Par Nathalie Couilloud - Dans sa galerie de Groix, Au Repos de la montée, Catherine Raoulas a installé depuis trois ans ses cartes marines peuplées de marins. Elle y campe une fantaisie pleine d’humour, inspirée de la mer et du monde des pêcheurs.
C’est toujours le même bonhomme, une sorte de géant pacifique, coiffé d’un calot, qui n’a généralement ni regard ni bouche, mais qui parle avec son corps. Il est pêcheur ou, en tout cas marin, porte vareuse, pantalons larges et bottes. Il prend vie sur des cartes marines, dont le modelé des côtes lui suggère des attitudes. Loin de son bateau, il en est encore tout imprégné et garde l’esprit vagabond.
Parfois, il essaie d’écarter les rives d’une rivière ; il pêche à la ligne, tranquillement assis sur l’île de Groix ; il escalade la côte morbihannaise en prenant appui sur la presqu’île de Quiberon ; il se saisit à deux mains de l’île d’Ouessant ; il tend la main pour recevoir les relèvements Consol d’une vieille carte à la technologie oubliée… Facétieux et libre. Il est coloré à la craie grasse, diluée au White Spirit, et ses contours sont dessinés avec une pipette d’encre. Simple et efficace.
Les trouvailles de Catherine Raoulas font sourire et son marin est adopté, reconnu, plébiscité. Des clients lui passent commande sur la carte marine de leur choix. Certains ont des exigences : un phare ici, une mouette là, une couleur assortie aux rideaux du salon… Et puis quoi encore ? L’artiste se cabre ; après tout, c’est sa liberté, et ce marin, pataud mais pas tant que ça, c’est son complice.
À l'occasion, un pêcheur pousse la porte de son atelier pour discuter
Ces cartes marines sur lesquelles elle s’épanche, elle les côtoie depuis des lustres. En 2005, elle déniche à Keroman, le port de pêche de Lorient, un ancien local de la CGT où elle niche une petite galerie. Remisées les revendications, place à la libre expression. « Le loyer était un peu cher, et je ne gagnais pas beaucoup d’argent au début. Un jour, je n’avais plus de papier et j’avais envie de dessiner un grand truc. J’avais des cartes marines que des copains pêcheurs m’avaient filées. J’ai pris la plus moche, je l’ai retournée et j’ai peint au dos. Et là je me suis aperçu que le papier réagissait super bien ! » Catherine en prend une seconde, pas très belle non plus, y trace un deuxième dessin. Depuis, combien de marins, de capitaines… se sont couchés sur ces cartes du SHOM ? Elle ne compte pas… mais elle n’a pas fini de fournir car elle est aujourd’hui assise sur un magot de quatre ou cinq cents cartes !
C’est que, petit à petit, elle a fait son trou sur le port de pêche. Après le premier atelier, elle fait venir du Havre, en 2011, des conteneurs qu’elle superpose rue Floriant Laporte, toujours sur le port. Huit sont noirs, quatre, plus petits, sont jaunes, et l’ensemble prend le nom de Lieu noir-Lieu jaune. « J’en ai prêté à des pêcheurs pour stocker du matériel et après j’y ai installé ma fille qui avait son atelier de céramique. Moi, j’avais plus de 200 mètres carrés. » C’est son atelier d’artiste, sa galerie, mais elle accueille aussi au fil du temps des expositions, des concerts le vendredi, des événements, dont un salon du vin nature, une expo photos sur Lorient, un bar associatif… « On m’avait dit, tu es folle, une galerie dans un
endroit pareil, tu ne verras jamais personne. Mais c’était un lieu atypique, ça ne faisait pas boutique, il était brut de pomme, comme les pêcheurs. » Et, à l’occasion, l’un d’entre eux pousse la porte de l’atelier pour prendre un café avec elle. « J’étais très fière, car ce n’est pas le genre à aller dans les galeries. Une fois, en voyant mon travail, il y en a un qui m’a dit : “Ouais, c’est pas moche !” C’était un super compliment ! »
Laurent Léna, vieux pêcheur de Lorient, connu comme le loup blanc, prend ainsi « la petite » en sympathie. Il va chiner des cartes usagées chez ses collègues et les ramène à Catherine. « J’allais à la pêche avec lui et il est venu me voir ici à Groix. C’était une très belle personne. » Laurent Léna a filé son câble il y a deux ans ; c’était bien la première fois qu’il donnait du chagrin à la petite.
On devine que l’héritage est d’autant plus précieux. « Ces cartes, c’est toute la vie des pêcheurs. Ils les gardaient, même s’ils ne s’en servaient plus, à cause du GPS. Il y a leurs traces, leurs coins de pêche, elles sont parfois annotées à la main. » Des lignes de vie dont Catherine est devenue la dépositaire à la fois sensible et responsable.
« Je me suis toujours sentie en sécurité sur le chalutier »
Sans doute parce qu’elle connaît leur métier. Embarquée en novembre 2012 et mai 2013 pour deux campagnes de deux semaines en Nord-Écosse sur le Mariette Le Roch II, un chalutier de 34 mètres de la Scapêche, elle en revient avec l’estime de ces hommes bâtis pour le large. Et elle ramène un beau carnet de croquis – avec paysages, détails d’apparaux de pêche, câblots, gestes professionnels. On y trouve aussi des notes, jetées en vrac entre deux coups de chien ou dans sa cabine. Elle en a tiré ensuite une série de grandes toiles, Deep Sea, aux silhouettes stylisées et aux couleurs vives, où les pêcheurs casqués, façon Playmobil guerriers, se coltinent avec une adversité salée, mouillée, glissante et bruyante.
Nord-Écosse en novembre pour un gabarit d’1,60 mètre et 50 kilos tout mouillés ? Même pas peur. « Sur un voilier, à la moindre gîte, on a beau me dire que c’est normal, que c’est fait pour, je ne suis pas à l’aise, alors que je me suis toujours sentie en sécurité sur le chalutier. » De son enfance dans les abers finistériens, au sein d’une famille mordue de pêche à pied, elle conserve le goût du poisson : « Quand on vide les poissons, ça déclenche un truc comme la madeleine de Proust chez moi ! Du coup, j’aidais les hommes, et j’ai été super bien accueillie. Le premier jour, c’est sûr, on était un peu timides. Tous ne parlaient pas français en plus. Mais j’ai commencé à les dessiner à table, pendant qu’ils mangeaient, j’ai fait le portrait de deux ou trois pêcheurs, et je leur ai offert, ça leur a donné la banane ! »
Catherine a « adoré » ces campagnes, et elle est restée en contact avec l’un des capitaines du Mariette Le Roch II, Thierry Kerzerho, qui est venu la voir après à l’atelier. « Un jour, il est arrivé avec une valise en bois pleine de cartes Decca, avec les traits de chalut. Il y en avait une centaine… Cadeau ! Et il m’a aussi acheté des toiles. » L’artiste n’envisage pourtant pas d’embarquer à nouveau. Elle sait que le milieu de la pêche a changé, et ses souvenirs, si intenses, la nourrissent encore.
Elle a commencé par afficher des dessins de poissons qui ne se prenaient pas au sérieux
L’aventure lorientaise s’est terminée fin 2020, parce que les pages de la vie se tournent, c’est ainsi, et que chez Catherine, la vie se découpe en tranches. Il y a par exemple celle du bar à huîtres qu’elle a tenu pendant dix ans place du Bouffay à Nantes avec le père de ses quatre enfants. C’est dans cet estaminet qu’elle a commencé à accrocher aux murs des dessins de poissons, qui ne se prenaient pas au sérieux et affichaient même une bonne dose d’humour. Un client les remarque un jour. Fort opportunément, il tient une galerie à Nantes et lui propose de les exposer. Elle y va, bien sûr, et c’est sa première exposition, en 1990.
La même année, elle présente d’autres travaux à Port-Louis qu’elle intitule « Chemin de Groix ». Puisqu’il paraît qu’il n’y a pas de hasard dans la vie, mais seulement des rendez-vous, Catherine Le Goff, professeure d’espagnol à Groix, pousse un jour la porte de la galerie et lui propose de venir exposer sur l’île. Catherine Raoulas, qui aime aussi travailler les textiles, sait tisser des liens solides : le fil qui s’est noué entre les deux femmes va la conduire à présenter son travail à Groix tous les étés pendant vingt ans.
Ensemble, elles mèneront aussi un travail avec les élèves du collège Saint-Tudy de Groix qui débouchera sur un petit livre écrit et illustré par les enfants, guidés par l’artiste, Gildas, le mousse de Groix.
’enseignante ayant mis sur pied un jumelage entre son île et son homonyme de Terre-Neuve – sise non loin d’une Belle-Isle inhabitée –, Catherine s’envole pour Terre-Neuve à la rencontre des élèves du collège local. Une petite résidence au bord de l’eau lui laisse un souvenir impérissable, même si le livre qui devait naître avec les élèves ne se réalise finalement pas. Elle ne rêve que d’y retourner… Quand elle arrête Lieu noir-Lieu jaune, c’est assez naturellement qu’elle vient s’installer à Groix. À deux pas du port, en face de Ti Beudeff, le pub qui garde les traces de bordées mémorables, elle a ouvert un nouveau lieu dans la rue qui grimpe au village, à l’enseigne du Repos de la montée.
Son nouvel antre est à la fois son atelier, sa galerie, son logement ; l’espace ouvert au public est séparée par une verrière d’une petite cuisine, où il fait bon prendre un café – avec Gadjo et Super, les chiens, qui attendent patiemment sous la table l’heure de la promenade. Cette nouvelle vie, commencée il y a trois ans, est rythmée par le flux régulier des vedettes – trois quarts d’heure depuis Lorient – qui déversent des flots de voyageurs. Mais il arrive qu’ils se cassent le nez sur la porte de la boutique : « Les horaires sont variables comme le temps ici. » C’est sympa de prévenir…
Elle ne représente pas la mer, mais elle y est reliée par tous ses sens
« Dès que je peux, je suis dehors », confirme celle qui a été un temps accompagnatrice de randonnées, pour des marches d’une dizaine de jours en autonomie. Ici aussi, elle marche, fait du vélo, pêche à pied… et revient travailler quand les murs de la galerie se vident ! Elle ne se lasse pas de voir la mer tout autour. « Je ne pourrais plus m’en éloigner ; à Nantes, elle me manquait. Ici, il y a la mer partout, les bateaux, le poisson, les odeurs, la matière aussi parce que je vais souvent glaner des bouts de bois. »
Cette mer, qui irrigue sa vie depuis l’enfance, elle ne la représente pas, pourtant, mais elle y est reliée par tous ses sens. Sur de grandes toiles de jute, elle se glisse parmi les poissons, se faisant toute petite au milieu d’un banc aux couleurs irisées. « Ça c’est quand j’ai envie de nager avec les poissons ! Je projette les couleurs, des pigments naturels mélangés à de l’eau, ça gicle, ça fait des taches, c’est ça qui crée le mouvement, je ne touche pas la toile. Je fais les contours en noir après. »
Des linogravures montrent des marins, des pêcheurs, des poissonniers… Souvent, elle les presse sur des pages de vieux livres d’école, d’atlas de géographie, d’éphémérides nautiques. Souvent aussi, elles sont frappées d’un point rouge dans un coin. « Quand j’étais petite, j’allais chez ma grand-mère à Recouvrance, j’ai des souvenirs de marins en uniforme, et de ma grand-mère qui disait : “Touche le pompon, ça porte bonheur.” Je n’ai jamais réussi… alors, maintenant, j’en mets partout ! »
« Je touche beaucoup de gens, parce que mon travail n’est pas compliqué »
Face à son marin stylisé, des visiteurs évoquent Corto Maltese… Catherine confesse qu’elle en était folle amoureuse dans sa jeunesse ! Mais ce qui est assez incroyable, c’est qu’en vidant la maison de ses parents à leur décès, il y a quelques années, elle a retrouvé sur ses cahiers d’écolière plusieurs croquis de marin. « Il était beaucoup plus souriant, jovial, mais je reviens à un dessin que je faisais quand j’avais six ou sept ans, c’est quand même bizarre. »
Ce long compagnonnage se poursuit à travers le monde sans qu’elle quitte son île. « Il y a quelque temps, je planchais sur une carte de Bora Bora depuis plusieurs jours pour une commande, j’attendais qu’une idée me vienne, quand un gars est entré dans l’atelier ; il voit la carte et me raconte qu’il connaît très bien l’île, qu’il y a vécu. Il commence à me la décrire : “Là, il y a de grands hôtels, ici, c’est hyper pauvre…” Du coup, l’île a pris vie et j’ai trouvé une idée. Ça fait parler, en fait, les cartes. Et puis en soi, c’est beau. Mais une carte neuve, ça ne m’intéresse pas, ce sont les plis, les craquelures, la tache de café qu’il y a dessus… C’est un peu comme les gens, quand ils sont lisses… »
Avec ses yeux couleur d’huître, sa salopette blanche et ses cheveux en pétard, Catherine va de l’avant. « Il ne faut pas trop douter. Quand tu peins, que tu ne vends pas, tu remets toujours en question ton boulot, tu as des doutes sur ce que tu fais. En fait, ce n’est pas que je n’ai pas de doutes, mais je ne m’encombre pas du jugement des autres. Le trait aussi, il doit venir du premier coup. »
Sans démarche commerciale, sans stock, sans trop d’argent non plus – « Je ne suis pas gourmande. C’est déjà chouette de vivre de ce que je produis ! » –, elle a fait le choix de ne pas vendre cher pour rester accessible, et continuer à s’amuser. Sur son mur Facebook, elle poste certaines toiles en proposant aux visiteurs de leur trouver un titre ; le meilleur gagne une linogravure ! « Ce que je fais touche les gens et je touche beaucoup de gens, parce que mon travail n’est pas compliqué. C’est une peinture simple, pas élitiste, tu n’es pas obligé de te torturer pour comprendre. Après, moi je ne dis pas que c’est du grand art. Mais quand les gens me disent que c’est touchant, ça me nourrit, ça me porte. » Et cette petite bouffée de légèreté ne peut décidément pas faire de mal ! ◼