L’ancien bloc machine découpé est hissé hors du bassin par deux grues. Il a eu juste la place pour passer entre le bajoyer et la coque du navire. On distingue au fond du bassin les deux palonniers formant ber. © Jean-Yves Béquignon

Par Jean-Yves Béquignon - Après cent vingt-sept ans de service, l’usure de la structure de la coque du Belem menaçait de voir à terme le navire se casser en deux… Le remplacement en un seul bloc de la cale machine, réalisé par une société française à Saint-Nazaire, le met à l’abri d’une telle catastrophe. Ces travaux, inédits sur un navire en acier de cet âge, témoignent du consensus entre la Fondation Belem-Caisse d’épargne et les Monuments historiques pour continuer à faire naviguer l’ultime survivant de notre marine à voile du XIXe siècle. 

On pourrait penser que les grands voiliers en acier demandent moins d’entretien que ceux construits en bois. Il n’en est rien. Si les seconds redoutent la pourriture, les navires en acier, eux, sont confrontés à la perte d’épaisseur chronique des tôles qui constituent leurs bordés, carlingues et membrures. 

Le Belem ne fait pas exception à la règle. Construit en 1896 aux chantiers Dubigeon de Nantes, il a cent vingt-sept ans. Et s’il continue aujourd’hui à naviguer, c’est parce qu’il est régulièrement ausculté et soigné. Dès son acquisition par les caisses d’épargne en 1979 et sa donation à la fondation qui porte son nom, l’objectif est de le faire naviguer. Condition sine qua non, le navire doit détenir un permis de navigation délivré par les Affaires maritimes. Ce sauf-conduit est renouvelé sous réserve de l’obtention du certificat de classification émis par le Bureau Veritas (lire encadré) qui, tous les trois ans, confie à un organisme habilité une campagne de mesures de l’épaisseur des tôles de coque et des raidisseurs, carlingues et membrures. 

Le Belem a séjourné à Paris du 17 septembre 1981 au 19 juin 1985. Cette photo est antérieure à la création de la timonerie, implantée en 1985. © Fondation Belem

Lors de l’arrêt technique de 2020, un sondage des tôles de structure est réalisé au niveau de la cale machine. Soumise en interne à la corrosion générée par les eaux usées qui s’y accumulent, ainsi que par les fuites d’eau de mer normales des presse-étoupes des lignes d’arbre, et en externe par l’eau de mer, la cale machine est particulièrement sujette à corrosion. Le sondage révèle une perte d’épaisseur de sa structure allant jusqu’à 50 pour cent, alors que le maximum admis par la société de classification est de 20 pour cent. Devenue trop fragile, elle n’assure plus son rôle de colonne vertébrale. Si rien n’est fait, le Belem pourrait à terme se casser en deux… 

L’architecture du Belem est simple, comme celles de tous les navires de charge en fer ou en acier de l’époque. L’armature de la coque est constituée d’une carlingue centrale sur laquelle viennent s’articuler quatre-vingt-sept couples – un tous les 55 centimètres. Ce squelette reçoit un solide bordé formé initialement par huit virures assemblées à clins sur chaque bord. Ces virures sont façonnées à la forme du navire avant d’être posées ; elles sont constituées de plaques métalliques, de la plus grande longueur possible, fixées à la membrure et entre elles par des rivets. Le métier de riveur ayant disparu, les plaques de bordé qui sont remplacées depuis 1980 sont soudées. 

Le Belem a été motorisé en 1914 lors de son achat par le duc de Westminster. Isolé sur l’avant par une cloison étanche, le compartiment machine occupe l’arrière de la cale. La voûte est alors modifiée afin de positionner les chaises des deux lignes d’arbre, et la structure de la cale rigidifiée pour accueillir les moteurs. Quatre lisses sont ajoutées, deux centrales pour entourer la carlingue et rigidifier l’ensemble de la cale machine, et deux latérales pour supporter les moteurs de propulsion et les groupes électrogènes. 

Les travaux étant programmés à l’occasion du carénage 2022-2023, un appel d’offres est lancé au printemps 2022. On pense alors souder de l’acier neuf sur le mode « patchwork », une sorte de rapiéçage, pour consolider la structure de la cale machine. Problème : l’endroit est extrêmement difficile d’accès et une intervention sur la structure impose de démonter tous les équipements de la machine qui reposent sur le fond du navire. En premier lieu, les moteurs de propulsion, les réducteurs, les diesels alternateurs, les osmoseurs et toute la tuyauterie associée. On prévoit, au bas mot, trois mois de travaux. Pour les effectuer, il faut obtenir un consensus entre les différents acteurs qui veillent sur le Belem, dont le ministère de la Culture, étant donné le classement du navire. 

Outre la cale machine, l’appel d’offres comporte deux autres points : la réfection du puits aux chaînes, également obligatoire pour le Bureau Veritas car des varangues ont perdu trop d’épaisseur ; et celle des hublots situés sous le pont dunette, autour desquels il faut restaurer la coque pour retrouver une étanchéité parfaite. 

Connaissant bien le Belem sur lequel ses équipes ont travaillé à plusieurs reprises, le chantier Eiffage Energie Systèmes-Clemessy Services répond dans les premiers à l’appel d’offres. Cependant, après investigation, il alerte le gérant, la société V. Ships, et la fondation sur le caractère dangereux d’utiliser la technique du patchwork : seules les parties affaiblies seraient réparées, sans garantie que le mal ne se propage. Les ingénieurs de Clemessy prônent donc le remplacement complet du bloc machine. Le devis s’élève à 1,8 million d’euros.

Cette solution n'a jamais été tentée sur un navire de cet âge

Présentée au conseil d’administration de la fondation par les représentants de V. Ships, aux côtés d’autres solutions plus classiques « dites de patchwork », la proposition de Clemessy retient l’attention du conseil, car elle garantit une efficacité sur le long terme. C’est un remède classique, mais ce qui l’est moins, c’est qu’il n’a jamais été opéré sur un navire de cet âge. 

La déléguée générale Christelle Hug de Larauze informe Clémentine Mathurin, conservatrice des monuments historiques à la DRAC des Pays de la Loire, de la nouvelle orientation que prennent les travaux. Devant l’ampleur et le coût de la restauration envisagée, la conservatrice demande à la fondation d’interroger à nouveaux différents chantiers pour obtenir des devis concurrentiels. En parallèle, la conservatrice demande à Célestin Delaporte, expert national pour la conservation du patrimoine maritime et fluvial à coque métallique, de fournir un avis technique sur la pertinence de la solution de Clemessy. 

Sur les huit chantiers consultés – quatre français, deux espagnols, un hollandais et un allemand –, seuls trois ont répondu. Eiffage Énergie Systèmes-Clemessy Services est finalement retenu, car il est le seul à proposer une solution pérenne et professionnelle, avec en plus un fort intérêt concernant le monument historique Belem. Les travaux sont notifiés début octobre 2022. Cette date tardive oblige la déléguée générale à supprimer du programme de navigation 2023, alors en préparation, deux mois d’exploitation du navire, soit un manque à gagner non négligeable. 

En septembre 2022, une visite du navire est organisée à Saint-Malo en présence de Jérôme Lecamp, directeur des arrêts pour la direction régionale Ouest du chantier Eiffage Énergie Systèmes-Clemessy Services, et de Julien Levesque, responsable du bureau d’études de cette structure. Célestin Delaporte donne peu après son accord à la proposition de faire un bloc, suivi par le Bureau Veritas à la mi-octobre, qui insiste sur l’urgence de cette intervention. 


Julien Levesque, responsable du bureau d’études du chantier, nous explique la conception de l’opération « bloc tiroir ». © Nigel Pert

L’autorisation de travaux est accordée par la DRAC des Pays de la Loire. Pauline Ducom, conservatrice du patrimoine qui a succédé à Clémentine Mathurin, précise : « En classant le Belem, c’est son usage premier – naviguer –, ainsi que ses métiers et savoir-faire, que nous avons cherché à préserver à tout prix. Remplacer une partie originelle par du neuf, dans une restauration, doit se justifier. Dans le cas du Belem, c’était évident, car c’était la seule façon de continuer à le faire naviguer. » La DRAC des Pays de la Loire attribue également les subventions du ministère de la Culture : pour le Belem, elle finance 40 pour cent du coût total des travaux. 

« J’ai également saisi la ville de Nantes, Nantes Métropole, le département de Loire-Atlantique et la région Pays de la Loire, qui ont répondu positivement à mes demandes de subventions, indique Christelle Hug de Larauze. J’ai aussi reçu une somme conséquente de donateurs individuels et j’espère recevoir une subvention du fonds d’intervention maritime. » Le total des travaux s’élève finalement à 2,2 millions. La déléguée générale fait feu de tout bois pour assurer la sauvegarde du navire. Un emprunt bancaire, autorisé par le conseil d’administration, permet de boucler le budget. Il n’est en effet pas question de solliciter les caisses d’épargne au-delà de leur participation annuelle qui assure déjà la moitié du budget de fonctionnement ; une constance qui en fait l’un des plus grands mécènes français pour le cumul des sommes investies depuis quarante ans… 

Pour mesurer le coût de ces travaux pour la fondation, il faut le comparer au budget annuel du Belem qui est de l’ordre de 3 millions d’euros. La moitié est donc couverte par le mécène, l’autre provient des produits générés par la fondation. Généralement, le grand voilier navigue sept mois par an, embarquant chaque année près de mille cinq cents personnes, en comptant les stagiaires et les affrètements privés. 

Le Belem est arrivé juste avant Noël dans la forme 3 du port de Saint-Nazaire, construite en 1880-1881. Au début du mois de janvier dernier, quand je le découvre, ses ancres et chaînes reposent au fond du bassin pour les entretiens et contrôles usuels. Le navire n’est pas dans sa forme habituelle. Il lui faut plus de marge par rapport aux parois du bassin pour extraire le bloc machine. Aussi est-il épaulé de part et d’autre par des accores de 8 mètres de long. La ligne de tins a été rehaussée de 35 centimètres pour permettre la dépose en fond de bassin de l’ancien bloc machine et pour réinsérer le nouveau. 

« Une des particularités de notre chantier, c’est notre capacité à savoir souder de nouvelles tôles sur des anciennes, explique Jérôme Lecamp. Pour cela, on a prélevé des échantillons de tôles sur le Belem qui ont été analysées par notre bureau d’études et notre cellule soudage. Cela nous a permis de trouver la nuance qui correspond au soudage nécessaire à ces travaux, en partenariat avec le Bureau Veritas qui nous suit dans la validation du cahier de soudage. Seconde particularité : notre capacité à découper le bloc conformément à l’attendu en ayant préalablement sorti l’ensemble des équipements machine, dont le système de propulsion. » 

Cheminant au fond du bassin, de la poupe vers l’étrave, on observe que les lignes d’arbre ont déjà été déposées. La zone qui va être découpée est située entre les couples 17 et 31, soit à l’aplomb de l’avant de la timonerie. Elle mesure 7,50 mètres de long, 5,40 mètres au plus large, 1,80 mètre de haut et pèse 22 tonnes. On l’identifie facilement, car elle repose sur un système de tins amovibles sur roulettes. Pour éviter que le navire découpé ne se déforme, des croix de Saint-André ont été soudées horizontalement à l’intérieur. À l’extérieur, des chandelles sont soudées sur la coque. 

Les vergues du grand-mât ont été déposées pour être entretenues. « La vergue de grand-voile n’avait pas été démontée depuis vingt-quatre ans. Cela a permis de limiter le poids au-dessus du compartiment machine. On a enlevé 7 tonnes ! » La claire-voie machine a également été déposée. Sur le pont, on croise des marins du voilier, affairés sur le gréement. Le grand rouf est rempli de poulies et de pièces d’accastillage. L’équipage non plus ne va pas chômer pendant cet arrêt technique.

Pendant l’arrêt technique, l’équipage n’a pas chômé. Il a vérifié, contrôlé, réparé et réglé tout le gréement. © Nigel Pert

« Bricoler sur le Belem  avec des patchs me semblait obsolète »

À l’intérieur, les deux moteurs principaux, des John Deere de 575 chevaux, sont encore là, mais de nombreux tuyautages sont déjà démontés. « Chaque élément est photographié, étiqueté, catalogué, mis en palette avant de rejoindre nos ateliers où il sera examiné, nettoyé, et rénové si besoin. » 

Dans les locaux du bureau d’études, je rencontre Erwan Delaplace, conducteur de travaux, référent métier chaudronnerie-tuyauterie du chantier, et Julien Levesque. C’est Erwan qui a poussé à faire un échange standard plutôt que de rafistoler la structure à la manière d’un patchwork, et c’est Julien qui a inventé la méthode « bloc tiroir ». 

Le scan 3D a permis de reconstituer les plans de la machine du Belem et de tracer celui du bloc à construire. © EES–CLEMESSY SERVICES SAINT-NAZAIRE

« Je travaille sur le Belem depuis l’année 2000 et je savais que les derniers travaux sur la cale machine dataient de 1980 à Lorient. On n’y allait jamais, car elle est inaccessible sans démontage », explique Erwan, qui me montre un plan, initialement établi et tenu à jour par le superintendant de la Compagnie maritime nantaise, où sont détaillés tous les travaux sur la coque effectués depuis 1979 (lire p. 59). Seul l’arrière est presque d’origine, les derniers travaux rivetés ayant été réalisés par les Italiens peu avant l’acquisition par les caisses d’épargne. 

« Je savais combien il était difficile d’intervenir sur la structure à cet endroit, et j’ai tout de suite proposé de constituer un bloc. Notre client, V. Ships, savait qu’on en était capable car, six mois plus tôt, on avait réalisé une opération similaire sur le Plastic Odyssey. Bricoler sur le Belem avec des patchs me semblait obsolète. Ma crainte était de constater au fur et à mesure des démontages qu’il faudrait aller plus loin, et que ce serait sans fin. » 

« Lors de la visite à Saint-Malo, comme on n’avait pas de plans précis, on en a profité pour scanner la machine », indique Julien Levesque. C’est le bureau d’ingénierie 3D Scad Engineering qui est mandaté. Samuel Dubois, son président, explique dans une interview publiée dans le Courrier des amis du Belem : « Réaliser un relevé manuel d’un site industriel ou d’un monument historique est un travail laborieux, imprécis et souvent inaccessible. Le scan relève des nuages de millions de points qui s’assemblent numériquement pour reconstituer les plans perdus ou n’ayant jamais existé. » 

Cette technique, dénommée « rétro-ingénierie », est de plus en plus utilisée. Pour relever la cale du Belem, plusieurs scanners ont été utilisés, en les déplaçant pour ne pas avoir de zones d’ombre. « On a pu glisser la main sous les bâtis des moteurs et on a vu avec le petit scanner, tenu à bout de bras, qu’il ne restait que 1 à 2 millimètres d’épaisseur à certains endroits de la carlingue centrale, qui en faisait 8 à l’origine. On a également constaté des pertes de 5 à 6 millimètres sur des varangues initialement de 12. Il y avait un risque d’affaissement des moteurs », poursuit Erwan. 

À gauche : pendant les travaux de démontage, tous les tronçons de tuyauterie ont été étiquetés et classés. En haut : une brèche est découpée dans la cale machine pour faciliter son accès. En bas : le bloc découpé repose sur les tins amovibles, stabilisés par des bracons. Les palonniers formant ber sont prêts à le supporter. © Nigel Pert, Jérôme Lecamp

« À partir du scan, on a pu déterminer une zone de découpe et tracer le nouveau bloc dont l’architecture est complétement soudée », explique Julien Levesque. Le plan de charge des ateliers de Saint-Nazaire étant complet, sa fabrication est sous-traitée à Manche Industrie Marine à Dieppe. Le bloc, livré avec ses tôles de bordés posées, fait l’objet d’un convoi routier exceptionnel pour rejoindre le Belem. « On a laissé un jeu de 20 à 25 centimètres entre le nouveau bloc et le reste de la coque pour pouvoir, une fois qu’il sera positionné, glisser la tête afin de souder les nouvelles varangues sur les anciennes. Il faut que cela tombe au centimètre près. On fermera la coque après avec une bande de pourtour », poursuit Erwan. 

Le nouveau bloc machine surplombe son ancêtre avant de descendre en fond de bassin manoeuvré par deux grues. © Eiffage

Julien explique le système de ripage qu’il a inventé pour extraire l’ancien bloc et mettre en place le nouveau. « On solidarise provisoirement le bloc à ôter avec les tins amovibles sur lequel il repose, en rajoutant des bracons qui vont permettre de lui conserver son équilibre une fois découpé. La découpe ménage en périphérie une bande de 10 centimètres pour bien dégager le bloc de la coque. Deux rails posés en fond de bassin depuis le côté gauche jusqu’à l’aplomb de la cale machine vont permettre de déplacer une fourchette formant ber constituée de deux solides palonniers munis de rollers d’une longueur légèrement supérieure à la largeur de la coque. Sur le terre-plein de la forme, quatre grues – deux de chaque bord – prennent position autour du Belem. Les palonniers sont alors roulés sous le bloc découpé, les crocs de levage étant ensuite capelés aux extrémités qui dépassent des parois de la coque. En virant, les palonniers s’appliquent sur le vieux bloc et on solidarise l’ensemble. 

« Ensuite, on désolidarise le bloc des tins amovibles puis on vire sur les crocs des grues afin d’effacer le jeu de la découpe, ce qui permet de dégager les tins amovibles en les faisant rouler sur le côté droit du bassin. Ceci fait, les quatre grues déposent sur les rails l’ensemble bloc-palonniers, qui est alors dégagé sur la gauche du bassin… comme on ouvre un tiroir. Par la suite, les deux grues positionnées à l’aplomb déposeront le bloc sur le terre-plein. Pour insérer le nouveau bloc, qui présente un jeu de 25 centimètres avec le reste de la coque, on manœuvre inversement. » Il fallait y penser, et savoir que les grutiers étaient des virtuoses !

Les procédures de soudage sont agréées par le Bureau Veritas

Le bloc découpé est extrait le 9 février et le 11 mars, le nouveau bloc est présenté sous la brèche, puis soudé dans la foulée. « On peut rencontrer des problèmes de soudage entre la nouvelle varangue et l’ancienne, poursuit Erwan. Mais c’est quelque chose qu’on maîtrise bien. On met en œuvre une technique, dite de beurrage, avec l’électrode, qui provoque une fusion de la matière existante favorisant une bonne accroche. » Les procédures de soudage sont agréées par le Bureau Veritas, ainsi que les soudeurs. Une fois le travail réalisé, les soudures sont radiographiées pour vérifier leurs qualités. 

L’adjonction de palans à chaîne a permis de donner du biais pour le nouveau bloc afin d’obtenir plus de marge entre le bajoyer et la coque. © Jérôme Lecamp

Les travaux de soudure se sont bien passés, mais avec quelques surprises sur la coque, précise Kurt Vit, conducteur de travaux chaudronnerie, surnommé le « couturier de la tôlerie », qui a piloté une équipe de trois soudeurs et de cinq charpentiers – un charpentier ici, c’est celui qui met la tôle en place. Au moment de la préparation de la mise en peinture, deux tôles situées en partie arrière, de part et d’autre de la « calette », une petite cale située sous les cabines du pont dunette, ont été percées. Kurt les a remplacées. « Il a fallu changer et dévoyer des membrures, initialement prévues pour le bordé riveté à clins, c’est-à-dire les ouvrir pour les appliquer sur les nouvelles tôles soudées afin que la coque soit lisse. » 

Parmi les autres travaux de chaudronnerie, citons le puits aux chaînes, dont les membrures ont été refaites dans la partie basse, ainsi que la cloison avant. Trois bacs en inox ont été placés en fond de cale machine afin de recueillir les égouttures des presse-étoupes des lignes d’arbre et limiter ainsi la corrosion future. 

Pierre Elie Tesson, responsable « travaux mécaniques », formé à l’école-maison du chantier sous la houlette de Cédric Catrevaux, détaille : « Il a fallu vider tout ce qui s’y trouvait : deux moteurs principaux, trois groupes électrogènes, une dizaine de pompes, une cinquantaine de lignes de tuyauteries qui s’entrecroisent dans tous les sens, deux osmoseurs, des centaines de connexions électriques, des armoires électriques. On a aussi dû supporter par au-dessus ce qu’on ne pouvait pas extraire. Cela nous a pris trois semaines. » 

Le remontage a été encore plus complexe. Il a duré un mois. « On travaillait en quart avec mon second Pierre-Baptiste Prat. On avait une équipe de 6 à 14 heures et une autre de 14 à 22 heures. On ne peut pas être trop nombreux dans la salle des machines, c’est très petit. Les équipes comptaient entre trois et cinq mécaniciens en même temps sachant qu’il y avait d’autres corps de métier, quelques soudeurs, puis les électriciens qui ont commencé à recâbler. Il y a des moments où c’était compliqué, on était une dizaine dans une salle des machines très exiguë. 

« Au démontage, on a constaté que de nombreuses pièces étaient en très mauvais état. On a révisé à l’atelier beaucoup de tuyauteries qui étaient percées, ainsi que des pompes. En remettant en place, il a fallu adapter tous les équipements au nouveau bloc. » Les lignes d’arbre ont nécessité de gros travaux. « Elles portaient beaucoup de traces de friction sur les chemises en bronze qui les habillent au niveau de leurs trois paliers : un à l’avant coté salle des machines, les deux autres sur des chaises. »

Le remontage des équipements machine a duré un mois, période pendant laquelle il a fallu gérer la coactivité dans un espace exigu. © Jean-Yves Béquignon

Le Belem a quitté la forme 3 pour rejoindre le quai des Frégates

Les plus en arrière étaient particulièrement usées car les douelles en gaïac n’avaient plus d’épaisseur, d’où l’usure des chemises en bronze qui frottaient directement sur l’acier. Il a fallu les changer. Les autres ont été réusinées. Le palier côté machine était moins usé parce qu’à cet endroit la charge est essentiellement prise par le réducteur. Le souci, c’est qu’on ne peut plus importer de bois de gaïac, car cette essence figure sur la liste des espèces de flore sauvage menacées d’extinction. « Sur une idée de la Marine nationale qui a été consultée, le gaïac a été remplacé par du Feroform, une matière synthétique composite incluant une fibre et de la résine, qui imite parfaitement ce bois, et qui est autolubrifiante. Les logements des douelles ont été adaptés pour l’accueillir. » 

Un tel travail demande beaucoup de méthode. « Les plans de tuyautage ont été refaits avec des relevés à la main, en attribuant des numéros à chaque ligne et à chaque tronçon. On les a tous représentés sur un plan global, qui a fait l’objet d’un quadrillage. Dans chaque carreau, on a pris en photo tout ce qui s’y trouvait. Au remontage, une tablette tactile était disponible en machine. Quand les mécaniciens avaient un doute, ils cliquaient sur le carreau où ils se trouvaient et voyaient toutes les photos. Cela nous a beaucoup aidés. » 

Le bassin a été remis en eau progressivement le 5 mai dernier. La veille, toutes les tuyauteries machine ont été remplies pour vérifier l’absence de fuite. Un tuyau percé a été réparé en urgence. L’étanchéité de la coque s’est révélée parfaite. Le lendemain, le Belem a quitté la forme 3 pour rejoindre le quai des Frégates. 

Les essais en mer se sont déroulés le 11 mai. Le point d’attention était les températures des paliers de lignes d’arbre, les assemblages neufs étant plus serrés. Après un pic, elles se sont stabilisées. Cédric Catrevaux, qui a supervisé l’ensemble des travaux, a rampé, clé à la main, pour régler les fuites des presse-étoupes. Le Bureau Veritas a délivré son certificat. Le Belem peut commencer sa saison. 

Enfin sous voiles, le Belem entame une nouvelle saison. Le prochain hivernage aura lieu à Toulon ; le navire sera alors dans les starting-blocks pour aller chercher la flamme olympique à Athènes. © Maxime Franusiak

En intervenant magistralement sur la cale machine, Eiffage Energie Systèmes-Clemessy Services a assuré à cette partie du navire environ trente ans de tranquillité. Le reste de la structure, en particulier celle située sous la cambuse, reste sous surveillance. Jérôme Lecamp, heureux et soulagé de voir le Belem reprendre la mer, salue la réussite technique de l’opération, mais aussi et « avant tout une incroyable aventure humaine ». ◼

ENCADRÉS

Le Bureau Veritas 

Pour répondre à la demande des compagnies d’assurance, soucieuses de mieux évaluer les risques encourus par les navires sous contrat, la société française de classification Bureau Veritas – bv – a été créée en 1828. Les experts de cet organisme technique ont pour mission d’examiner les plans et les calculs des navires en projet, de s’assurer de la qualité des matériaux à employer, de contrôler la construction des navires, de la mise en chantier jusqu’au lancement, et de suivre leur fiabilité et leur maintenance tout au long de leur exploitation. « Pour le Belem, c’est la note numéro 467, partie A du règlement du Bureau Veritas Marine et Offshore, qui est appliquée. C’est le plus ancien navire aujourd’hui classé au BV », précise Philippe Mizessyn, qui suit le navire depuis 1996. Cette note prévoit les sondages à effectuer régulièrement et les pertes d’épaisseur tolérables. Naguère, la mesure de l’épaisseur d’une tôle ne pouvait se faire qu’à la jauge, après perçage en de nombreux endroits, les trous étant ultérieurement rebouchés. Aujourd’hui, on recourt à un système à ultrasons moins agressif pour le métal. Il suffit en effet de décaper à la meule une surface grande comme une pièce de monnaie pour y appliquer le capteur relié à l’appareil de mesure, où se lisent des indications très précises. ◼ 

Une fondation, un conseil, des collèges 

La fondation Belem est dirigée par un conseil d’administration qui comporte trois collèges : celui des fondateurs, réunissant des représentants des caisses d’épargne ; celui des membres de droit constitué des représentants des ministères de l’Intérieur, de la Défense, de la Mer, de la Culture, et du musée national de la Marine ; enfin, celui des personnalités qualifiées, au nombre de cinq, majoritairement issues du monde maritime. Le conseil d’administration est présidé par un membre du collège des fondateurs, actuellement Jean-Charles Filippini, représentant la Caisse d’épargne Provence-Alpes-Corse (CEPAC). Le conseil délibère et émet des résolutions dont la mise en œuvre opérationnelle appartient à Christelle Hug de Larauze, déléguée générale depuis 2011, qui personnalise l’armateur vis-à-vis des tiers. La gérance du Belem, son entretien et son armement, sont assurés par la société V. Ships qui a succédé courant 2022 à ST Management. Lester Franck est l’actuel superintendant du navire. ◼ 

Le classement au titre des monuments historiques 

Le 7 avril 1981, à l’occasion d’une conférence de presse donnée à bord du grand voilier, alors accosté sous la tour Eiffel, Jack Lang, ministre de la Culture, et Louis Le Pensec, ministre de la Mer, définissent les grands axes d’une politique culturelle en faveur du patrimoine maritime. À l’automne paraît le premier numéro du Chasse-Marée dans lequel on doute du retour à la mer du trois-mâts barque…

Duchesse Anne ©RAIMOND SPEKKING

En 1982, pour la première fois en France, deux bateaux sont classés « monuments historiques », le trois-mâts Duchesse Anne et la gabare Mad Atao. Pas le Belem. Sollicités, les dirigeants de la fondation éponyme ont décliné la proposition car ils redoutent que leur navire ne soit alors consigné à quai. Convaincu de l’intérêt du trois-mâts barque, François Macé de Lépinay, président de la commission supérieure des Monuments historiques, revient à la charge. Il fait admettre à son ministère que le Belem serait naviguant et que son état historique de référence serait celui choisi par la fondation, qui s’attache à conserver, restaurer et mettre en valeur les éléments issus de sa vie de navire de commerce français, de yacht anglais et de voilier-école italien. Le tout en intégrant au mieux l’équipement nouveau, lié aux contraintes réglementaires de navigation. Il tique néanmoins sur l’implantation d’une timonerie, mais sur les conseils du commandant Luc-Marie Bayle, admet qu’elle est indispensable pour un navire-école. L’arrêté de classement du Belem est finalement signé le 27 février 1984. ◼ 

Chronologie des travaux effectués sur le Belem 

À l’origine, le Belem était destiné à transporter des marchandises. La stabilité du navire était assurée par sa cargaison ou par le lest lorsque les cales étaient vides. Quand le navire a été transformé en yacht, l’équilibre du bateau a été modifié à cause des aménagements réalisés sur le pont et de la vacuité des cales. Pour rendre au Belem ses qualités nautiques, le centre de gravité a été rabaissé à l’aide de gueuses de fonte et de béton coulé dans les fonds.

Une partie de la structure, noyée dans le béton, est devenue inaccessible pour toute surveillance ou réparation. La seule façon de savoir dans quel état elle se trouvait a été d’éliminer tout le béton qui s’étendait sur le fond de la coque, depuis l’avant du compartiment machine jusqu’à la cloison du peak avant, la couche atteignant au centre du navire une épaisseur d’environ 80 centimètres. Entre les couples, les tôles de fond ont été découpées et le béton cassé. Devant la structure du navire qui apparaît fortement corrodée, il est décidé de reconstituer une structure et un fond neufs. C’est ainsi qu’au cours de trois campagnes de travaux, entre 1988 et 1990, tout le bas de la carène a été remplacé, de la cloison machine à la cloison arrière de la voilerie. En 1992, ce sont les premières interventions sur la carlingue centrale, dont le remplacement se poursuivra au cours des années suivantes. Par ailleurs, le Belem est un navire construit par rivetage et non par soudure comme cela se pratique actuellement. Un rivet a pour fonction d’assembler de façon mécanique deux éléments de tôle en les maintenant l’un contre l’autre, comprimés par les têtes proéminentes des rivets. Côté mer, la corrosion au fil des ans fait son œuvre et la tête des rivets s’amenuise peu à peu. Si elle disparaît complètement, le serrage est annulé. Il faut donc reconstituer la tête de rivet par ajout de matière avec la pose d’un cordon de soudure, ce que l’on appelle « couronner les rivets ». Sur le Belem, ce sont 25 000 rivets qui ont ainsi été couronnés. Aujourd’hui, une tôle remplacée est soudée. ◼ 

Rénover... oui, mais jusqu’où ? 

Interrogée à Saint-Nazaire le 13 février dernier sur le pourcentage du navire qu’il était possible de remplacer tout en lui gardant son caractère de monument historique, la conservatrice du Patrimoine, Pauline Ducom, a répondu qu’il n’y avait pas de limite officielle. « On a vocation à maintenir l’intégrité du navire et son usage. On ne veut pas reproduire des échecs comme le Mad Atao – NDLR : une gabare détruite par son propriétaire faute de subsides pour la restaurer. On ne peut pas considérer un bateau qui navigue comme on le fait d’une église ou d’un château. » ◼

Pour en savoir plus sur le Belem : Le Belem aujourd'hui, par Gilles Millot ; Le Belem, histoire d'un grand voilier nantais, par Daniel Hillion et la rédaction

Lisez aussi le Rapport de la mission sur le patrimoine maritime, secrétariat d’état à la mer et ministère de la culture, 2023