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Par Louis Baumard – Le cargo mixte Cap San Diego a vécu son âge d’or entre 1962 et 1981. Il transportait alors passagers et fret entre Hambourg et l’Amérique du Sud, justifiant son surnom de « cygne blanc de l’Atlantique Sud ». Il aurait pu finir ferraillé, comme tant de ses pairs, si les élus hambourgeois ne l’avaient pas sauvé en 1986, en lui offrant une seconde vie. Aujourd’hui, symbole de l’activité du grand port allemand, devenu cargo-musée, il navigue toujours au fil de l’Elbe dans son état d’origine, à la grande fierté des bénévoles qui veillent sur lui.

L’histoire du Cap San Diego commence à Hambourg. Deux fois. La première, c’est avec son lancement en 1962 : le cargo mixte est le dernier-né d’une série de six Schwesterschiffe, navires jumeaux. Il est conçu pour naviguer vers l’Amérique du Sud où l’Allemagne est, d’une part, bien implantée commercialement et, d’autre part, conserve dans le Sud du Brésil des liens avec une population d’origine allemande. D’où les escales desservant Paranaguá, São Francisco do Sul, Florianopolis, Rio Grande, entre lesquelles cet omnibus maritime transporte passagers et marchandises.

Cäsar Pinnau, l’architecte local, et la compagnie Hamburg Süd, l’armateur, ont voulu « un beau navire ». Ils l’ont eu. Le chantier Howaldtswerke Deutsche Werft, qui a hérité de la construction, est lui aussi hambourgeois, et cette communauté historique expliquera bien des choses par la suite.

Lancé en 1961, long de 160 mètres et large de 22 mètres, le Cap San Diego peut embarquer 10 017 tonnes de marchandises, ce qui le classe dans la catégorie des grands cargos de l’époque. Ses lignes élégantes sont plus proches de celles des grands yachts que de celles des navires de charge.
©From archive of MS Cap San Diego, Museumsschiff, Hamburg

Le navire mesure 160 mètres de long pour 22 mètres de large avec un tirant d’eau de 8,50 mètres. Il peut embarquer 10 017 tonnes de marchandises, ce qui, au début des années 1960, le classe dans la catégorie des grands cargos. À la même époque, et pour des voyages vers l’océan Indien, la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire prend livraison de Ville de Brest (12 264 tonnes) et de Ville de Diego-Suarez (11 141 tonnes). Mais le Cap San Diego, lui, a des allures de grand yacht avec son château aux formes arrondies et élancées. Une élégance qui dénote.

Le Cap San Diego gagne son surnom
de « cygne blanc de l’Atlantique Sud »

Son équipage compte quarante-neuf marins, dont un blanchisseur chinois. Le chiffre apparaît pléthorique selon les critères actuels, mais il s’explique par la présence de douze passagers et par le fait que les machines ne sont pas automatisées. Comme à la passerelle, on y fait le quart, ce qui exige la présence de quatre officiers-mécaniciens et neuf maîtres ou ouvriers mécaniciens et électriciens. La vitesse de pointe, 20,3 nœuds, le rapproche de celles des porte-conteneurs d’aujourd’hui. La coque est soudée – et non plus rivetée. Le navire est adapté aux conditions commerciales des voyages vers l’Amérique du Sud : installations frigorifiques plus vastes, citernes pour les huiles comestibles, panneaux de cales modernes, nombreux apparaux de manœuvre et de chargement.

Entre 1962 et 1981, son âge d’or, le Cap San Diego réalise cent vingt allers-retours entre son port d’attache et la côte Est de l’Amérique latine, avec Buenos Aires comme tête de ligne. À l’aller, il transporte en soixante jours, parfois quatre-vingt-dix, des machines-outils, des voitures (déjà !), des produits chimiques, alimentaires ou pharmaceutiques, du papier. Le capitaine Birger Möller, un ancien de la compagnie Hamburg Süd, se souvient qu’une traversée coûtait pour un passager « presque autant que le prix d’une Coccinelle Volkswagen ». Au retour, il charge du café en sacs, des concentrés de jus de fruits en fûts, du bois en grumes, de la laine en ballots, des huiles alimentaires. Les six navires de la série possèdent surtout une grande capacité en cales réfrigérées, un équipement intéressant pour les exportateurs argentins de viande. En 1963, il embarque aussi un passager encombrant et pour le moins velu, un ours polaire que le zoo d’Hagenbeck a vendu à celui de Montevideo. Le Cap San Diego gagne à l’époque son surnom de « cygne blanc de l’Atlantique Sud ».

Les choses vont commencer à se gâter en 1981 lorsque, le 10 décembre, le navire est affrété par la compagnie espagnole Ybarra, autre grande spécialiste des lignes latino-américaines. Pour le compte d’une filiale nommée HansaAmerica, le Cap San Diego passe sous pavillon panaméen. Ça ne dure pas longtemps. En mars 1982, l’affrètement s’achève et le Cap San Diego devient San Diego tout court en passant entre les mains du Libérien Multitrade Shipping, une compagnie espagnole, peut-être filiale d’Ybarra. On peut imaginer qu’il se livre alors au tramping international, une activité qu’il poursuivra tant que son coût d’entretien et ses frais de personnel ne seront pas trop élevés pour l’armateur.

L’ère des cargos de ligne au long cours s’achève. Depuis plusieurs années, les porte-conteneurs ont pris le relais. Le transport des « boîtes » emploie moins de personnel et les navires passent moins de temps au port. Or, selon l’adage maritime, « un navire gagne de l’argent en mer mais il en perd au port ». Le Cap San Diego, avec ses mâts de charge devenus encombrants et ses panneaux de cales à l’ancienne, n’a aucune chance. Pense-t-on…

En 1986, il devient le Sangria, un patronyme infamant si l’on considère son passé. Ce nom lui est donné par le directeur de Navorient Maritime Limited de Hong Kong, le capitaine-armateur indien Walker, qui l’a racheté le 22 avril 1986 à Multitrade Shipping « dans un état d’esprit alcoolisé », dira-t-il plus tard, bière à la main, à ses futurs acheteurs hambourgeois. Pour tirer un tout dernier profit avant son ultime voyage vers les fonderies asiatiques, Walker dirige le Sangria vers Szczecin, en Pologne, où il charge 4 000 tonnes de sucre… juste après qu’un réacteur de Tchernobyl a subi le sort que l’on sait. Les chargeurs d’Arabie Saoudite, à qui ce sucre est destiné, bloquent la cargaison par peur d’une contamination. Ce retard vers Hong Kong se révèle providentiel pour le vieux cygne décati.

Le navire est en route pour Hong Kong
lorsque la vente se conclut finalement

Car, parallèlement, au début de 1986, des Hambourgeois du milieu portuaire réfléchissent à la célébration du huit centième anniversaire du port, prévu en mai 1989. Ils phosphorent autour d’une question : comment symboliser le succès et la pérennité de Hambourg à travers les siècles ? Réponse : en créant un musée flottant à bord d’un navire de commerce local, sur l’Elbe, exactement entre la ville et le port, pour témoigner que la ville, le port, les armements et les chantiers ne font qu’un. Sauf que, depuis 1986, les entreprises hambourgeoises se sont globalisées. Mais c’est une autre histoire.

En 1986, quatre des six Cap de la série ont déjà terminé leur vie en plaques de métal. Des courtiers repèrent le Cap San Antonio, mais il s’avère vite trop mal en point pour faire l’affaire. Reste le Cap San Diego, visité à Szczecin, qui est à vendre pour 880 000 dollars. C’est une somme, et les élus hésitent. Le navire est en route pour Hong Kong lorsque la vente se conclut finalement pour… 1,1 million de dollars ! Walker, armateur, marin et bon commerçant, a bien compris que les Hambourgeois tenaient au navire, parfait symbole de la ville et du port, et qu’ils étaient pressés par le temps. De quoi faire monter les prix…

Birger Möller raconte : « J’ai navigué à bord de plein de navires de la Hamburg Süd, à différents postes. Je connaissais pratiquement toute la série. C’est la raison pour laquelle la compagnie m’a chargé d’embarquer à Suez afin de faire un bilan technique et voir quelles réparations pouvaient être rapidement effectuées à Cuxhaven [à l’embouchure de l’Elbe], avant que le navire n’entre solennellement à Hambourg. Le capitaine indien m’a interdit de visiter la salle des machines mais je savais bien sûr comment y accéder sans être vu. » L’état des machines est déplorable. Même chose pour la cambuse. « Quelques jours avant de débarquer, il ne restait pratiquement plus rien à manger. À l’époque, je disais que les cafards étaient sortis de la cale en brandissant un drapeau blanc ! »

Avec un équipage réduit à douze marins indiens, et deux mois après avoir quitté Bangkok, où la transaction s’est faite, le navire fait escale à Cuxhaven le 27 octobre. Il y embarque des notabilités et les soixante-dix premiers bénévoles qui vont lui donner une nouvelle jeunesse. Le 29, le Sangria embouque l’Elbe et, une fois arrivé à Hambourg, hisse le pavillon de la République fédérale d’Allemagne. Il redevient le Cap San Diego. Sa deuxième vie commence.

Avant de se lancer dans les travaux de rénovation, la ville donne au revenant un cadre juridique en le confiant à la fondation de l’Amirauté de Hambourg. Cette institution locale, créée en 1623 pour lutter contre la piraterie, a été dissoute en 1811 par Bonaparte ; elle est recréée en 1986 pour l’occasion et devient l’armateur du cargo avec la mission de le maintenir en état de naviguer et de l’ouvrir au public. Concrètement, la fondation délègue à une société d’exploitation (Betriebsgesellschaft) la responsabilité de financer ces objectifs et de gérer les affaires courantes. On verra que le bénévolat et les parrainages jouent un grand rôle dans la seconde vie du navire, mais dès son grand retour sur l’Elbe, les travaux à mener sont clairs : conversion du cargo en navire-musée, restauration à l’état de neuvage et réparation des machines.

Le Cap San Diego dans la forme de radoub flottante du chantier Blohm & Voss, où il entre en grand carénage tous les cinq ans, depuis son rachat par la ville de Hambourg.
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« Le plus grand navire de commerce-musée
au monde en état de naviguer »

En mai 1989, le port fête ses huit cents ans d’existence alors que le cargo blanc et rouge descend pour la première fois sa coupée au grand public. Il obtient une place de choix au ponton de l’Outre-mer (Überseebrücke), celle qui est la sienne aujourd’hui, au cœur de la ville, entre la Philharmonie et le trois-mâts Rickmer Rickmers. Sa rénovation a été assurée en partie par les ouvriers licenciés d’un chantier naval qui vient de disparaître, le Howaldtswerke Deutsche Werft… celui-là même où le navire a été construit. Le Cap n’est pas la seule relique du chantier : deux sous-marins, de 1941 et 1942, sont maintenant exposés, l’un à Chicago et l’autre à Liverpool.

Le Cap San Diego participe désormais à toutes les fêtes et anniversaires dans son port d’attache ou à proximité : les cent ans du canal de Kiel et divers rassemblements de navires du patrimoine. Il appareille jusqu’à quinze fois par an mais ne s’éloigne pas des côtes pour des questions de sécurité. Ses promoteurs l’assurent : il est « le plus grand navire de commerce-musée au monde en état de naviguer ».

Ce navire, il faut bien le faire vivre. Les cent mille visites payantes du bord, chaque année, ne suffisent pas. Le grand carénage, qui a lieu une fois tous les cinq ans, coûte à lui seul 1,4 million d’euros (chiffre 2021). La ville en finance la moitié… mais il faut trouver le reste. Au fil des années, les idées lucratives ne vont pas manquer. En 2005, il obtient le statut officiel d’hôtel pour ses douze cabines et la suite du commandant. Ambiance et design sixties assurés – sauf la faute de goût d’une télévision chez le commandant – et tarifs assez accessibles. En 2009, c’est une boutique de souvenirs qui ouvre sur le quai. On a beau être reconnu monument historique par l’administration municipale, on est assez jeune, en 2017, pour ouvrir un escape game dans une cale. Quant aux sorties en mer ou sur l’Elbe, elles sont proposées au grand public. Les sociétés peuvent y organiser du team-building ou autre événement convivial. Embarquons pour une balade jusqu’au canal de Kiel.

Vendredi 5 août 2022, 9 heures. Cinq cents personnes font sagement la queue en attendant de monter à bord. Au programme, une remontée de l’Elbe jusqu’à Brunsbüttel, l’entrée occidentale du canal de Kiel et, après le passage de l’écluse, une navigation jusqu’à Rendsburg. Le ton est donné dès le départ avec des chants de marins et l’aide d’un remorqueur, le Löwe, encore plus âgé que le cargo. Coup de sirène à 10 heures pile. Autre coup de sirène en passant devant le chantier où il est né, mais où rien ne subsiste de l’activité navale passée. Le Cap San Diego aime donner des coups de sirène. Il a fallu une heure pour mettre les machines en marche. Des moteurs auxiliaires fonctionnant au diesel « démarrent » d’abord et génèrent de l’électricité pour des compresseurs qui, à leur tour, fourniront l’air comprimé permettant au moteur principal de se mettre en marche.

« Les jeunes absorbent comme des éponges
ce que les anciens leur enseignent »

Les passagers d’un jour découvrent le navire dont la physionomie extérieure n’a pas changé depuis 1962. Une cale a été aménagée pour recevoir des expositions, une autre sert de restaurant mais, vu du pont, presque rien n’est décelable. Comme autrefois, l’équipage doté de bleus (en l’occurrence, rouges) de la compagnie Hamburg Süd est de nouveau pléthorique. Les barbes et cheveux gris et blanc dominent. Dirk Jacobs, quatre-vingt-un ans, ancien matelot devenu enseignant, reconnaît une certaine nostalgie pour le métier. Un métier dont les constantes ne le rebutent pas : « Nous travaillons à nettoyer un pont souvent sale et poussiéreux. Mais il faut le faire. Si ensuite tout redevient propre, c’est une belle récompense. »

Les motivations et le plaisir des bénévoles peuvent se lire dans un superbe album qui leur est consacré. Ainsi Udo Teuffer, soixante-huit ans, matelot et ingénieur en retraite, explique : « J’aurais aimé être charpentier, j’aurais aimé aller en mer, j’aurais aimé construire des bateaux… Tout s’est passé différemment mais, ici, sur le Cap San Diego, je me rattrape. » Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a construit une superbe maquette du navire. Cynthia Wolter, vingt-neuf ans, élève officier dans une école de la marine marchande, n’y va pas par quatre chemins : « Pour le dire crûment, j’ai beaucoup plus appris ici en une journée que lors de mon premier embarquement d’un mois ! » Harald Bube, soixante-douze ans, officier mécanicien, comme il le fut toute sa vie chez Hamburg Süd, confirme que le vieux cargo est devenu un centre de formation non officiel : « Les jeunes absorbent comme des éponges ce que les anciens leur enseignent. Nous leur dévoilons tous les secrets. » On se prend brusquement à regretter qu’il n’y ait jamais eu d’équivalent dans la marine marchande française…

Le navire dépasse l’usine Airbus, puis le quartier huppé de Blankenese. Peu de navires sur l’Elbe ce vendredi. Toutes les crises du monde s’abattent aussi sur les ports prospères. Les passagers déambulent quasiment partout du gaillard à la plage arrière. C’est parfaitement étonnant de voir comment l’espace limité de la passerelle est occupé, envahi même, par une trentaine de passagers silencieux, disciplinés, observant le pilote donner ses ordres à l’homme ou à la femme de barre.

Klaus Lingenauber, guide bénévole, passionné d’histoire maritime et auteur d’une série d’articles sur le navire, se souvient de questions légèrement saugrenues (ou prémonitoires) posées par un visiteur : « Est-ce que l’on hisse des voiles aux mâts [de charge] ? » Il aime bien, aussi, leur rappeler que l’on ne parle pas d’un « bateau » mais d’un « navire ». Sur les ailerons des navires que nous croisons ou dépassons, des marins n’en croient sans doute pas leurs yeux en regardant ce cargo surgi du passé. Échanges rapides de saluts et photos des deux côtés.

Le clou de la visite, c’est la salle des machines. Rien de changé depuis les années 1960 et, c’est donc un musée dans le musée. Chaleur, odeur, tac-tac-tac régulier des pistons en mouvement et mystères des multiples cadrans et compteurs. Blaise Cendrars et Paul Morand ont autrefois formidablement raconté des lieux semblables sur des paquebots transatlantiques. Les mécaniciens, anciens marins ou salariés des chantiers, expliquent volontiers aux terriens comment fonctionne l’édifice haut de plusieurs ponts. Si on leur demandait de visiter la cheminée, ce serait sans doute possible ! Pour des anciens de la « mar mar » et ceux de la « navale » (entendre marine marchande et construction navale), ce navire est une relique que l’on chérit.

« J’ai appris mon métier d’électricien sur un navire
et ça m’amuse de revoir tout ça »

Si la société d’exploitation qui gère le Cap ne compte que quatre employés permanents, cent soixante-dix bénévoles assurent l’entretien et participent à tour de rôle aux navigations. Ce sont essentiellement des retraités, marins ou non, mais on remarque quelques jeunes gens, affectés aux manœuvres un peu acrobatiques. Le plus emblématique des bénévoles est sans conteste Birger Möller, qui commande le navire aujourd’hui, et parle de
« la relation émotionnelle que les marins avaient autrefois avec la cargaison. Aujourd’hui, tout ça, c’est fini. » Il se souvient qu’il débarquait de la viande de cheval en France et en Belgique. « La viande, c’est ce qui rapportait le plus à la compagnie. » Et puis il est happé par un autre ancien commandant qui revient de la visite des machines et assure y avoir dénoté un bruit suspect. « Un bruit suspect, s’esclaffe Birger Möller, mais c’est normal, elles ont été construites en 1962 ! » Comme l’autre insiste, il promet de prévenir.

À contempler les lignes élégantes du navire, quittant ici le port de Kiel pour une nouvelle journée de navigation, on comprend l’attachement et la fierté des bénévoles qui veillent désormais sur la destinée de cette relique de la marine marchande, aussi fringante qu’à son lancement.
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Le sol des coursives brille comme sur un navire neuf. Elles sont décorées d’anciennes affiches de la compagnie et laissent voir les cabines des marins, les offices, les carrés, les buanderies. Les bénévoles qui y passent du temps achèvent de rendre vivant ce musée qui bouge. Un niveau plus haut, c’est le pont entier dévolu aux douze passagers lorsque le navire en transportait, leur piscine et leurs très confortables salons.

On ne visite ni les cabines des passagers, ni les cales 3 et 4, mais tout le reste. Toujours plus haut, une chambre des cartes renferme un épais registre des navires de 1976 qui nous apprend, entre autres, qu’un pétrolier soviétique portait le nom de Jacques Duclos, un politicien français oublié. Évolution technique aidant, la cabine de l’officier radio, juste derrière la passerelle, bardée d’appareils volumineux, paraît aujourd’hui très, très désuète. Le visiteur peut s’y exercer au code Morse.

Le déjeuner nous emmène dans un endroit inattendu, une cale, où le plat unique consiste en « boulettes de Königsberg » aux câpres. Ambiance mi-boîte de nuit, mi-fête de la bière. Un voisin de table raconte qu’il est venu pour deux raisons : « J’ai appris mon métier d’électricien sur un navire et ça m’amuse de revoir tout ça. L’autre raison, c’est qu’il est difficile de trouver un embarquement pour naviguer sur le canal de Kiel. »

Justement, à 14 heures, quatre heures après l’appareillage, le pilote de rivière quitte le navire pour laisser la place à celui du canal. Mais il faut d’abord franchir l’une des quatre écluses de Brunsbüttel, où une cinquième est en construction, ce qui prend presque une heure. La largeur du canal, 162 mètres maximum, ne permet pas toujours à deux navires de se croiser facilement, mais des sortes d’encoches creusées dans les rives offrent la possibilité de se « garer ».

Un superbe yacht ancien surgit soudain d’une courbe. Le Dannebrog, trente ans de plus que le cargo, appartient à la reine du Danemark ; une bonne partie de son équipage en uniforme s’est massée sur la plage avant pour saluer et prendre des photos. Birger Möller connaît le protocole. Il a été le premier à donner les trois coups de sirène. Une autre curiosité attend les passagers à Rendsburg : un pont transbordeur toujours en activité. Il n’y en aurait plus que huit dans le monde. La croisière s’achève ici, à une soixantaine de kilomètres de Brunsbüttel. Les pompiers locaux nous font un accueil digne d’un transatlantique entrant pour la première fois à New York. Les patrons des remorqueurs locaux ont un peu de mal à faire leur travail… L’émotion, peut-être ?

Sur le patrimoine hambourgeois, lire aussi les deux articles sur le grand voilier Peking : Peking, mémoires d'un seigneur et Peking, revue de chantier ou l'article sur La renaissance du Schaarhörn, vapeur de la Basse Elbe.

ENCADRÉS

Bleichen, l’autre cargo-musée 

Hambourg aime la diversité et la concurrence puisque deux fondations y chaperonnent le patrimoine maritime, celle de l’Amirauté pour le Cap San Diego et, depuis 2001, à l’initiative de la chambre de commerce, la Stiftung Hamburg Maritim. Celle-ci gère le cargo Bleichen, le vapeur Schaarhörn (sujet d’une restauration passionnée et surnommé « le cygne de la Basse Saxe ») et plusieurs unités de moindre tonnage (pilotine, vedette à passagers, cotre, remorqueur, etc.). Le Bleichen, amarré au Hansahafen, a eu une vie aussi bien remplie que son collègue du quai de l’Outre-Mer, même s’il peut apparaître comme un parent pauvre (petit armateur, petites lignes).

Le MS Bleichen à quai à Hambourg, l'autre grand cargo-musée.
©Stiftung Historische Museen Hamburg

Lancé en 1958, il commence par transporter du papier des pays scandinaves vers Hambourg, gros producteur de journaux. Conçu pour briser les glaces de la Baltique, il navigue quand même vers l’Afrique de l’Ouest et finit par être vendu à un armateur turc qui le baptise Old Lady. L’homme, dit-on, aime tellement le Made in Germany qu’il ne touche à rien des aménagements intérieurs. En 2007, alors qu’il doit être ferraillé, la fondation le rachète et son sort se met à ressembler à celui du Cap San Diego : retour vers le port-patrie, rénovation par des bénévoles, sorties sur l’Elbe et le canal de Kiel. 

Ensuite, on ne peut ignorer l’existence du trois-mâts Rickmer Rickmers, voisin du « cygne blanc de l’Atlantique » et celle du Peking, quatre-mâts amarré au fond du Hansahafen, près du Bleichen, secteur éloigné des flux touristiques, mais destiné à devenir un quartier d’habitation et site du futur Deutsches Hafenmuseum. 

Pour découvrir le Bleichen, le site de la Stiftung Historische Museen Hamburg. Tel. 00/49/40 78 08 17 05.

Hambourg, « la porte qui ouvre sur le monde »

©Westend 61/Hemis.fr

Située sur l’Elbe, à 144 kilomètres de la mer du Nord, Hambourg est la deuxième ville la plus peuplée d’Allemagne. Son port est le troisième d’Europe, derrière Rotterdam et Anvers, et le deuxième terminal de porte-conteneurs après Rotterdam. Son histoire commence en 1189 avec sa création par l’empereur Frédéric Barberousse. En 1321, la ville est l’une des fondatrices de la Ligue hanséatique avec Lübeck et devient au XVIe siècle l’une des cités les plus riches d’Europe. Sa devise, Das Tor zur Welt, « la porte qui ouvre sur le monde », rend hommage à ce passé de cité marchande prospère.

De nombreux canaux sillonnent la ville aux façades de briques rouges qui s’est développée autour du port, de ses armements et de ses banques jusqu’à devenir une place majeure du commerce maritime international. Au XXe siècle, et jusque dans ces dernières années, les échanges avec l’Asie et la Chine ont dopé le transport de porte-conteneurs – des centaines d’entreprises asiatiques y sont installées. Fort de cette croissance, le Land de Hambourg possède le plus fort produit intérieur brut d’Allemagne par rapport au nombre d’habitants.

Le port dispose de 43 kilomètres de quai, accueillant chaque année autour de dix mille navires. Son vaste hinterland le relie à toute l’Europe grâce à un réseau multimodal (routier, mais surtout fluvial et ferroviaire) très développé. La Hamburg Port Authority (HPA), l’administration portuaire, propriétaire de l’essentiel des terrains du port, emploie à elle seule près de deux mille personnes.

La réalisation d’un projet très ambitieux, baptisé Hafencity, la Cité portuaire, doit accroître la surface de la ville de 40 pour cent. Son achèvement est prévu vers 2030, mais il a déjà permis de créer trois mille logements et d’implanter sept cent cinquante entreprises dans une nouvelle zone, en partie gagnée sur d’anciens entrepôts. L’Elbphilarmonie, une salle de concert futuriste, construite sur la base d’un vieux bâtiment portuaire, y a été inaugurée en 2017.

Depuis la crise de 2008, l’essor du port marque pourtant le pas. Gêné par les faibles profondeur et largeur de l’Elbe, et par le pont autoroutier de Köhlbrand, l’avenir est surtout suspendu à l’évolution de sa dépendance avec la Chine. Fin 2022, le géant chinois Cosco Shipping a pris une participation, très controversée, de 24,9 pour cent, dans une société de logistique qui gère des terminaux sur le port…

Hamburg Süd : fidélité à l’Amérique du Sud

L’histoire de la compagnie Hamburg Süd pourrait s’apparenter à celles des Messageries Maritimes ou de la Transat, toutes deux également nées au XIXe siècle et desservant des lignes régulières au long cours. Sauf que ces deux dernières ont disparu depuis des décennies et que la première, rachetée en 2017 par le géant danois Maersk, verra ses couleurs blanche et rouge disparaître avant la fin de 2023, autre victime de la mondialisation.

©AKG-IMAGES/INTERFOTO/TV-YESTERDAY

La compagnie, qui a fêté ses cent cinquante ans de transport vers la côte Est de l’Amérique du Sud le 4 novembre 2022, y a d’abord acheminé des émigrants, voyageant dans les entreponts, avant de se lancer dans la croisière durant l’entre-deux-guerres. Le fret est revenu en force dès les années 1950 avec le retour à la ligne Brésil, Uruguay, Argentine, transportant en priorité viandes et fruits. La compagnie s’est tournée très vite vers le conteneur, mais sans prendre toutefois part à la course au gigantisme, notamment en raison de la faible profondeur des ports sud-américains qu’elle dessert. Ses plus gros navires dépassent tout juste dix mille « boîtes » quand les géants naviguant vers l’Asie peuvent en emporter vingt-cinq mille.  
Ils reçoivent par contre des conteneurs frigorifiques dont la température, pour plus de sûreté, est contrôlable et réglable à partir des ports de destination ! En 2023, ses porte-conteneurs conservent des noms qui commencent tous par Cap, San ou Santa, comme au XIXe siècle.

Cäsar Pinnau : touche-à-tout naval

Il a d’abord été charpentier, comme son père, et a fini célèbre architecte novateur. Cäsar Pinnau (1906-1988) est venu à la construction navale simplement pour avoir dessiné la maison de Rudolf-August Oetker (1916-2007), le patron de Hamburg Süd. Son travail plaît et, en 1953, il dessine les six cargos de la classe Santa (Santa Teresa, Santa Inès, etc.). À partir de 1955, ce seront les huit Cap. Puis les Cap San où il mélange design et technicité maritime.

Le milliardaire et armateur Onassis aime l’industrie navale allemande mais, dans un premier temps, il demande à Pinnau de rénover les bureaux hambourgeois de sa compagnie, Olympic Maritime. Ensuite, en 1951, ça devient plus original. Le Grec a, à plusieurs reprises, racheté de vieux navires de guerre canadiens. Que faire de la frégate HMCS Stormont ? Tout simplement un yacht ! Il confie le « refit » à Pinnau. Ce sera le Christina O., long de 99 mètres, toujours en activité, plus connu pour son luxe et sa vie mondaine que pour son parcours maritime. 

Dormir sur le Cap San Diego

On peut naviguer à bord du Cap San Diego, mais on peut aussi dormir dans l’une des douze cabines restaurées selon le style d’origine, qui respectent la hiérarchie des membres d’équipage – à partir de 109 euros, et jusqu’à 203 euros pour occuper celle du capitaine. Le service est le même que dans un hôtel avec petit déjeuner servi à bord. 

Réservations sur le site du Cap San Diego.

À lire, à voir

Julia Berlin et Kirsten Bertrand, Ein Schiff und seine Menschen, éditions Junius, 2022.  

Le site du Cap San Diego. Visites de groupes possibles en français.  

Des visites commentées du port de Hambourg sont proposées, en péniches ou en vedettes à passagers, du quartier historique de Speicherstadt à la moderne Hafencity.