par Nathalie Couilloud – Briac prend le large du côté du phare d’Armen, rôde dans les ruelles de Brest dans les pas de Mac Orlan, ou s’embarque pour l’Amérique du Sud. Il voyage à travers le temps, du siècle des Lumières à la dernière guerre mondiale. Il s’appuie sur une culture d’autodidacte, nourrie d’histoire, d’art et de littérature. Il en ressort un graphisme très singulier, envoûtant et poétique, qui se démarque dans le monde de la bande dessinée, à l’offre pléthorique et inégale. Avec Méridien, publié en 2022 et co-signé avec son complice Arnaud Le Gouëfflec, ses recherches picturales atteignent un sommet.
Dans une rue qui grimpe sur la colline, au milieu de pavillons tous pareils et différents, Briac travaille la nuit et s’endort au petit matin. Depuis des années, il quitte rarement sa planche à dessin, installée dans une pièce carrée quasi carcérale, aux murs recouverts de fresques ; c’est du sous-sol de la maison que s’envole son imagination et qu’il fait ses plus beaux voyages. Venu sur le tard à la bande dessinée, il n’a pas une bibliographie longue comme le bras, mais chaque album affirme une forte identité, celle dont le dessin, l’histoire et l’atmosphère restent en tête des jours après la lecture.
Né à Guingamp en 1967, d’un père fabricant de galoches, devenu chausseur – « mais tout ça s’est effondré », balaie-t-il promptement –, Briac Queillé se découvre dès l’enfance une affection pour le Philémon de Fred. « Je pense que si je fais ce métier, c’est parce qu’il y a eu Fred et ses scénarios. C’était magique, de la poésie en BD, ces histoires d’îles, de A… Pour moi le génie de la bande dessinée, c’est Fred ! » affirme-t-il sans détour. Sinon, entre deux bols d’air à l’école de voile de Port-Blanc, Briac éprouve assez tôt une forte attirance pour la littérature et la peinture, qu’il entretient en dehors du lycée, se révélant assez réfractaire aux formes classiques d’enseignement. Au point d’intégrer sur concours l’école des beaux-arts de Brest dès la classe de première, sans passer le bac.
Une fois à Brest, il passera plus de temps au bistrot en face de l’école ou sur le plan d’eau, pour faire de la voile avec les copains… Au bout d’un an, il s’en va suivre à Paris les cours de l’atelier bande dessinée de l’académie de la Grande Chaumière. « J’ai appris à synthétiser mon dessin, à travailler sur le mouvement. Je n’étais pas un super dessinateur, je ne le suis toujours pas, et je crois qu’on me trouvait meilleur scénariste ! Mais ce n’était pas des années inutiles, elles m’ont permis de voir Paris et de rencontrer la mère de mes enfants ! »
De retour en Bretagne, Briac fait son service militaire à Brest, puis travaille comme bûcheron avec son frère entrepreneur forestier. Il découvre un milieu bien différent de la bohème parisienne, se coltine à la ruralité et à un métier très physique – sa carrure est taillée pour l’exercice. À la fin des années 1980, il revient aux pinceaux et s’installe à son compte comme décorateur, réalisant des fresques dans les cafés et les salles de concert, avant de jeter l’éponge en 1998 : « Après la coupe du monde de foot, on ne me demandait que des Zidane… ce n’était pas mon truc. »
Entre-temps, un garçon et une fille sont nés et il s’occupe beaucoup des enfants. Leur mère étant institutrice, la famille déménage au gré de ses affectations avant de se fixer à Guingamp : retour aux sources, dans la maison de ses parents, où il a grandi. Celui-ci n’est pas un globe-trotteur, mais plutôt un guetteur d’âmes, sensible aux atmosphères, du genre voyageur immobile.
Le lieu c’est l’enfer des enfers, l’année c’est la guerre…
Comme les gardiens de phare. En 2008, Briac livre au public sa première bande dessinée, Armen 43. Le lieu, c’est l’enfer des enfers, l’année, c’est la guerre… Dès la première case, une relève au phare, le décor est planté, la grisaille établie. Le plus jeune gardien des Phares et Balises, Paul Marie Fanchec, doit cohabiter avec l’ennemi dans le huis clos d’un cierge allumé uniquement lorsqu’un bateau allemand est signalé – sacrilège des sacrilèges.
Fanchec ne peut même pas compter sur son collègue habituel, Kerninon, un poète venu au phare pour y « faire les abus nécessaires au libre vagabondage » de son esprit : il est à l’hôpital, après avoir été tabassé par des Allemands, mais il n’est pas interdit de voir en lui un hommage à Jean-Pierre Abraham, le styliste d’Armen, comme on découvrira un peu plus loin un clin d’œil au poète Max Jacob… Le pauvre Fanchec doit faire la paire avec Le Foll, un rouquin à moitié chauve et à demi noyé dans le picrate depuis qu’il a perdu ses deux fils mousses sur un thonier naufragé, puis sa femme, aspirée à leur suite dans un tourbillon de chagrin. Il côtoie surtout Kloetz, le lieutenant allemand, fils de la bourgeoisie industrielle hambourgeoise, neurasthénique à souhait depuis qu’il sent pointer la défaite, et qui raconte à Fanchec sa vie en guise de testament, en asséchant au passage les réserves de cognac paternel.
Inutile de se cacher derrière son petit doigt : le propos n’est pas drôle et on n’est pas là pour rigoler. C’est âpre, et ce n’est pas le dessin qui va nous consoler : la pâte de Briac, c’est le noir-obscur, les visages blafards, taillés à la serpe, les yeux ronds et charbonneux… On plonge en apnée dans ces pages, où les visions du phare pris dans la tempête semblent une métaphore des destins brisés dans le fracas de l’Histoire. Briac conçoit, lucide, que son univers peut effrayer : « Comme le pastel domine actuellement la bande dessinée, les gens confondent couleurs soutenues et sombres. Ils ont du mal quand c’est tranché. »
L’idée d’Armen 43 lui est venue après avoir lu un article sur la vie des gardiens de phares pendant l’Occupation. Prenant prétexte d’un concours de BD sur les lieux mythiques, il rédige une nouvelle, la découpe en séquences et envoie les dix premières planches à l’éditeur… qui ne les retient pas. Mais le quotidien Le Télégramme, lui, s’y intéresse et Armen 43 paraît en feuilleton dans le journal avant de prendre la forme d’un album en 2008. « Ça a bien marché : on a vendu sept à huit mille exemplaires. Pour un premier titre, c’est bien, c’est mon best-seller ! »
S’il a été marqué dans sa jeunesse lors d’une virée en voilier par la vue d’un gardien en haut d’Armen, Briac n’est jamais monté dans un phare. « J’ai une vision des lieux. Des fois, je regarde des photos. Il faut digérer ce que j’ai vu, lu, et essayer de m’en détacher pour le réinventer. Je veux fuir le réalisme, et plus ça ira, plus je vais le fuir, parce que pour moi, ça tue la narration. Heureusement que je ne suis pas allé à Armen, sinon j’aurais vu à quel point c’est étroit et je me serais senti trop étriqué. Mais les gardiens de phare ont retrouvé l’atmosphère, et c’est ça que je voulais, faire sentir le huis clos, parce qu’on n’est que dans l’illusion, on n’est pas en reportage. »
Un critique a évoqué Le Silence de la mer, de Vercors. « Le bouquin et le film m’avaient marqué quand j’étais ado, et c’est évident : le gardien qui ne cause pas, l’officier allemand… J’ai fait une adaptation inconsciente. On aurait pu appeler ça Le Vacarme de la terre ! »
Conforté par ce succès, Briac publie deux ans plus tard Les Gens du Lao-Tseu (2010), dans une veine toujours noire, tirant sur le polar. L’action s’ouvre sur un crime, à Brest, mais cette fois après la guerre de 14. Constantin Thalamas en est revenu profondément désabusé : il traîne sa carcasse noueuse dans un décors noyé de brouillard, l’âme hantée par l’enfer des tranchées, la plume imbibée de l’encre de Dostoïevski, tentant de devenir écrivain, en mémoire d’un camarade tué au front.
Cet ancien inspecteur, évincé de la police, possède des parts dans le cabaret Lao-Tseu, déteste le patriotisme et tous les mots en « iste » – y compris celui d’anarchiste –, néglige sa maîtresse, Barba, la chanteuse du cabaret… Mais il accepte d’écrire les mémoires d’un mystérieux personnage, Vernon Reakall, lié aux crimes de notables qui ensanglantent la ville. Un épisode de leur jeunesse, qui s’est déroulé sur un beau voilier, dont Briac dessine à merveille la silhouette élancée, est à l’origine de la succession de meurtres…
Le lecteur s’engouffre dans l’histoire comme dans une ruelle du Brest de Mac Orlan
La dernière vignette, qui montre le Moreol croiser devant la pointe Saint-Mathieu, semble annoncer une suite avec le récit de la vie de Reakall. Briac voulait faire de Thalamas le personnage récurrent d’une série, mais son éditeur, dont l’avenir était menacé à l’époque, lui a fait retirer dix pages du scénario avant publication ! « Je n’aurais jamais dû accepter… C’est dommage, car je m’étais bien amusé sur cet album, j’y avais mis beaucoup de moi, Dostoïevski, un poème de Corbière, mon antipatriotisme… » Malgré cette coupe sèche, le lecteur s’engouffre dans cette histoire comme dans une ruelle malfamée de ce Brest interlope, proche des ambiances de Mac Orlan.
Puisqu’on en parle, et puisque chez Briac tous les chemins mènent à Brest, en 2014, surgit La Nuit Mac Orlan, un album qu’il dessine sur un scénario d’Arnaud Le Gouëfflec. Briac a immédiatement sympathisé avec ce musicien et romancier, créateur inclassable, prolifique et azimutiforme – ce néologisme ne le gênera pas – lors de leur rencontre sur le festival de polar de Concarneau, le Chien Jaune, en 2008. Les inventions graphiques de l’un et l’imagination fantasque de l’autre semblaient nées pour se rencontrer.
Marin, étudiant spécialiste de Mac Orlan, en panne sur sa thèse et en rupture avec sa copine, arrive dans la cité du Ponant pour rencontrer Léon, un bouquiniste qui doit lui confier un inédit de l’ermite de Saint-Cyr-sur-Morin. C’est le début d’étranges aventures que Marin va vivre avec Teuz, un artiste noctambule qui peint sur les murs, Marguerite de la nuit, une patronne de bar – arborant une robe verte et le nom d’un roman de Mac Orlan –, le cruel et libidineux commissaire Bourrel – mélange du Pingouin de Batman ou du Blast de Manu Larcenet selon les avis –, ou l’étrange docteur Problème… Vous ajoutez une carte au trésor, des chiffres porte-bonheur, une clé USB, un bal de démons et squelettes, quelques morts violentes, une fuite en barque dans le port, et vous obtiendrez un récit dense, échevelé mais bien ficelé.
Dans cette mise en abyme, où Marin se retrouve au cœur d’un roman de son auteur fétiche, le lecteur avance à tâtons, dans une vision hallucinée de Brest la nuit, d’où surgissent la silhouette des girafes du port de commerce, les lumières des bistrots qui peinent à percer le brouillard, le halo des lanternes et réverbères qui découpent un lacis de ténèbres opaques. On ne s’étonnera pas de l’entendre citer, parmi ses références picturales les expressionnistes allemands, Schiele, Nolde ou Soutine…
En 2015, dans Quitter Brest – mais c’est encore y demeurer –, un album composite qui réunit une de ses nouvelles dessinées, un portfolio sur la ville et des illustrations pour deux textes d’Yvon Coquil, sur fond d’arsenal, de bibine et de déveine, Briac arpente la cité entre 1935 et les années 1960-1970. C’est aussi à Brest qu’il participe, comme membre du comité éditorial et auteur, à la belle aventure de la revue Casier[s] entre 2016 et 2022.
La Terre a-t-elle la forme d’une mandarine ou d’un citron ?
Dans ces années-là, Briac est hanté par un vaste projet : raconter l’expédition au Pérou de savants français du siècle des Lumières, partis mesurer un degré d’arc de méridien à l’équateur afin de déterminer la forme de la Terre ! Ressemble-t-elle à une mandarine (aplatie aux pôles) ou à un citron (allongée aux mêmes pôles), telle est la question… Briac travaille d’abord plus d’un an tout seul, lit tout ce qu’il trouve sur le sujet, dessine plusieurs débuts, puis s’enlise dans l’histoire et jette toutes ses essais. Il finit par en parler à Arnaud qui va relever le gant et s’atteler au scénario. Après avoir été en contact avec plusieurs éditeurs, c’est Locus Solus, la maison finistérienne de Châteaulin, qui accueille avec enthousiasme le projet et va réaliser un très beau travail autour des cent trente planches de Méridien.
En 1736, la flûte royale Le Portefaix atteint Carthagène et débarque dix savants, missionnés par l’Académie royale des Sciences. Parmi eux, Charles-Marie de La Condamine, Pierre Bouguer, le naturaliste Joseph de Jussieu, le médecin Jean Séniergue, l’aide-géographe Jacques Couplet et l’astronome Louis Godin, qui s’est vu confier les rênes et la bourse de l’expédition par le ministre Maurepas. Au fil des mois, la mésentente s’installe entre ces hommes aux caractères trempés, soumis à des conditions éprouvantes, qui crapahutent dans la jungle et sur les volcans de la cordillère des Andes, avec leurs quarts de cercle encombrants, accompagnés par des Indiens plus ou moins rétifs. Ils apprendront sur place le succès de la mission de Maupertuis, envoyé en même temps qu’eux en Laponie pour effectuer des mesures similaires : de retour en France dès 1737, ce dernier a définitivement aplati la Terre…
Nos savants, eux, rentreront au pays en ordre dispersé : Bouguer à Nantes en 1743, et La Condamine à Amsterdam fin 1744, avec des mesures divergeant de quelques toises. Certains ne reviendront pas : Séniergue est assassiné, Couplet meurt, victime des fièvres. Jussieu ne sera rapatrié à Brest qu’en 1771, complètement sénile, après avoir passé trente-six ans en Amérique du Sud. Il avait transmis ses recherches sur le quinquina à La Condamine, avant de partir s’occuper des Indiens exploités dans les mines d’argent de Potosi en Bolivie…
Raconter une telle épopée sans se perdre dans ses méandres n’est pas une mince affaire. Arnaud Le Gouëfflec a passé un an sur l’écriture du scénario, et s’il aborde le but scientifique de la mission, il insiste surtout sur la psychologie des personnages. C’est en s’attachant au côté humain des savants qu’il parvient à nous intéresser à leur aventure intellectuelle : La Condamine, à la recherche de l’âme sœur, maniéré comme une cocotte et se poudrant pour masquer les séquelles d’une petite vérole, Jussieu, de loin le plus sympathique, humaniste rêveur qui partage la vie des Indiens et s’extasie devant la nature, guidé par « sa sempiternelle boussole morale », Bouguer, rugueux mais fidèle à son cap et à son ambition…
La croyance en la toute-puissance de la science – à l’instar de Descartes, il faut se « rendre maîtres et possesseurs de la nature » –, les ravages de la colonisation espagnole, le sort des Indiens… apparaissent en filigrane. L’auteur amène une discrète touche de fantastique avec les oiseaux qui font office de narrateurs – un rôle que Briac avait pensé attribuer à des têtes réduites ! –, voire même un anachronisme assumé avec le tremblement de terre de Lisbonne qui permet de faire entrer en scène Voltaire, ou des dialogues parfois savoureux – Bouguer à Godin : « Vous rêvez d’altitude car vous manquez de hauteur ! »
« Ma passion première, c’est le dessin. Quand j’y suis, c’est bien »
La technique de Briac, elle, atteint des sommets et ses dessins sont un festin de roi ! Chaque séquence de plusieurs pages est composée dans une couleur différente, avec son atmosphère propre, qui provoque un choc visuel et donne du rythme au récit. Il prépare d’abord ses fonds en appliquant une ou plusieurs couches de Gesso (un enduit synthétique) ; une fois sec, il pose ses couleurs (encre et acrylique), puis les estompe au Sopalin pour obtenir des effets de matière. C’est sur ces fonds que Briac peint ensuite au pinceau et à la plume personnages et décors. Parfois, pour accentuer l’effet de relief, certains dessins sont grattés à la plume.
« Cette technique donne un effet liquide, gazeux, un rendu de brouillard. Quand j’applique les couleurs du fonds, je peux me planter, alors je remets une couche de Gesso, il peut y en avoir trois ou quatre, et je teste jusqu’au bon dosage, en essayant de garder de la spontanéité. En fait, je suis à la recherche de ce rendu depuis Armen. J’ai essayé l’aquarelle… c’est joli, mais ça m’emmerde ! Parce que ce que je recherche aussi, parfois, c’est l’accident. Si tu te surprends toi-même en trouvant quelque chose, tu surprends aussi le lecteur, et ça donne quelque chose de plus vivant. Après, le lecteur accroche ou pas, selon sa sensibilité, mais au moins je cherche et c’est le chemin qui est important. »
Ce bain de couleurs et de textures, allié à un dessin précis, immerge le lecteur dans un monde onirique, qui fait appel aux sensations : tons froids sur les sommets des Andes, rouge sang dans une scène de crime au cœur d’une corrida, verts ou bleus profonds dans la jungle exubérante. Briac déploie une palette somptueuse et fait de chaque case un tableau. Pour plonger dans l’époque et les lieux, il s’est penché sur les peintres français du XVIIIe siècle, Watteau, Boucher, ou les Anglais du XVIIe siècle, et s’est documenté finement : « Attention, dit-il, l’architecture coloniale espagnole n’est pas la même que celle du Portugal ! » Arnaud, parfois, lui glissait une note dans le scénario : « Il faut qu’on se sente pris dans l’ambre ! » Briac aurait du mal à travailler avec un autre auteur, tant il sent leurs deux imaginaires se fondre dans une alchimie qui décuple leur créativité.
Depuis la sortie de Méridien, les éloges pleuvent parmi le public, les critiques, les confrères. Même les scientifiques l’ont aimé : l’album est sélectionné pour le prix Tangente des lycéens – une revue de mathématiques ! « Mes profs de math seraient sidérés ! » Pour autant, la singularité de sa technique peut aussi dérouter tant elle détonne dans l’univers de la bande dessinée. « J’ai conscience que les gens doivent faire un effort pour entrer dans Méridien, ce n’est pas un graphisme auquel ils sont habitués. Parfois, j’aimerais bien simplifier mon dessin, mais je perds en expressivité. Je ne tiens pas à que ce soit facile à lire. Je veux qu’on s’imprègne, qu’on y pénètre lentement. Tous les bouquins qui m’ont marqué sont ceux dans lesquels j’ai eu du mal à entrer. » Avec Méridien, on aborde la littérature sud-américaine, porté par ce courant baroque où, de Garcia Marquez à Amado, la légende côtoie la réalité la plus triviale.
Briac s’est remis au travail pour adapter un scénario de Frédéric Laurent, petit-fils du grand Louis Guilloux. L’histoire est celle d’un vieux musicien punk qui hérite d’une maison où il a passé son enfance. Du haut de sa falaise, il va bientôt assister à une épidémie de suicides… « C’est une jolie histoire, avec un petit côté Andréi Kourkhov », l’auteur ukrainien, père du célèbre pingouin, à qui il a dédicacé Méridien au dernier festival Étonnants voyageurs… Briac a aussi une autre adaptation en vue, celle de L’Homme au cheval blanc, un roman d’un écrivain allemand du XIXe siècle, Theodor Storm. « L’histoire se passe dans les polders de la mer du Nord et raconte la vie d’un gamin qui devient chef des digues… c’est très poétique. Là, je le vois, ça m’a toujours attiré, ces couleurs, enfin, ce gris… » Dans ce roman magnifique, au rythme lent, immergé dans la nature, l’homme est en butte à la mer dont il tente de maîtriser les assauts. Briac se frottera à un élément vital pour lui, qu’il aurait bien aimé approfondir. « Mais on ne peut pas tout faire. À un moment, j’avais tout le temps des regrets parce que je passais mon temps à la table à dessin, mais maintenant j’assume ! Ma passion première, c’est le dessin, c’est d’essayer de raconter, de créer. Quand j’y suis, c’est bien. En fait mon plaisir, c’est d’y être… »
EN SAVOIR PLUS
De quelques « romans phares »
Le phare, et encore plus le phare en mer, constitue un décor de choix pour les écrivains. Plus le cadre est grandiose, plus l’imagination s’envole, et Jules Verne nous déporte dans des contrées lointaines quand il choisit Le Phare du bout du monde, sur l’île des États en Argentine ; ce roman à la fin tragique, écrit en 1901, est publié l’année de sa mort, en 1905.
Dans Le Gardien du feu (1900), Anatole Le Braz reste dans le raz de Sein pour conter l’histoire du malheureux fonctionnaire du phare de Gorlébella, trompé par sa jeune épouse, qu’il soumettra à une terrible vengeance. « Sein, toute noire, semble baigner dans une mare de sang refroidi. Une étoile, qui s’essayait à luire, a pris peur et s’est éclipsée. Seuls, les phares dardent leurs prunelles intermittentes ou fixes […]. Ainsi que vous le trouverez porté à la feuille de service, ils sont tous visibles, ce soir. Depuis le pâle éclair de l’Ar-Men jusqu’à la crinière étincelante que secoue le Stif, pas un ne manque à l’appel… Les eaux peuvent s’ébrouer, le grain peut fondre : les sentinelles atlantiques sont à leur poste ! »
Marguerite Eymery, alias Rachilde, publie en 1899 La Tour d’amour, où un ancien marin de commerce ayant décidé de « s’implanter en mer ferme » rejoint sur Armen le troublant gardien chef, Barnabas. Dans la « prison tout en longueur (tel un cierge maudit) », « tout entouré des crachats de l’Océan », une seule mission rythme la vie des gardiens : « On tenait la chandelle aux navires, et on se serait allumé soi-même, je crois, plutôt que de leur manquer de parole. » Rachilde excelle à manier l’humour, puis l’horreur, dans ce roman toujours édité aujourd’hui.
En 1967, l’écrivain Jean-Pierre Abraham publie Armen, un récit tout en finesse et sobriété, inspiré par son séjour de deux ans au phare. Les tempêtes, les calmes, la brume (« Faut-il tenir un journal de brume ? ») et le vent sont autant de personnages. « Même la pluie est en voyage. Rien ne s’arrête ici. Nous ne possédons rien. Nous regardons, surveillant les passages, relevant les traces d’un carrousel incompréhensible. Nous voyons le vent tourner, le jusant perdre de sa force, s’équilibrer puis rompre au flot. Tout recommence. » La vie est réglée par les travaux à accomplir et de rares sorties à terre. Après quelques semaines de cette vie cloîtrée, les gardiens ne savent plus vraiment où se situe la vraie vie, dans la solitude du phare ou parmi leurs semblables. « À l’horizon, très loin, je crois, les nuages se confondent avec l’eau. Aucun repère dans la distance. […] La mer monte, elle semble légère, un peu pâle. Elle frémit. Cette innocence ! » On peut aussi citer, sans risquer d’épuiser le sujet, Un feu s’allume sur la mer (1956) d’Henri Queffélec, qui raconte l’aventure de la construction d’Armen, ou Tempête sur ArMen (2007) de Jean-Jacques Antier.
La cohabitation au phare pendant la dernière guerre
Après la signature de l’armistice, le 23 juin 1940, les gardiens assurent leur service sous les ordres de l’occupant, dans les phares qui sont indispensables à la Marine allemande, les autres étant tout simplement abandonnés. Beaucoup d’entre eux seront détruits, pris pour cibles par les Alliés, ou sabotés par les Allemands eux-mêmes.
Dans Armen 43, Briac s’inspire de faits réels, puisque deux gardiens français travaillent sous l’autorité de trois soldats allemands durant l’Occupation ; la lanterne d’Armen n’est allumée et éteinte (« Aloum ! », « Extinction ! ») que lorsqu’un navire de la Kriegsmarine est signalé par radio. Les hommes, qui ne parlent pas la même langue, s’observent en chiens de faïence, soumis aux tensions délétères du huis clos. Les gardiens français doivent de plus se contenter d’une maigre pitance face aux Allemands qui font ripaille de cochonnailles – les carences alimentaires sont si graves pendant la guerre que certains gardiens souffrent du scorbut.
Les deux gardiens d’Armen, Violant et Le Gall, excédés, finissent par se fendre d’une lettre à leur supérieur pour signaler « l’attitude peu correcte de certains marins allemands au phare ». Ils dénoncent cet Allemand qui met les batteries à plat en écoutant la radio une partie de la nuit, ou enlève les rideaux pare-soleil pour faire sécher son linge dans la lanterne, favorisant l’humidité, tandis que d’autres urinent depuis leur chambre dans l’escalier pour ne pas avoir à descendre aux cabinets… « Nous vous serions bien reconnaissants, Monsieur Le Scour, de bien vouloir intervenir pour mettre fin à ces mauvaises habitudes. » Le 13 octobre 1941, le gardien Violant sauvera tout de même de la noyade un soldat allemand qui s’était jeté à la mer pour récupérer un cormoran abattu avec son Mauser afin de s’en faire un bon rôti. Cet acte de bravoure vaudra une prime de 500 francs et deux cigares au sauveteur, et permettra de rendre la liberté à un ingénieur des Ponts et Chaussées, prisonnier en Allemagne.
Brest selon Mac Orlan
Pierre Dumarchey, dit Pierre Mac Orlan (1882-1970), est né à Péronne, dans la Somme. Il a séjourné l’été à Brigneau, près de Pont-Aven entre 1910 et 1914, avant de s’installer en 1924 à Saint-Cyr-sur-Morin (Seine-et-Marne), où il restera jusqu’à la fin de sa vie.
S’il n’est pas Brestois, son nom est associé à la cité du Ponant où il est passé plusieurs fois. « On ne vient pas à Brest pour jouir de la vie, montrer l’élégance d’une robe ou refaire du sang, au soleil. Des raisons, que la mer n’ignore pas, conduisent hommes et femmes vers cette ville sans paquebots, sans départs. C’est ici que l’aventure se mêle au vent de la mer. » Et c’est là qu’il situe l’action de plusieurs romans – Sous la lumière froide, 1927, Les Clients du bon chien jaune, 1929, L’Ancre de Miséricorde, 1941 –, tout en lui consacrant une monographie,
dont il a publié deux versions, en 1926 et en 1947. Dans le Brest de 1926, Mac Orlan célèbre « une des villes les plus curieuses du monde, par son admirable mélange de vie et de mort », et évoque « la foule mouvante comme la mer » qui ondule rue de Siam : « Matelots de l’État, ouvriers du port, petits retraités revêtus d’un macfarlane et coiffés du chapeau melon, y coudoient les officiers de marine à galons d’or, ceux à galons d’argent, les grandes capotes bleu sombre des pompiers de la marine, des dactylos pimpantes et les gamines de boutique gentiment écervelées. […] La rue de Siam est un fleuve aux eaux richement peuplées. »
Armen en bande dessinée
Outre Armen 43, deux autres bandes dessinées ont pour cadre le phare le plus occidental des côtes européennes. Briac rend d’ailleurs hommage à Bruno Le Floc’h, qu’il a bien connu avant son décès en 2012. En 2004, ce dernier a publié un très bel album, Trois éclats blancs, qui raconte, de manière romancée, la difficile construction d’un phare en mer, à travers l’ingénieur chargé de diriger les travaux. La Pierre Chauve, qui doit accueillir l’édifice, découvre seulement vingt jours par an, et dès la première rotation sur le caillou, un homme disparaît en mer… Le scénario et les superbes dessins de Bruno Le Floc’h lui ont valu le prix René Goscinny du meilleur jeune scénariste. En 2017, c’est Emmanuel Le Page (cm 296) qui s’empare du sujet, entremêlant à la vie des gardiens d’Armen l’histoire de la construction du phare, la résistance des Sénans en 1940 ou la légende de la ville d’Ys.
À lire, à voir :
Sur la vie au phare d’Armen au temps de Jean-Pierre Abraham, voir sur le site de l’INA le documentaire de l’émission Les Coulisses de l’exploit du 19 décembre 1962 : <https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf04007046/ar-men>
Sur l’histoire de la mesure d’un arc du méridien terrestre, Florence Trystram, Le Procès des étoiles, Seghers, 1979, Payot, 2017 ;
BRIAC, armen 43, Locus Solus, 2020 ;
Les Gens du Lao-Tseu, Le Télégramme, 2010 ;
La Nuit Mac Orlan, Locus Solus, 2014 ;
Quitter Brest, Sixto, 2015 (épuisé) ;
Méridien, Locus Solus, 2022.