Par Sandrine Pierrefeu - On néglige souvent d’observer les dispositifs fermant les bassins des ports, or, sans porte ou bateau-porte, la plus moderne des formes de radoub se réduit à un quai impropre à la mise au sec des navires. Ce maillon sensible de la réparation navale fait l’objet d’un métier particulier parmi les bassiniers (ou attineurs), car un « portier » qui ne maîtrise pas son art risquerait de bloquer la porte et de faire échouer… l’échouage. Voyage entre vannes et marées dans l’univers très spécial de ces machines flottantes.
Le bateau-porte est à la cale sèche ce que la clef est à la voûte. Un élément déterminant qui passe inaperçu aux yeux des profanes. Devant une cathédrale, on loue la voûte, on admire l’arc, on apprécie l’espace créé sous le ciel de pierre, en ignorant la pièce maîtresse sans laquelle tout s’effondre. De même, dans un port, on s’extasie devant l’ampleur d’une forme, sa profondeur ou la qualité de ses bajoyers, le plus souvent depuis la chaussée du bateau-porte… en oubliant que l’efficacité de l’installation tient à son étanchéité, aux vannes et aux pompes placées sous nos pieds.
Si la première forme de radoub de l’histoire est sans doute celle de Portsmouth, taillée dans la roche à la fin du XVe siècle et fermée par une porte, la première cale sèche construite en pierres de taille et maçonnée est mise en service en 1671 à Rochefort. Elle est dotée de deux portes.
Pour construire la forme et installer ces portes, il a fallu bâtir un batardeau et assécher la zone. Ce mode opératoire, toujours nécessaire à la construction des cales sèches, s’avère coûteux en temps, en main-d’œuvre et en matériaux. L’un des principaux inconvénients des portes de bassin est qu’elles sont inamovibles : pour les entretenir et les réparer, il faut les déposer. Ce qui impose de les isoler à nouveau en construisant des batardeaux.
Pour être en mesure de maintenir en état le système de fermeture d’une cale sans assécher la zone, il fallait que celui-ci puisse être déplacé et mis au sec ailleurs. C’est ce qui fit le succès du système hybride imaginé à la fin du XVIIe siècle : le bateau-porte. Un « bateau » qu’on hâle, qu’on fait pivoter grâce à des amarres ou des câbles, voire qu’on remorque, pour l’ôter de l’entrée de la forme à fin d’entretien donc, ou simplement pour laisser entrer ou sortir les navires à radouber. Pour clore le bassin et le vider, on le coule, littéralement, à la place voulue.
Chaque bateau-porte est conçu sur mesure pour flotter à l’entrée de la cale, s’y poser et en masquer parfaitement l’ouverture quelles que soient les hauteurs d’eau extérieures.
« Les premiers bateaux-portes étaient souvent d’anciens navires coupés en deux, au milieu desquels on insérait une porte », raconte Jean-Yves Noret, dockmaster – responsable des bassins – à Naval Group, à Brest. Des rainures étaient ménagées dans le bajoyer et le radier. Le bateau-porte, une fois le bassin en eau, était calé dans ces rainures et ajusté à l’aide de martyres en bois, garnis de paillets en étoupe suiffée qui garantissaient son étanchéité. Une fois qu’il était à poste, des lests de pierres étaient amenés dans le bateau pour immerger sa carène jusqu’à qu’elle repose à sa place exacte sur le seuil du radier. La forme ainsi close, on vidait l’eau du bassin en la pompant à l’aide de brinquebales ou de norias, d’abord mues par des chevaux ou des hommes, puis par des machines à vapeur.
Les historiens continuent d’éplucher les archives pour établir la chronologie des tâtonnements autour de la conception des bateaux-portes dont les solutions actuelles sont les héritières directes. Les formules mathématiques utilisées au XVIIIe siècle pour appuyer le choix d’une carène, d’un échantillonnage ou d’une répartition de poids, dans une porte sont les mêmes que ceux que les concepteurs entrent dans leurs logiciels aujourd’hui ; et les solutions imaginées à l’époque sont loin d’être caduques trois siècles plus tard, même si les énergies et les matériaux employés ont changé.
Bernard Lezay, qui habite sur les rives de la Charente, s’est passionné pour la question. Il explique : « Le tout premier bateau-porte de Rochefort n’était pas une barque coupée en deux et dotée d’une caisse verticale, comme on l’a vu ailleurs. Il était en bois, bien sûr, car à l’époque c’était le seul matériau maîtrisé pour ce type d’ouvrages, mais il a été construit spécialement pour cette cale et avec de grandes précautions. »
Les ingénieurs de Rochefort déchantèrent devant la difficulté d’ajustage et de mise en place des bateaux-portes pour leurs formes de radoub. Ils revinrent à la solution initiale, à savoir la construction de deux portes. Durant tout le siècle suivant, les expériences se multiplient sans que les bateaux-portes l’emportent tout à fait. C’est qu’ils sont hauts, larges et étroits… comme une porte en somme. Sauf qu’ils doivent flotter et être capables de supporter un enfoncement de plusieurs mètres sans perdre leur équilibre, tout en coulant droit ! Un cauchemar d’architecture navale en matière de stabilité.
« Mais allez donc faire flotter une amphore en bois ! »
« La difficulté, outre sa mise en œuvre et son étanchéité, c’est la stabilité de ce diable de flotteur ! » admet Jean-François Tard, ancien employé du bureau d’études qui supervisa, entre autres, la construction et la mise en place du bateau-porte de la grande forme de radoub du port de commerce de Brest – la forme numéro 3. « S’il était large à sa base, ce qui aiderait à assurer son équilibre, il resterait collé au substrat du fond, et même allégé, ne remonterait pas, voire pire : il pourrait remonter de travers et se bloquer dans ses rainures. Il lui faut donc un fond effilé, capable d’être glissé dans une rainure mais aussi une panse généreuse pour pouvoir être remplie de lest. Une sorte d’amphore si l’on veut. Mais allez faire flotter une amphore ! Surtout une amphore dont on changerait sans cesse le niveau de lest et qui était construite en bois… un matériau flottant. »
Dans le tome premier de l’Encyclopédie méthodique Marine, Vial du Clairbois recense les retours d’expérience des différents systèmes selon les marnages. La différence de hauteur d’eau entre marées hautes et marées basses soumet en effet les portes à des contraintes différentes. Selon que le bassin se trouve en Méditerranée, en Atlantique, en mer du Nord, au Danemark ou en Suède, le casse-tête varie.
Résolue, aujourd’hui, l’énigme ? Pas tout à fait. La littérature maritime et sa chronique des incidents de radoub, prouve que l’étanchéité et la fiabilité de ces ouvrages n’est pas toujours acquise. Ainsi la forme numéro 10, à Marseille, vit son tout nouveau bateau-porte en béton précontraint de 9 000 tonnes (80 mètres de long pour 15 de large) mis hors service avant son neuvage en raison de fissures.
« Pas question de prendre de risque dans ce cas-là, détaille Jean-Yves Noret. Une porte qui cède en plein carénage provoque un désastre. C’est arrivé à Dubaï en 2002 quand deux des caissons de la porte du bassin 2 ont lâché sans crier gare. Une vague de 12 mètres a envahi la cale où étaient échoués cinq navires sur lesquels travaillaient des dizaines d’ouvriers… Plus de vingt personnes se sont noyées. » À Marseille, on remisa la porte douteuse par précaution. La plus grande forme de radoub de Méditerranée attendit près de deux ans et l’arrivée d’une nouvelle structure, en acier cette fois, pour être à nouveau opérationnelle.
En épluchant le Manuel du dockmaster que Naval Group distribue à ses bassiniers de Brest, on constate qu’il existe bien des types de portes – brouettes, à clapets, busquées, battantes… – et de bateaux-portes. Selon les conditions locales et les préférences des exploitants, les bassins modernes sont fermés soit par des portes – le plus souvent articulées sur le fond, sur les côtés, ou roulantes et escamotées transversalement –, soit par des bateaux-portes dont la largeur dépasse parfois 100 mètres. Quant aux matériaux de construction, le bois a été abandonné au profit du béton précontraint, des caissons d’acier soudé ou de la fibre de verre. L’histoire ne se termine pas une fois le dispositif choisi et éprouvé. Encore faut-il le faire fonctionner.
« Portier, c’est un métier ! Chacun connaît un bateau-porte, son bateau-porte. Il a le feeling avec lui, il sait exactement comment faire monter l’eau dans les ballasts assez rapidement mais pas trop, pour ne pas provoquer d’effet de carène liquide. Il sait comment l’équilibrer, quand stopper ses pompes, ouvrir ou fermer les vannes…, poursuit Jean-Yves Noret, depuis son bureau avec vue sur les formes de l’arsenal de Brest. Ici, nous avons onze portes de bassin et il n’y en a que deux identiques [même lorsqu’il s’agit d’un bateau-porte, les opérateurs utilisent souvent le mot porte, NDLA]. Nous sommes quatre portiers, chacun en connaît une, deux ou trois, pas plus. »
Pas question de compter sur une école pour ce métier-là. L’apprentissage est empirique et s’effectue par « matelotage », c’est-à-dire par enseignement direct de personne à personne. L’apprenti assiste à la manœuvre plusieurs fois, puis prend les commandes en présence de son tuteur. Quand il maîtrise la porte, il est « lâché » un jour de marée raisonnable et de fardage décent, seul aux manettes de son drôle de bateau. La responsabilité qu’il ou elle endosse est réelle car la mise en eau du bassin et la sécurité des ouvriers qui y descendent dépendent de sa précision.
« On peut avoir les meilleurs échoueurs du monde, s’il n’y a pas un bon portier aux manettes, on ne peut rien faire ! ajoute Jean-Yves Noret. D’ailleurs, tous les mouvements dans les bassins se décident par rapport à la mise en place ou au retrait du bateau-porte. Parfois, ça se joue à dix minutes près. Si on hésite une minute ou deux, on peut avoir à recommencer le lendemain. À condition que la marée soit encore favorable et que les conditions de mer et de vent le permettent. Or la manip’ est précise : par exemple, pour remplir les ballasts et descendre la porte bien droite, s’il faut cinquante tours de manivelle, l’assiette peut se jouer à un demi-tour de manivelle. Et le portier ne voit pas sa porte depuis la cabine. Il ne sait donc pas si elle prend de l’avance à tribord ou à bâbord… On le lui dit depuis le quai. Tout est visuel. La manœuvre se fait au ressenti et à la vue, comme l’échouage. »
Dans le manuel des bassiniers, le bateau-porte est appelé une « porte flottante à caissons ». Elle est décrite ainsi : « Après remplissage du bassin, le caisson est déballasté pour le soulever de son assise ; il peut ensuite être dégagé du passage par remorquage. Pour replacer la porte dans son assise, le caisson est tiré pour être remis en position et inondé pour le faire descendre sur son assise. La pression de l’eau exercée sur les joints de la porte la rend encore plus étanche à mesure que le bassin est vidé de son eau. » Le document liste ses atouts : peu coûteuse, elle est utilisable sur d’autres sites ou bassins et désormais le plus souvent symétrique, elle est réversible, donc réparable alternativement sans mise au sec intégrale. Ses inconvénients : elle est lente à mettre en œuvre et, puisqu’elle n’est pas autonome, elle requiert l’apport d’énergie extérieure.
L'eau rugit. La forme se remplit d'un brouillard froid
Difficile de se faire une idée sans assister à une manœuvre. Rendez-vous est donc pris au bassin numéro 4 des rives de la Penfeld, dans l’enceinte du port militaire. Jean-Yves et son équipe remettent en eau ce jour-là une frégate hydrographique fraîchement carénée. « Elle doit passer sous le pont de Recouvrance en sortant. Son tirant d’air est un paramètre de plus à intégrer dans le décompte horaire par rapport à la marée », précise le dockmaster.
Thierry, aux commandes du bateau-porte, nous accueille dans la cabine de pilotage : des voyants lumineux, des manomètres, peu d’électronique et pas de caméra. Cette passerelle pourrait être celle d’une grue ou d’un pont à bascule. Le portier explique : « Quand on pose un bateau-porte, on ajuste les hauteurs d’eau dans chaque ballast en fonction du niveau de flottaison de la porte. On prend pour repère le pont de ressaut, tout en haut. Moi, je coule la porte et les collègues me disent quand elle est bien dans ses feuillures, au bon niveau. Je sais que les ballasts sont pleins quand l’air arrête de sortir des évents. Pareil, quand on vide les ballasts pour la faire flotter, je vérifie en permanence les évents, je tends l’oreille, dit-il en désignant un tuyau recourbé. Quand ils n’aspirent plus d’air, c’est que le ballast est vide. »
Devant nous, la coque de la frégate tient en équilibre, maintenue par des clefs – ces accores appuyées aux bajoyers, qui soutiennent le haut de la muraille. Le fond du bassin est sec et les derniers bassiniers remontent sur le quai. Dans notre dos, presque au niveau la chaussée du bateau-porte, la mer clapote et donne l’impression d’être sur un barrage. Par radio, l’équipage du navire, les bassiniers et les opérateurs de la station de pompage du port se concertent. Ils disposent tous du même rétroplanning minuté sur lequel ils se sont accordés. Thierry allume un voyant rouge sur la jetée. « Au cas où des plongeurs seraient en opération côté mer, nous les avertissons avant d’ouvrir ! »
Au préalable, le portier a « balancé les vannes ». C’est-à-dire qu’il a vérifié la vitesse d’opération de chacune : « Si l’une des vannes se met en avance sur les autres, la porte peut se mettre en travers et là… bonjour ! » résume-t-il en se concentrant. Les trois axes du bateau-porte doivent en effet être contrôlés en permanence pour ne pas que celui-ci gîte sur bâbord, tribord, prenne du « pied » – se penche en avant ou en arrière – ou monte plus vite d’un côté que de l’autre.
« 12h35, remise en eau », crépite la VHF. Thierry ouvre les vannes qui traversent la porte pour que l’eau du dehors commence à remplir le bassin par gravité. « Quarante pour cent, annonce-t-il. Selon les portes, on compte en pourcentage ou en degrés d’ouverture. Il ne faut pas aller trop vite sinon la porte vibre. »
©SANDRINE PIERREFEU
Depuis les escaliers de la forme, de part et d’autre du bassin, Guillaume, un autre portier de Naval Group, et Jean-Yves surveillent l’eau qui fuse sur les brise-jets, ces encoches pratiquées dans la porte et destinées à réduire la pression sur les infrastructures et sur le navire. L’eau rugit. La forme se remplit d’un brouillard froid et une odeur d’écume entoure la coque de 1 000 tonnes.
« Un mètre », annonce Jean-Yves à la radio, tandis que Thierry ouvre les vannes de 10 puis, de 20 pour cent de plus. Une fois le fond du bassin en eau, la pression est noyée et le portier peut remplir plus vite sans danger pour les bajoyers. « Deux mètres ! »
« Sous nos pieds, il y a toute une machinerie de pompes, de tuyauteries et de vannes, un peu comme dans un sous-marin. Du dessus, on ne voit rien, mais à l’intérieur, c’est une ruche ! Tu veux descendre voir ? » Guillaume me devance dans le trou d’homme où dégringole une échelle en fer. Dès le premier local, chauffé et déshumidifié en permanence pour sauvegarder l’électronique, on entre dans le vif du sujet : des canalisations de tous gabarits, boulonnées de gros calibres, courent le long des coursives et disparaissent dans d’obscurs dédales. Chaque vanne électrique est doublée d’un volant manuel destiné à suppléer aux premières en cas de panne. « C’est long, très long, de fermer les trois vannes à la main… m’explique le bassinier. J’ai déjà eu à couler une porte sans électricité, un sacré boulot ! »
« Un bateau-porte, c'est une boîte remplie d'eau salée ! »
Nous continuons à descendre dans le ventre d’acier qui résonne de plus en plus en plus fort. De l’intérieur, les bruits sont amplifiés : outre le ronflement de l’eau qui traverse le flotteur en trombe et le fait « chanter », on entend le clapot du flot et les moteurs des remorqueurs en attente.
Guillaume me montre un à un les différents étages du dispositif. Le principe est simple : un lest solide assure son équilibre lège ; des ballasts, remplis et vidés par des pompes, lui permettent de couler et de remonter ; une fois qu’il est posé, des réserves d’eau (appelées « marnants ») se remplissent et se vident au gré des marées.
En bas : Séverine Droumaguet, alors responsable de la réparation navale à la CCI de Brest, vérifie l’état des plots d’azobé sur lesquels repose la porte.
©SANDRINE PIERREFEU
Soudain, alors que nous n’avons pas encore atteint le pont le plus bas, après un bref échange radio, Guillaume me fait signe de remonter avec lui. Il semble préoccupé. Tandis que nous gravissons les échelles, la porte change de ton. Arrivés sur le pont, nous apprenons que la manœuvre a été interrompue avant que la mise en eau partielle du navire soit achevée. L’équipage de la frégate a en effet détecté une anomalie sur un passe-coque. Le navire doit donc rester en cale sèche quelques heures de plus, le temps de réparer. Le portier a refermé les vannes où s’engouffraient à pleine force les eaux de la rade. Il a réagi vite et est parvenu à stopper le flux d’eau de mer au bon moment pour réduire l’envahissement. « Nous procédons systématiquement à une mise en eau partielle qui permet de faire un check-up d’étanchéité du navire », explique Jean-Yves. Une fois cette mise en eau partielle terminée et le check-up validé, le dockmaster ordonne généralement la reprise de la mise en eau pour déséchouage. Cette fois, la manœuvre est stoppée pour de bon.
Opérer un bateau-porte dans les conditions habituelles exige donc du doigté, de la réactivité et de l’expérience. À force de manœuvres, expliquent les intéressés, ils parviennent à faire face à la plupart des situations. Quelles que soient leurs années de service aux bassins, pourtant, une opération continue de leur donner des sueurs froides : le carénage des bateaux-portes. Pour qu’ils passent les seuils des cales qu’ils sont conçus pour fermer, il faut les alléger encore, ce qui les place hors des conditions de leur épineuse stabilité. Insomnies garanties…
Un carénage de ce type mobilise en outre deux formes de radoub : celle du bateau qui s’absente et celle dans laquelle on le place pour lui refaire une beauté. Pour éviter ces immobilisations de bassins et limiter les risques de chavirage, la plupart des bateaux-portes d’aujourd’hui sont réversibles. Leurs faces peuvent être entretenues sans risque ni perte d’exploitation. « Un bateau-porte, ce n’est pas compliqué, c’est une boîte. Mais une boîte remplie d’eau salée ! Donc, il faut faire bien attention à la peinture qu’on emploie pour couvrir ses parois intérieures comme extérieures. Si elle n’est pas bien peinte, elle pourrit très vite, rongée par le sel, du dedans comme du dehors. Il faut les caréner en moyenne tous les cinq ans. Sur les portes modernes et réversibles, ce n’est pas un problème. Pour les plus anciennes, il faut prévoir une mise au sec. C’est un gros chantier ! » détaille Jean-François Tard.
©SANDRINE PIERREFEU
Ainsi le bateau-porte du bassin numéro 3 du port de commerce de Brest, l’un des plus grands d’Europe, date de 1979. Il attendait un carénage depuis son neuvage. À la faveur de l’épidémie de Covid, qui vida les océans, la CCI de Brest qui exploite ce flotteur de 13 000 tonnes appartenant à la région Bretagne, a décidé de le caréner. « Nous en parlions depuis des années, mais nous reculions devant la nécessité de mettre hors service les deux grandes formes de Brest pendant plusieurs semaines. Ce bateau-porte de 85 mètres de long pour 17,50 mètres de large et de plus de 18 mètres de haut n’avait jamais été sorti de l’eau depuis son inauguration », raconte Séverine Droumaguet, qui était alors responsable de la réparation navale à la CCI de Brest.
Pour l’amener forme numéro 2 et le mettre au sec, il fallait le faire flotter plus d’un mètre au-dessus de ses lignes habituelles, le dégager de sa « voie de garage », puis le remorquer. Sous ce nouvel équilibre, quelle serait la stabilité du colosse ? Et comment pousser et tirer ce monstre construit pour résister à la pression de l’eau mais pas armé pour des chocs ni pour le contact avec le mufle des remorqueurs ?
Pour préparer la manœuvre, Séverine Droumaguet exhuma les manuels d’utilisation et les volumes de recommandations rédigés au moment de la construction. Les essais en bassin de carène et moult versions du dispositif aboutirent à ce flotteur monumental, dont les membrures et les renforts sont en acier et les six caissons, eux-mêmes divisés chacun en sept cellules, en béton précontraint.
La semaine avant le jour J, l'équipe a fort mal dormi
« Toute la manœuvre avait été prévue et un cahier d’instruction détaillait la procédure à suivre, mais elle n’avait jamais été expérimentée. Nous avons fait refaire des études avant de programmer les travaux, en mai 2020 », précise l’ingénieure.
Outre la versatilité du bateau-porte en mode ultra-lège – façon culbuto –, sa stabilité pendant le démontage de certains éléments à flot inquiétait bassiniers et exploitants : « Les quatre panneaux guides permettant au bateau-porte de coulisser dans sa voie de garage devaient être démontés. Mais nous ne pouvions pas les gruter tous les quatre en même temps… Nous étions inquiets du comportement du flotteur forcément déséquilibré par le démontage du premier, puis du deuxième, du troisième et du quatrième panneau. »
À cause de l’érosion notamment, des dépôts divers et des différents entretiens (peinture, changement de pompes, etc.), le bateau avait aussi, forcément, changé de poids en quarante ans. Son centre de gravité et l’ensemble des calculs de stabilité en étaient forcément modifiés. Un devis de poids théorique a été réalisé mais comme il était impossible de peser l’engin, le résultat comprenait une part d’empirisme.
La semaine précédant le jour J, l’équipe en charge de la manœuvre a fort mal dormi. Le 17 mai 2020, en prenant des précautions de canonniers, ils parviennent à mener le bateau dans la cale numéro 2 et entament la seconde phase de l’épopée, aussi hasardeuse : faire tenir cette aiguille de béton armé, haute et fine, sur sa base, à un 1,50 mètre au-dessus du radier – afin de pouvoir travailler sur sa semelle –, tout en l’étayant pour lui éviter de basculer. L’opération est couronnée de succès.
©MÉLANIE JOUBERT
« Nous avions pu mesurer et évaluer certaines choses avant la mise au sec, mais comme lors des carénages de grands navires, nous savions qu’au démontage, nous allions découvrir plein de choses ! En le mettant dans la forme, il nous restait beaucoup de questions sans réponse », poursuit Séverine. Outre l’entretien des alvéoles et de la carène, il s’agissait notamment de changer les martyres en bois qui servent de défense à la porte, ainsi que les dix-sept plots d’azobé sur lesquels la porte repose sur le fond. « Ces bois sont fixés à la porte par des tiges en acier d’1,50 mètre de long boulonnées à travers le béton. Nous ne savions pas si nous serions en mesure d’ôter ces tiges sans endommager le matériau. Sur des portes du même âge, dans d’autres ports, certains tirants n’ont pas pu être extraits et il a fallu percer à côté, ce qui peut fragiliser la zone… »
Le joint en caoutchouc d’un seul tenant, qui entoure le bateau-porte et assure son étanchéité côté mer, devait aussi être remplacé. « Cent-quarante mètres de joint d’un seul tenant… en caoutchouc noir, Borflex, à changer. D’une forme très particulière, il a été dessiné en “note de musique” pour que les boulons qui le fixent n’entament pas sa surface », explique Séverine en montrant des coupes de l’épaisse semelle tarabiscotée.
Alors que nous nous dirigeons, un mois plus tard, vers le bassin numéro 2, l’ingénieure nous apprend que tous les tirants ont pu être démontés. La graisse originelle, pourtant immergée depuis quatre décennies, faisant toujours son ouvrage, ils ont glissé hors de leur gangue sans faire d’histoire. Les blocs d’azobé qui protègent la porte et assurent son assise sont donc en passe d’être changés. Dans la forme où d’ordinaire se tiennent paquebots ou cargos, la porte repose, légèrement penchée. Étrange immeuble dont les lignes tiennent à la fois du bâtiment – du genre gratte-ciel ! – et du navire aux œuvres vives carénées pour faciliter l’écoulement des flux. Galbées, presque marines… On voit le bateau dans la porte.
ENCADRÉS
Garder plein n'est pas garder vide
Un bateau-porte, sauf s’il est réversible, est conçu pour garder un bassin vide, et donc résister à la poussée extérieure de l’eau. Il n’est pas toujours apte à conserver le même bassin… en eau. Retenir ou remplir, ce n’est pas le même combat ! À Rochefort, depuis son lancement, la frégate L’Hermione était gardée à flot dans une forme construite pour les carénages secs. Avec l’envasement qui remplissait les feuillures et obstruait pompes et vannes, les opérateurs du port avaient toutes les peines du monde à fermer la porte du bassin sans avoir recours à des scaphandriers pour vérifier le positionnement du bateau-porte en acier. Mais même quand celui-ci était parfaitement en place, la forme se vidait inéluctablement, peu à peu, à chaque marée, et la coque s’échouait parfois… S. P.
Contrôler l'effet de carène liquide
Un bateau-porte est un flotteur que l’on remplit d’eau pour le faire couler au bon emplacement. Pendant son remplissage, mais aussi son vidage, il est essentiel de veiller à son équilibre longitudinal et latéral, afin qu’il ne se bloque pas dans le logement qui lui est destiné. Cet équilibre est difficile à maintenir en raison d’un phénomène appelé « carène liquide ». Il s’agit de l’inertie d’une masse d’eau, calculée principalement à partir de sa surface exposée, qui entraîne un déplacement du centre de gravité.
C’est le même phénomène qu’on a tous rencontré au moment de déplacer une bassine remplie d’eau, quand les mouvements de celle-ci influent sur la stabilité de la bassine… Ou encore, si l’on penche même légèrement la bassine, le poids de l’eau peut faire basculer le récipient.
Cet effet, familier aux marins, continue à causer des chavirages, voire des naufrages. Le maître mot pour l’éviter : le compartimentage. Cloisonner les réservoirs permet de réduire les surfaces de liquide exposées à l’air et ainsi l’inertie des masses en mouvement. On contrôle et on réduit aussi, en fractionnant les cuves, la vitesse et l’importance des transferts de liquide.
Les opérateurs des bateaux-portes, les portiers, sont particulièrement attentifs à ces mouvements de poids. Ils s’appliquent à remplir les ballasts en douceur afin de descendre et de monter dans les feuillures des cales le plus régulièrement possible. S. P.
Raccommoder les navires
On emploie encore souvent le terme de « forme de radoub » pour désigner les bassins dans lesquels les navires sont mis au sec pour être réparés. Le mot « radouber » provient de redauber (terme attesté au XIIIe siècle) qui signifie « réparer, raccommoder ». Vial du Clairbois dans l’Encyclopédie méthodique Marine, un texte écrit au XVIIIe siècle – dont nous simplifions la syntaxe et l’orthographe pour en faciliter la compréhension –, le définit ainsi : « C’est le raccommodage que l’on fait au corps du vaisseau de retour d’un voyage pour le mettre en état de reprendre la mer ; on radoube les vaisseaux en les carénant, remplaçant les mauvais bois par les bons et y faisant toutes les réparations nécessaires, tant au corps du vaisseau qu’à la mâture, au gréement et à la voilure. » S. P.
Au fond de la forme, le travail des attineurs
Dans Le Chasse-Marée 307, Sandrine Pierrefeu a consacré un article au métier des attineurs, peu connu en dehors des marins et de ceux qui fréquentent les ports de commerce. Il ne semble pas inutile de revenir sur ce sujet pour approfondir la découverte des bassins de radoub. La journaliste a suivi les dockmasters de la société Damen qui, avant l’entrée du navire dans sa forme, reçoivent les plans de structure et de chargement ; ceux-ci leur permettent de concevoir le plan d’attinage, c’est-à-dire la disposition, au fond de la forme, des tins, ces « étais » qui vont maintenir le navire dans ses lignes une fois l’eau évacuée. Certains navires sont par ailleurs livrés à leur armateur avec leur plan d’attinage. La forme numéro 3 du port de commerce de Brest (longue de 420 mètres et large de 80 mètres) possède sept cent soixante-dix-sept tins, des blocs de béton ou de métal de 10 tonnes chacun, posés sur une planche martyre de 40 millimètres, et couverts de bastaings en bois dur.
« D’un bateau à l’autre, nous essayons de garder la ligne centrale de tins à poste, expliquait Philippe Breton, l’un des responsables du bassin chez Damen. Nous l’ajustons une fois que nous avons les plans du navire suivant. La position des tins latéraux, en revanche, change complètement d’un navire à l’autre. En forme numéro 3, nous avons le choix entre six sortes de tins. Nous les sélectionnons selon l’endroit où nous les plaçons sous la coque. La plupart du temps, le centre de la carène, que nous appelons le “fond plat” du navire, est à peu près plan. Nous le calons donc avec des tins dont la surface de pose est horizontale. Mais de part et d’autre de la ligne centrale du bateau, la carène remonte avec un angle plus ou moins fort selon les navires. La forme de la coque doit être compensée par celle des tins pour que la charge soit répartie correctement et que le navire repose sur toutes ses cales. Les tins sont donc plus ou moins inclinés : les “A” sont plats ; les “B” et “C” ont une faible pente ; les “D” sont un peu plus pentus, et ainsi de suite. »
Les tins sont positionnés « aux endroits où la coque est la plus solide, expliquait encore Philippe Breton. La charge par bloc est ensuite calculée par les dockmasters : selon les formes de radoub et les tins utilisés, on peut placer jusqu’à 350 tonnes par unité. Côté coque, le bureau du Lloyd’s préconise de ne pas prévoir de poser plus de 24 kilos par centimètre carré sur les parties renforcées du navire, et 18 kilos par centimètre carré hors renforts. À nous de composer avec ces données pour ne pas briser les tins ou déformer la carène. »
Une fois le plan établi, le dockmaster vient directement tracer à la main, dans la forme vidée de son eau, les points où les bassiniers devront positionner les tins. Il faut alors faire attention aux «“pentes-cales” qui permettent l’écoulement des eaux de pluie et de pompage, écrit Sandrine Pierrefeu dans son article. Le fond de chaque cale est légèrement pentu dans sa longueur, ses côtés sont légèrement convexes ou concaves. Ces déclivités, précisément connues et reportées sur les plans, sont compensées par les épaisseurs de bois d’écrasement et la forme des blocs utilisés pour l’attinage. » Les bassiniers se servent de lasers pour s’assurer du bon positionnement des tins, mais également d’une méthode simple et à la portée de tous pour vérifier des niveaux sur une grande portée : en plaçant les extrémités ouvertes d’un tuyau translucide rempli d’eau en haut de deux tins, il suffit de mesurer la différence de hauteur d’eau entre les deux côtés du tuyau pour connaître la différence d’altitude des tins et donc savoir s’ils sont bien placés.
Une fois tout cela calé, le navire peut entrer dans la forme remplie d’eau, où il est amarré avec précision. La forme est vidée en même temps que l’arrivée de la coque sur les tins est contrôlée, l’écart maximum accepté pouvant être de 15 centimètres. Pour ce faire, les bassiniers et les lamaneurs gèrent les aussières afin d’ajuster le navire. La phase de vidage est suivie par les trois dockmasters, grâce notamment à « un fil tendu au travers de la porte, croisé avec un fil à plomb suspendu au milieu de la coque », écrit encore Sandrine Pierrefeu. Le bateau posé, la forme est vidée complètement et l’équipe vient vérifier que tout est calé au bon endroit, car les risques d’enfoncement ou de déformation de la coque sont réels et peuvent conduire à des litiges.
Ce type d’échouage se pratique pour les navires à fond plat, ce qui représente la plupart des unités de commerce. Quand le bateau présente une carène en V – certains navires militaires notamment – on utilise un calage à clefs – des tins placés entre la coque et les parois verticales de la forme – ou encore un accorage, c’est-à-dire un ber.