour, il achète d’occasion le Notre-Dame-du-Bon- Refuge, un canot de 8,30 mètres avec lequel il fait lui aussi la petite pêche en attendant la retraite.
Le couteau et la gouge
C’est à la fin des années 1950 qu’André Berlivet commence à réaliser de véritables modèles de qualité. Il profite de son temps libre, entre deux marées, pour tailler des coques au couteau. Seuls quelques accessoires peuvent être réalisés en mer, durant les heures de quart ou lorsque le bateau fait route. Il confectionne alors des casiers miniatures à partir de pailles de riz provenant des balais du bord, ou roule du papier d’aluminium qu’il découpe et met en forme afin de représenter les sardines ou les maquereaux qui serviront à authentifier ses scènes de pêche.
« Enfant, dès que j’ai pu tenir un couteau j’ai commencé à tailler des lièges, se souvient André. C’étaient des lièges de filets que j’allais chiper dans les greniers. Après j’ai utilisé le bois, d’abord le pin du Nord qui ne convenait pas très bien pour être taillé au couteau. Alors j’ai pris du niangon où il n’y a pas de noeuds ; c’est plus facile de faire des coupes franches, mais c’est un bois très dur à couper. J’allais dans les chantiers pour récupérer des chutes et je faisais le modèle suivant les dimensions que je trouvais. Au début je ne prenais pas de mesures, je faisais au pifomètre ! Ensuite j’ai commencé à prendre les dimensions des bateaux sur lesquels je naviguais. Je demandais la longueur et la largeur au patron et pour le reste je me débrouillais, je relevais tout sur place et je notais sur un petit carnet.
« Je faisais un gabarit en carton, je reportais sur le bloc et je dégrossissais à l’égoïne. Maintenant je fais toujours comme ça, mais j’utilise un bois exotique plus tendre. Je finis d’abord l’extérieur de la coque au couteau, après je polis avec un morceau de vitre et ensuite du papier de verre très fin. Ensuite, je creuse à la gouge, dans la masse, jusqu’à hauteur du pont. Je vais un peu plus profond à l’endroit des panneaux de cale, comme ça quand je les représente ouverts on voit que c’est creux. Des fois, le pavois ne fait pas plus d’un millimètre d’épaisseur, surtout pour les canots, alors il faut y aller doucement pour ne pas passer au travers. Pour le gréement c’est pareil, je fais les poulies, les caps-de-mouton et tout le reste à la main. Je passe des heures et des heures ! »
L’expérience du métier
Mâts et espars sont en bois. Après avoir été dégrossis au couteau, ils reçoivent leur forme définitive à l’aide d’un morceau de verre qui, utilisé avec dextérité, permet d’obtenir des copeaux d’une remarquable finesse. Canots et annexes sont également taillés dans la masse, et leurs avirons découpés dans des lattes de bambou. Le polissage achevé, André met son modèle et ses accessoires en peinture. Sa connaissance des bateaux représentés lui permet de respecter fidèlement l’exactitude des couleurs. Lorsqu’il fait le modèle d’un voilier, thonier, langoustier ou canot à misaine, le modéliste taille lui-même ses voiles et accapare la machine à coudre de sa femme. « Au début c’est elle qui faisait, ajoute-t-il, mais j’ai appris à coudre et maintenant je préfère faire tout seul. »
Seule l’expérience du pêcheur permet de réaliser certains détails d’importance qui donnent au modèle une réelle valeur documentaire. Ainsi, on constate par exemple que sur les annexes des pinasses sardinières, André a représenté une toletière sur chaque bord à l’avant et une seule sur tribord au niveau du banc milieu. « Si le temps était beau, il y avait juste un gars à l’avant sur les avirons, précise André. Mais quand il y avait du vent, alors celui qui roguait aidait et s’asseyait sur le banc du milieu avec un aviron qui était beaucoup plus grand, plus palé quoi ! »
Rien ne manque à l’armement du bateau représenté ; le plan de pont est rigoureusement respecté et l’ensemble de la drôme figure en bonne place, telle qu’elle est disposée en pêche. Qu’il s’agisse des barils de rogue et de farine, des filets découpés dans des coiffes ayant appartenu à sa mère , des lignes, des caisses à poisson ou des canots annexes, chaque élément est confectionné avec le plus grand soin et disposé à portée de main de l’équipage. Ce dernier, loin d’être figé, effectue les gestes inhérents au type de pêche que le modéliste présente avec un remarquable souci d’authenticité. Les personnages sont réalisés en plomb ; découpés à la scie dans une plaque dont l’épaisseur est calibrée au moule. Eux aussi sont taillés au couteau, puis polis à la toile émeri avant de recevoir une couche de cire plastifiée afin d’éviter l’oxydation. Après séchage, la mise en peinture leur donne leur aspect définitif. Les couleurs sont celles de l’habillement traditionnel composé de vareuses bleues, rouges ou brunes. Représentés en action de travail, tous les personnages portent le tablier ou le pantalon de ciré. André Berlivet ne se cantonne pas à la maquette classique. Il utilise ses connaissances pour réaliser avec bonheur de véritables dioramas où les scènes de pêche sont d’une véracité sans concession à l’approximatif. De véritables documents ethnographiques qui parlent au cœur de tous les marins.
En l’absence de toute formation artistique particulière, René Urvois et André Berlivet ont su mettre au service de leur passion leur expérience acquise au cours de nombreuses années d’embarquement. Au travers de leur art poétique, instinctif et scrupuleux, c’est un précieux témoignage de savoir-faire qu’ils nous livrent, avec leur simplicité et leur rigueur d’hommes de mer. Ils contribuent ainsi à transmettre la mémoire de métiers et de bateaux disparus qui resteront inscrits dans l’histoire de la pêche douarneniste.
Remerciements : à Jean Quideau, ami mareyeur de Douarnenez et grand amateur d’art marin, qui nous a fait connaître l’œuvre de René Urvois, dont le père fut l’un des meilleurs informateurs d‘Ar Vag..