Par Dominique Le Brun – Son nom évoque les couleurs éclatantes des bractées de bougainvillier. On connaît bien aussi le voyage autour du monde et son escale torride à Tahiti. Mais la vie de Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) est bien plus riche encore. Elle nous entraîne dans l’intimité de la marquise de Pompadour, chez les Iroquois pendant la guerre du Canada, aux îles Malouines, où il fonde une colonie, vers une route maritime autour du pôle Nord, au port de Brest avec les marins révolutionnaires… un véritable roman.
« L’étude peut nous rendre propres les découvertes étrangères, mais pour en faire de nouvelles, il faut un génie heureux, ardent, élevé, plein de cette noble avidité de savoir, et pour qui les obstacles sont des motifs. » Ce 15 septembre 1746 au palais du Louvre, Louis-Antoine de Bougainville, dix-sept ans, écoute son frère aîné Jean-Pierre soutenir son mémoire d’entrée à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il s’agit de déterminer si, trois cent cinquante ans avant notre ère, Pythéas à la recherche d’Ultima Thulé a pu rencontrer une mer gelée. L’adolescent subjugué comprend que l’appel s’adresse à lui : ce jeune Parisien, fils de notaire, se découvre soudain une vocation d’explorateur. Et ce n’est pas une foucade ! Au collège de la rue Jean de Beauvais, il va étudier les mathématiques et l’astronomie, tout en se préparant à intégrer le corps des mousquetaires du roi. Pourquoi pas la Marine ? Parce que, à l’époque, elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Le corps des mousquetaires, en revanche, est le passage obligé des officiers promis aux plus grandes destinées. Seuls y sont reçus des aristocrates alignant des titres de noblesse édifiants. Ce qui est loin d’être le cas des Bougainville puisque le père de Louis-Antoine, élu échevin de la ville de Paris en 1741, accède tout juste à la noblesse de robe. Mais une bonne étoile veille sur ce garçon plein d’ambition. Certes, le malheur est tombé sur les Bougainville lorsque Marie-Françoise d’Arboulin est décédée, laissant trois jeunes enfants. Mais son frère, Jean-Potentien a juré de veiller sur eux. Grâce au commerce du vin et du bois, il est titulaire de charges qui lui garantissent des revenus fabuleux, et il possède ses entrées à la cour royale. Ses origines roturières expliquent qu’il ait dans ses connaissances une certaine Jeanne Poisson, future marquise de Pompadour. Or, une fois devenue favorite de Louis XV, cette maîtresse femme n’a pas renié ses amitiés anciennes. Pour elle, Jean-Potentien est resté Boubou.
Baptisé « Grand Ciel en Courroux » par les Iroquois
L’entregent et la fortune de son oncle Arboulin ouvrent ainsi la porte des mousquetaires à Louis-Antoine. Lorsque, quelques années plus tard, le jeune officier accompagne la mission diplomatique dépêchée par Louis XV à Londres, sans doute faut-il y voir une intervention de Madame de Pompadour. Si une voie « royale » semble donc l’attendre, le jeune homme met un point d’honneur à s’en montrer digne. Son frère est-il le secrétaire perpétuel de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres ? Pour se sentir digne de lui, Louis-Antoine publie un Traité du calcul intégral, pour servir de suite à l’Analyse des Infiniment-Petits, de M. Le marquis de l’Hôpital… La mission diplomatique qui conduit Louis-Antoine de Bougainville à Londres avait pour but de freiner les appétits de l’Angleterre, désireuse d’accaparer l’Amérique du Nord. Devant l’échec des négociations, la France n’a d’autre choix que d’envoyer un corps d’armée défendre le Canada. Louis-Antoine de Bougainville, tout de suite informé de l’expédition, se porte volontaire ; le 27 février 1756, il est nommé aide de camp du marquis de Montcalm, son commandant. L’improbable vocation d’explorateur du jeune bourgeois parisien commence à se réaliser. D’abord, sur le vaisseau la Licorne qui le transporte, il se lie d’amitié avec le commandant qui l’initie aux techniques de la navigation. Ensuite, une fois au Canada, le citadin se transforme en baroudeur et en véritable homme des bois. Car la guerre au Canada est un bien étrange conflit. Les Canadiens français ont beau souffrir d’une désastreuse infériorité numérique, l’armée anglaise, deux fois plus nombreuse et sans cesse dotée de renforts, ne parvient pas à l’emporter. Elle cherche en effet à conduire une guerre conventionnelle sur un terrain qui ne le permet pas. À qui s’éloigne un tant soit peu du fleuve, le Canada oppose une forêt impénétrable. On ne s’y engage pas sans guide, et les déplacements longs s’effectuent en canoë par les cours d’eau qui irriguent le pays d’un réseau de communication labyrinthique.
Or les Français ont les Iroquois pour alliés. Des alliés inavouables d’ailleurs, dont la cruauté est telle qu’en cas de victoire, les soldats français doivent s’interposer pour protéger les Anglais vaincus contre la barbarie des Amérindiens. En imposant aux Anglais une guérilla avant l’heure, l’armée de Montcalm va résister pendant quatre ans au déferlement des troupes anglaises. Il est vrai que lorsque survient l’hiver, la neige et le froid empêchent de se battre, et obligent les combattants à se calfeutrer. LouisAntoine de Bougainville occupe ce loisir forcé à rédiger des mémoires sur le Canada, se révélant un remarquable ethnographe des tribus avec lesquelles il entretient d’excellentes relations… au point d’être adopté par une famille iroquoise. Le voici baptisé Garoniatsigoa, « Grand ciel en courroux » ! Comme l’automne 1758 suspend les combats, Montcalm a la certitude que sans l’arrivée de renforts significatifs au printemps suivant, le Canada français ne passera pas l’année 1759. Il dépêche Bougainville à Versailles pour obtenir l’envoi d’un nouveau corps d’armée.
Afin de garantir le secret de la mission, l’envoyé spécial n’embarque pas sur un bâtiment de la flotte royale, mais sur un petit corsaire de Saint-Malo, le brick Victoire, capitaine Nicolas Pierre Duclos-Guyot. Entre cet authentique loup de mer qui bourlingue depuis sa plus tendre enfance et le jeune officier, le courant passe immédiatement. Bougainville en profite pour améliorer ses connaissances nautiques et coucher dans son journal la chronique d’une tempête de cinquante-deux jours qui entretient un roulis démentiel à bord. Il note ainsi que la situation devient sérieuse puisque, après avoir fait le vœu de payer une messe s’il touche terre un jour, l’équipage a ensuite promis de s’y rendre en procession, pieds nus et en chemise. Débarqué à Morlaix, Bougainville file à Versailles où un accueil chaleureux lui est réservé. Mais il déchante vite car les honneurs qu’on lui octroie – un brevet de colonel accompagné de la prestigieuse croix de Saint-Louis – sont avant tout destinés à faire passer une bien amère pilule. De fait, le conflit que l’Histoire baptisera guerre de Sept Ans mobilise toutes les forces vives du royaume. L’armée de Montcalm va devoir se satisfaire de quatre cents hommes et de quelques munitions… En revanche, une heureuse surprise attend Bougainville à Bordeaux où la frégate Chézine doit le ramener au Canada : c’est Nicolas Pierre Duclos-Guyot qui la commande. L’apprentissage de la navigation se poursuit, tandis qu’une amitié réelle se noue.
L’Aigle et le Sphynx partent fonder la Nouvelle-France
Ainsi que prévu, le destin du Canada français est scellé. En 1761, prisonnier sur parole, Bougainville se retrouve à Paris. Le militaire n’a plus le droit de porter les armes mais cela ne lui pèse guère dans la mesure où il s’est pris de passion pour un autre projet : découvrir un nouveau territoire où accueillir les Acadiens chassés de leurs terres. Ce « Nouveau Canada », Bougainville imagine fort bien le trouver dans le mystérieux continent austral que les géographes situent quelque part dans les mers du Sud en cette seconde moitié du XVIIIe siècle. Sans doute en collaboration avec Duclos-Guyot, qui a beaucoup bourlingué autour du cap Horn à l’occasion d’expéditions de contrebande vers l’empire colonial espagnol d’Amérique du Sud, un plan se monte. Il s’agirait de fonder un établissement sur les îles Malouines qui, en plus d’héberger ses premiers volontaires, offrirait une base logistique à de futures missions de recherche du continent austral. Via l’oncle d’Arboulin, la marquise de Pompadour est consultée. Enthousiaste, elle organise un rendez-vous avec Choiseul, chargé des secrétariats d’État à la Guerre et à la Marine. Ce dernier, tout aussi intéressé, promet les autorisations nécessaires et l’aide des arsenaux. Mais pour le reste… les caisses royales sont vides. Qu’importe ! se dit Bougainville, que ses années de service ont pourvu de quelques capitaux. Il sait aussi que son cousin germain, Bougainville de Nerville, s’intéresse à l’aventure. Mieux, il trouve en Nicolas Pierre Duclos-Guyot un conseiller technique parfait en même temps qu’un intermédiaire auprès des négociants malouins, toujours en quête de bons placements.
Jean-Potentien d’Arboulin ne se fera pas non plus prier pour participer à un projet exotique et prometteur. Agissant en prête-nom, car Bougainville tient à mener son affaire en toute discrétion, Duclos-Guyot fait construire deux petits navires, dont il engage lui-même les équipages. De son côté, Bougainville est nommé capitaine de vaisseau pour la durée de la campagne, par équivalence de grade, une faveur qui semble être une contrepartie à son investissement. Et début septembre 1763, avec cent soixante-huit personnes à bord, l’Aigle et le Sphynx quittent l’estuaire de la Rance pour aller fonder une Nouvelle France à l’autre bout du monde… L’archipel des Malouines étant situé sur le cinquante-deuxième parallèle sud, les fondateurs de la colonie s’attendent à y trouver un climat identique à celui d’Amsterdam, à la même latitude dans l’hémisphère nord. À l’époque, nul n’a encore connaissance de l’énorme différence de climat entretenue par la présence du continent antarctique que tout le monde ignore. C’est seulement une fois débarqués sur les îles que les colons constatent, stupéfaits et catastrophés, que des vents furieux massacrent toute végétation en dehors des rares creux de terrain. Les premières incursions dans les terres aboutissent à la conclusion alarmante qu’aucun arbre ne pousse sur les Malouines. Et sans bois d’œuvre pour construire et surtout sans bois de chauffage, la vie est tout simplement impossible. La colonie trouve cependant un bon abri au fond d’un fjord qui reçoit le nom de Port-Louis. À la fin de la belle saison, Bougainville fait voile vers la France pour gérer l’avenir de ce projet qu’il considère déjà comme bien compromis.
Comment les Malouines pourraient-elles atteindre l’autosuffisance indispensable à leur existence ? Lever de nouveaux capitaux ne changera rien aux réalités imposées par la nature. Quant à l’idée de la base avancée pour l’exploration des mers australes, les éventuelles terres à découvrir se trouvant dans le sud, elles ne peuvent être exposées qu’à un climat encore plus inhospitalier que celui des Malouines… Mais Bougainville ne sait pas encore le pire ! Arrivé à Versailles à la fin juin 1764, il apprend que la marquise de Pompadour est décédée et que la prochaine favorite n’est pas encore connue. La cour entière se terre dans un attentisme prudent. De Choiseul, Bougainville reçoit des informations encore plus alarmantes : les Anglais s’intéressent de près aux Malouines, qu’ils ont baptisées Falkland Islands, tandis que les Espagnols s’inquiètent de la présence française sur les Islas Malvinas de leur empire colonial… Choiseul, dans un élan d’optimisme quelque peu irresponsable, propose de faire comme si de rien n’était. Bougainville, prudent, fait don de sa colonie au royaume, à condition que son cousin germain, Bougainville de Nerville, soit confirmé au poste de gouverneur. Louis XV accepte mais il n’est pas question de compensations financières. La situation serait sans issue si Jean-Potentien d’Arboulin ne proposait pas de remettre la main à la poche, tout comme deux capitaines-négociants malouins. De plus, le Sphynx est vendu.
Il traverse le Pacifique en quête de la terre de Queiros
Le 5 janvier 1765, l’Aigle jette l’ancre au port Saint-Louis où Bougainville est heureux d’apprendre que l’établissement se porte au mieux. Des mariages ont été célébrés, on attend même trois naissances, et la production d’huile de phoque va bon train. À peine déchargé, l’Aigle reprend la mer, cap sur le détroit de Magellan d’où Bougainville rapportera un stock de bois et des plants d’arbres que l’on tentera d’acclimater aux Malouines. S’y ajoute aussi une mission scientifique demandée par Maupertuis : rencontrer les mystérieux géants de Patagonie. Quelques semaines plus tard, chargé de bois jusqu’en haut du gréement, l’Aigle est de retour et son équipage peut affirmer que les Patagons ne sont pas vraiment des géants – contrairement à ce qu’affirmait Antonio Pigafetta dans son récit du premier tour du monde de Magellan. Et Bougainville s’empresse de revenir en France. À Versailles, il est accueilli avec soulagement car le roi désire le dépêcher à Madrid où il négociera… le transfert de la souveraineté sur les Malouines à l’Espagne ! Telle est la conséquence du pacte des Familles qui lie les Bourbons depuis 1761.
Destiné à assurer l’hégémonie de ses membres sur la France, l’Espagne et l’Italie, cet accord prône que l’intérêt familial prime sur celui des royaumes en particulier. Louis XV, comme Carlos III, n’ont pas du tout envie de laisser quelques îles lointaines provoquer une querelle de famille. À Bougainville de s’en dépêtrer ! C’est pourtant là que la chance le rattrape, puisque la couronne espagnole propose une compensation financière généreuse : Bougainville évite la banqueroute à laquelle il ne voyait pas comment échapper ! Mieux encore : de retour en France, il fait son rapport à un Choiseul toujours aussi flamboyant qui imagine de dissimuler la honteuse évacuation des Malouines sous une opération de panache. Il est ainsi convenu qu’une fois Port-Louis cédé à ses nouveaux occupants, Bougainville traversera le Pacifique en quête de la fameuse terre de Queiros qui, si elle existe vraiment, remplacera les colonies américaines perdues. Puis, poursuivant son voyage par les îles Moluques, il récupérera des plants d’épices afin de les acclimater sur l’Isle de France (Maurice) et Bourbon (la Réunion).
Ainsi, avec un retour par l’océan Indien et le cap de Bonne-Espérance, une circumnavigation sera bouclée, la première accomplie par un vaisseau de la marine royale. Pour ce faire, Bougainville se voit offrir deux navires avitaillés pour un tour du monde, avec des ordres de mission peu contraignants et des équipages qu’il désigne lui-même. En engageant les mêmes hommes que ceux choisis pour l’expédition aux Malouines, Bougainville ne se trompe pas. En revanche, il paraît étrange de le voir commander La Boudeuse, avec pour second Nicolas Pierre Duclos-Guyot. Le capitaine de vaisseau par équivalence de grade n’a pourtant jamais navigué que comme simple passager… On l’aurait mieux vu chef d’expédition avec DuclosGuyot comme capitaine de pavillon, ce titre paraissant d’autant plus opportun que la présence de l’astronome Pierre-Antoine Véron, du cartographe Charles Routier de Romainville et du naturaliste Philibert Commerson donne au périple la qualité de voyage scientifique, ce qui est encore une première dans l’histoire des grandes navigations. L’expédition souffre pourtant de deux sérieux handicaps, à commencer par la frégate confiée à Bougainville. La Boudeuse est sans nul doute un redoutable bâtiment de combat, mais elle exige un équipage nombreux, alors que ses cales ne peuvent charger qu’un minimum de vivres et d’eau. Pour un navire d’expédition, ce vice est rédhibitoire.
Par chance, L’Étoile est un excellent navire de charge qui a déjà montré toutes ses qualités comme ravitailleur de la colonie des Malouines. Elle servira donc d’annexe à La Boudeuse mais, durant tout le voyage, les deux navires devront tout faire pour ne jamais se trouver séparés. Ce qui n’est pas si simple… Justement, les deux navires ne quittent pas la France ensemble. La Boudeuse part devant pour assurer le transfert des Malouines à l’Espagne et L’Étoile doit la rejoindre pour le grand voyage autour de la planète. Or, dès le début de sa mission, L’Étoile prend un retard considérable. Certes, l’arsenal de Rochefort est responsable de malfaçons qui vont entraîner des avaries, mais il semble aussi que son capitaine s’attarde en route pour négocier quelques pacotilles. En conséquence, lorsque les deux bâtiments se consacrent enfin à leur mission, le temps leur fait défaut pour se lancer dans des explorations sérieuses.
Plus grave, les provisions entamées pendant tout ce temps manqueront par la suite. Dès lors, que dire du tour du monde ? Ayant emprunté le détroit de Magellan pour rejoindre le Pacifique, Bougainville met le cap au nord-ouest, ce qui conduit l’expédition sur l’archipel des Tuamotu qu’elle reconnaît avant de toucher Tahiti. Après soixante-huit jours de mer interminables, les équipages découvrent un paradis terrestre dont la population paraît vivre, au sens littéral de l’expression, « d’amour et d’eau fraîche ». Bougainville baptise Nouvelle-Cythère cette île où une escale de neuf jours fera rêver des générations jusqu’à aujourd’hui encore. L’escale à Tahiti est aussi l’occasion de découvrir que l’équipage de L’Étoile compte une femme : le domestique du naturaliste Commerson s’appelle Jeanne Barret ! On a peine à croire que dans la terrible promiscuité du bord, personne ne s’en soit rendu compte. Le fait est qu’une fois la découverte officialisée, les marins se montrent plein de prévenances. Et le voyage de Bougainville est donc aussi le premier tour du monde accompli par une femme ! Une autre nouveauté apparaît parmi les équipages au départ de Tahiti puisque le fils d’un chef, nommé Aoutourou, a embarqué sur La Boudeuse, désireux de connaître les hommes – et surtout les femmes – du lointain pays des blancs.
Ce voyage n’a rien apporté à la connaissance du monde
Sur la route du retour vers l’Europe, on vérifie que si la légendaire terre de Queiros existe, elle n’a rien d’un immense continent. C’est l’actuel Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides), archipel que Bougainville baptise les Grandes Cyclades. Exit donc le rêve d’un nouveau continent à coloniser. Puis, comme La Boudeuse et L’Étoile longent la Nouvelle-Guinée, la faim et le scorbut sévissent, justifiant une escale réparatrice aux Moluques, les îles aux si tentantes épices. Mais la vigilance hollandaise empêche la moindre récolte de plants. Alors, après une escale à l’Isle de France, les deux navires traversent les océans Indien et Atlantique pour retrouver la France, trois ans après l’avoir quittée. Et il apparaît tout de suite que ce voyage n’a quasiment rien apporté à la connaissance du monde.
En revanche, Aoutourou fait d’autant plus sensation que son comportement libertin apporte une caution aux récits les plus fous qui, à peine les navires accostés, circulent à propos de la Nouvelle-Cythère. À Versailles, le retour du navigateur et de son protégé a beau faire sensation, Bougainville constate qu’il n’est pas le bienvenu. De fait, le roi a pour nouvelle favorite Madame du Barry, alias Jeanne Bécu. Choiseul, qui a laissé paraître sa déception de ne pas avoir placé sa propre sœur dans le lit royal, est entré en disgrâce et avec lui tous ses proches, dont Bougainville. Rien d’étonnant si le duc de Praslin, désormais à la tête de la Marine, refuse de prendre en charge le séjour à Paris d’Aoutourou. Et lorsque se pose la question de rapatrier le jeune Tahitien, Bougainville se sent encore plus écarté des affaires : propose-t-il de monter une nouvelle mission vers la Nouvelle-Cythère qui deviendrait une base pour l’exploration du Pacifique ? Il apprend qu’un officier de marine nommé Kerguelen se propose de transporter Aoutourou avant de mettre le cap au sud pour découvrir de nouvelles terres australes. Bougainville obtient finalement d’embarquer son protégé sur un navire à destination de l’Isle de France, et finance de ses propres deniers le reste du voyage jusqu’à Tahiti. Une partie substantielle de sa fortune y passe, mais Bougainville est un honnête homme… Aoutourou ne reverra cependant pas Tahiti : déjà perclus de maladies vénériennes, il contracte en plus la petite vérole et décède au large de l’Isle de France. En revanche, le capitaine qui le transportait est un certain Marion-Dufresne, lequel va poursuivre son voyage en quête des terres australes et découvrir les îles du Prince-Édouard, Marion et Crozet, avant d’être assassiné et dévoré par des Maoris en Nouvelle-Zélande. Mais c’est une autre histoire…
On a vu comment Bougainville était devenu capitaine de vaisseau par équivalence de grade et pour le temps de la colonisation des Malouines, puis celui du voyage autour du monde. Et maintenant ? S’il obtient la validation définitive de cette nomination, Bougainville comprend bien que la Marine le regarde comme un colonel déguisé en marin. Sans la parution du Voyage autour du monde par la frégate du roi « La Boudeuse » et la flûte « L’Étoile » en 1766, 1767, 1768 & 1769, il tomberait dans l’oubli. Par les passages croustillants qu’il laisse espérer, l’ouvrage lui vaut un regain de notoriété, mais pas de bienveillance. Bougainville y décrit sans pudibonderie ni complaisance les mœurs tahitiennes, l’épouvantable cruauté des guerres entre clans et les inégalités sociales qu’il juge sévèrement… Pourtant, cette étude réaliste n’empêche pas une certaine « intelligentsia » de fantasmer et de décrire une société idéale qui n’existe pas.
C’est pourquoi, dans la préface d’une seconde édition, Bougainville écrit : « Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédé bien singulier, bien inconcevable de la part de gens qui, n’ayant rien observé par eux-mêmes, n’écrivent, ne dogmatisent que d’après des observations empruntées de ces mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser. »
Ce propos provocateur entraîne en réponse la publication par Diderot du Supplément au Voyage de Bougainville, qui contribue encore à entretenir le mythe du « bon sauvage ». Mais que valent ces polémiques stériles à côté de la nouvelle idée qui accapare Bougainville : une route maritime vers les Indes via le pôle Nord. Le projet avorté d’établissement français sur les îles Malouines a entraîné chez Bougainville une certaine défiance vis-à-vis de l’hémisphère austral. En revanche, dans sa Lettre sur le progrès des sciences, Maupertuis affirme qu’on pourrait chercher une route maritime pour les Indes en faisant route vers le pôle Nord.
Les arguments apportés par la science sonnent juste. Bougainville élabore donc un programme de trois campagnes destinées à expérimenter progressivement le passage, et il communique une note préliminaire au duc de Croÿ, un géographe proche du roi, intéressé par le projet. Celui-ci rend pourtant un verdict sans équivoque : le passage est peut-être envisageable, mais il reste de toute façon trop aléatoire pour devenir une route commerciale. Sur ce, une nouvelle formidable agite la cour : Kerguelen annonce avoir découvert le continent austral ! Certes, l’imposture sera bientôt éventée et l’archipel sur lequel Kerguelen n’a pas posé le pied recevra le nom d’îles de la Désolation. Mais en ce mois d’août 1772, Louis-Antoine de Bougainville doit bien admettre que sa carrière d’explorateur se trouve désormais derrière lui…
Le coup d’Etat du 9 Thermidor lui éviter la guillotine
D’ailleurs, sa hiérarchie lui enjoint de prendre son service à Brest. Il s’y morfond et c’est seulement en 1775, six ans après son tour du monde, qu’il obtient un embarquement comme second. Et il lui faut attendre deux ans de plus pour commander. Encore semble-t-il que ces affectations surviennent après le décès de Louis XV, qui a permis à l’oncle d’Arboulin de retrouver son influence perdue. Cela explique aussi comment, quelques années plus tard, Bougainville est nommé chef d’escadre. Et comme le destin lui sourit à nouveau, il rencontre le grand amour en la personne de Marie Joséphine Flore de Longchamps-Montendre. Lorsqu’ils se marient en 1781, il a cinquante et un ans et elle, vingt, mais l’entente dans le couple restera au beau fixe jusqu’au bout. La carrière de Bougainville dans la Marine royale peut être qualifiée de contrastée. Rien à dire de sa campagne de 1778-1779 en Amérique où l’escadre d’Estaing soutient les Insurgents. La campagne suivante, brillamment conduite par de Grasse, lui fait connaître la gloire devant Chesapeake, le 5 septembre 1781, lorsque la division navale de Bougainville prend la tête de l’escadre pour repousser une attaque surprise anglaise.
En revanche, le 12 avril 1782 aux Antilles, notre héros se voit chargé d’une certaine responsabilité dans la cuisante défaite des Saintes, qui se conclue par la capture de l’amiral de Grasse. Un conseil de guerre le condamne à un simple blâme, mais Bougainville ne peut plus espérer commander. Le voici relégué dans un obscur poste de conseiller pour les questions scientifiques auprès du ministre de la Marine. Et lorsque Louis XVI monte une importante expédition scientifique autour de la planète – celle qui sera confiée à Lapérouse –, son avis n’est même pas sollicité ! Sur ce, fin 1784, Jean-Potentien d’Arboulin décède, laissant à son neveu une jolie fortune qu’il consacre à l’achat d’un domaine près de Brie-Comte-Robert. Bougainville s’y retire pour jouir des bonheurs tranquilles d’une vie aisée en famille : il aura quatre garçons.
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Mais survient la Révolution. En irréprochable officier loyaliste, Bougainville accepte de prendre la direction du port de Brest où les marins en grève empêchent l’appareillage d’une escadre. Tous les navires finissent par prendre la mer, mais Bougainville démissionne de sa charge, tant l’incurie du pouvoir républicain le dégoûte. Pour les mêmes raisons, il refuse aussi le ministère de la Marine dont Fleurieu vient de démissionner. Intégrant le fait qu’en cette période de folie, la plus grande discrétion est de mise, Bougainville emmène femme et enfants résider dans le Cotentin où la famille de son épouse possède un bien. La Terreur l’y rattrape pourtant. Le voici emprisonné à Coutances où on lui annonce son transfert à Paris, un voyage dont personne ne revient, mais le coup d’État du 9 thermidor lui évite la guillotine de justesse. Il est nommé au Bureau des longitudes et à l’Institut national des sciences et des arts, deux établissements qui viennent d’être créés. Par la suite, le Directoire lui attribue le ministère de la Marine qu’il refuse parce qu’il préfère collaborer à la préparation de l’expédition en Égypte confiée au général Bonaparte.
Bougainville n’en fera cependant pas partie. À cette même époque, l’Académie des sciences le charge d’étudier l’utilité pour la Marine du sous-marin inventé par l’Américain Robert Fulton ! Quand le Consulat succède au Directoire, Napoléon Bonaparte se souvient de Bougainville et le nomme au Sénat comme représentant de la Marine. En 1802, à l’âge de soixante-treize ans, Louis-Antoine de Bougainville fait valoir ses droits à la retraite avec une intime satisfaction : Hyacinte, son fils aîné, embarque pour une mission scientifique sur les côtes australiennes. Enfin, il est rappelé en 1809 à une dernière mission : présider le conseil de guerre relatif à la défaite de Trafalgar… Et dire que sa carrière avait commencé sous Louis XV avec la guerre du Canada ! Le 31 août 1811, Louis-Antoine de Bougainville décède dans l’hôtel particulier qu’il occupe à Paris à l’emplacement de l’actuelle galerie Vivienne. Son statut de sénateur lui vaut de reposer au Panthéon, mais son cœur est enterré dans le minuscule cimetière du Calvaire, au sommet de la butte Montmartre, aux côtés de son épouse Flore et de son fils Amand.
ENCADRÉS
À propos des Malouines
Parce qu’il était fréquenté par les navires de Saint-Malo depuis le voyage de Jacques Gouin de Beauchêne en 1698, cet archipel inhabité reçut le nom de Malouines, puis de Falkland quand il passa aux mains des Anglais au XIXe siècle. Il est situé à 300 milles à l’est de l’entrée du détroit de Magellan et à 320 milles au nord-est du cap Horn. Les deux grandes îles principales, et les dizaines d’îlots qui les composent, s’étendent sur 140 milles d’est en ouest, et sur 90 milles du nord au sud.
Ce territoire aurait donc bel et bien été susceptible d’accueillir une petite colonie, si le climat n’en avait pas été aussi rude. Il compte aujourd’hui un peu plus de trois mille habitants. D. L. B.
Une route maritime via le pôle Nord
Vers la fin du XVIe siècle, nombre de chasseurs de baleines sont persuadés qu’une couronne de banquise entoure une mer libre de glaces dans les régions arctiques. L’été, le soleil permanent la ferait fondre en partie, libérant des canaux : certains pensent alors qu’il existe une route maritime directe vers la Chine passant par le pôle Nord. C’est le cas de Balthazar de Moucheron (un huguenot français émigré en Hollande et l’un des financiers de la première expédition de Barents) qui créé en 1609 la Compagnie française du pôle arctique à Paris, destinée à gérer le monopole de cette route… que personne n’a encore découverte !
Le projet traverse les époques. Au XVIIIe siècle en France, Maupertuis et Buffon le théorisent, ce qui encourage Bougainville à développer un programme d’expédition très sérieux. Dans les années 1850-1860, ce sont les Américains qui se passionnent à leur tour pour la question : Elisha Kane puis Isaac Hayes pensent avoir trouvé l’accès de ce passage entre le Groenland et la terre d’Ellesmere. En réalité, ils ont vu l’immense polynie qui correspond au chenal de Kennedy. À la fin du XIXe siècle, on cherche encore la mer libre autour du pôle ! La responsabilité en incombe à un géographe allemand, August Heinrich Petermann (1822-1878), dont la compétence, reconnue dans d’autres domaines, donne du crédit à cette théorie. Et si lui-même est un géographe de cabinet qui se garde bien d’envisager d’aller vérifier l’adéquation entre ses propos et la banquise, il encourage des expéditions vers le pôle Nord : elles vont toutes s’achever par un fiasco. Parmi les victimes notables de Petermann, citons le Polaris, le Tegetthoff, la Hansa, la Germania et la Jeannette… D. L. B.
Repères chronologiques
•1729, 12 novembre : naissance à Paris, fils de Pierre Yves Bougainville et de Marie-Françoise d’Arboulin.
• 1750 : entrée aux Mousquetaires noirs.
• 1754 : troisième secrétaire d’une mission diplomatique à Londres. Publication du Traité du calcul intégral, pour servir de suite à l’Analyse des Infiniment-Petits, de M. le marquis de l’Hôpital.
• 1756 : guerre de Sept Ans. Aide de camp de Montcalm, envoyé au Canada.
• 1759-1760 : mort de Montcalm, prise de Québec puis de Montréal. Retour définitif à Paris comme prisonnier sur parole.
• 1763 : nommé capitaine de vaisseau par équivalence de grade, pour la campagne de fondation d’un établissement aux îles Malouines.
• 1766, 5 décembre : la Boudeuse appareille de Brest pour son tour du monde.
• 1768, 6-5 avril : escale à Tahiti.
• 1768, 8 novembre : arrivée à l’Isle de France.
• 1771 : publication de Voyage autour du monde par la frégate « La Boudeuse » et la flûte « L’Étoile ».
• 1772 : préparation d’une expédition vers le pôle Nord.
• 1777 : premier commandement sur le vaisseau Le Bien-Aimé.
• 1781, 25 janvier : mariage avec Marie-Joséphine Flore de Longchamps-Montendre.
• 1781, 5 septembre : rôle majeur dans la victoire de Chesapeake.
• 1782, 9-12 avril : lourde responsabilité dans la défaite des Saintes.
• 1790 : commandant de l’escadre de Brest et démission devant la politisation des équipages.
• 1792 : vice-amiral. Refus du poste de ministre de la Marine.
• 1794 : arrêté et relâché après la chute de Robespierre.
• 1798 : membre de la commission chargée de préparer la campagne d’Égypte confiée à Bonaparte.
• 1799 : sénateur.
• 1808 : comte de l’Empire.
• 1811, 20 août : décès à Paris. Funérailles nationales au Panthéon.
En Amérique, la Nouvelle-France
La présence française s’affirme en 1534 lorsque Jacques Cartier, espérant trouver le passage du Nord-Ouest, remonte le fleuve Saint-Laurent jusqu’aux rapides infranchissables situés en amont de Montréal. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, en 1603, Samuel Champlain poursuit l’exploration et fonde la ville de Québec (tableau de Louis Garneray ci-dessous). Il donne alors son nom au lac qui va constituer un point clé des combats dans lesquels Bougainville s’illustrera un siècle et demi plus tard. Mais la remontée du Saint-Laurent aboutit surtout à la découverte des Grands Lacs qui seront bientôt explorés par les négociants en fourrure et les missionnaires. Des établissements français ne tardent pas à s’y installer et à prospérer.
Plus tard, des reconnaissances menées à partir des Grands Lacs amènent Louis Jolliet et Jacques Marquette en 1673-1674, puis René-Robert Cavelier de la Salle en 1681-1682, à descendre le fleuve Mississippi jusqu’à la mer. Ces voyages donnent naissance à la Nouvelle-France, un territoire gigantesque qui, dans sa partie septentrionale, s’étend du golfe du Saint-Laurent aux montagnes Rocheuses, et descend jusqu’au golfe du Mexique. L’ensemble des possessions françaises nord-américaines dessine un immense croissant d’une longueur totale de 3 500 kilomètres qui atteint 1 200 kilomètres de large. Sur toute sa longueur, une chaîne d’ouvrages défensifs réunit le Canada à l’actuelle Louisiane.
À la même époque, l’Angleterre installe ses propres établissements sur le littoral atlantique. Depuis 1607, date à laquelle les premiers Anglais fondent la Virginie, et surtout depuis 1620, avec l’installation des Pilgrim Fathers dans le futur Massachusetts, un chapelet de colonies anglaises s’étend tout au long de la côte. Cependant, l’afflux constant de nouveaux colons finit par rendre ces territoires trop exigus et il devient indispensable de créer de nouveaux établissements en s’enfonçant à l’intérieur du continent. Mais cette extension vient buter contre les territoires déjà occupés par des Français. C’est pourquoi l’Angleterre décide de s’en emparer… D. L. B.
Le véritable responsable du mythe tahitien
On tient volontiers Bougainville pour responsable du mythe qui s’est développé autour de Tahiti, dont l’heureuse population se nourrirait pour ainsi dire d’amour et d’eau fraîche. Dans son récit, l’explorateur décrit pourtant une société inégalitaire, et il précise que l’apparente liberté sexuelle obéit en réalité à des règles strictes. Le malentendu trouve son origine chez Philibert Commerson, le botaniste de l’expédition. Dans un article publié dans le Mercure de France de novembre 1769, on lit sous sa signature : « Ils ne connaissent d’autre dieu que l’Amour. Tous les jours lui sont consacrés, toute l’île est son temple, toutes les femmes en sont les autels, tous les hommes les sacrificateurs » […], ou un peu plus loin : « Tout étranger est admis à participer à ces heureux mystères ; c’est même un des devoirs de l’hospitalité que de les y inviter. »
Comme s’ils n’étaient pas déjà assez croustillants, ces propos en inspirent d’autres, bien entendu exagérés. Ainsi Nicolas Bricaire de La Dixmérie, lui-même rédacteur au Mercure de France, signe un ouvrage philosophique exclusivement documenté par les propos de Commerson. Dans Le Sauvage de Taïti aux Français avec un Envoi au Philosophe, Ami des Sauvages, il écrit : « L’amour est leur besoin le plus fréquent, et ne leur coûte pas plus à satisfaire que d’autres. Nulle entrave ne gêne son essor. » Ou encore : « Leurs habits sont légers et transparents, composés d’une simple gaze, et disposés de manière que l’œil n’est jamais trompé qu’autant qu’il veut l’être. » L’amusant est que la pudibonderie de l’auteur le conduit à inventer un textile aux indéniables vertus érotiques, mais bien éloigné du lourd tapa polynésien, réalisé à partir d’écorce d’arbre… D. L. B.
À lire :
Louis Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada (1756-1758), Journal, Lettres, Éd. du Septentrion, Québec, 2003 ;
Dominique Le Brun, Bougainville, l’histoire secrète. La guerre du Canada, la colonisation des Malouines, le premier voyage scientifique autour du monde, Éd. Omnibus, Paris 2019 ;
Dominique Le Brun, Bougainville, Éd Tallandier, Paris, 2020 ;
Étienne Taillemite, Bougainville, Éd Perrin, Paris 2011.