Par Maud Lénée-Corrèze – La jeune coopérative Skravik, basée au Tinduff, dans la rade de Brest, arme depuis trois ans des catamarans pour des missions scientifiques, dans une optique environnementale. Ayant acquis une bonne expertise dans ce domaine, elle teste désormais l’activité de pêche à la voile. Un projet de longue haleine qui a conduit ses créateurs à retourner à l’école et à fréquenter les couloirs des institutions publiques.
Il fait encore nuit noire sur le port du Tinduff. Une petite lumière verte se rapproche du quai, et bientôt, les formes d’un catamaran se dessinent dans le velours du ciel. Un homme vêtu d’un ciré rouge s’avance sur la cale, les yeux rivés sur le bateau qui approche en silence. Le projecteur révèle le visage de Tangi Le Bot, à la barre de Skravik, un ancien Corneel 26. Son équipier récupère l’aussière et bientôt le catamaran de 9,90 mètres est à quai, éclairé par les lampadaires du port. Rien à voir avec les grosses unités de plaisance des publicités. Skravik, la « sterne » en breton, arbore un portique sur la poupe, une potence sur bâbord, des caisses de pêche et de criée sur le pont et possède des trappes dans ses deux coques.
Le bateau vient tout juste d’obtenir son permis de navigation pour un secteur allant de la rade de Brest à la pointe Saint-Mathieu : c’est la seule unité de pêche commerciale à la voile moderne sur les quelque quatre mille bateaux français licenciés. Le début de son service marque un tournant pour Skravik, qui avait jusque-là développé deux autres activités, les campagnes scientifiques en mer et la formation. Cette jeune coopérative de la rade de Brest, créée en janvier 2024, entend, grâce à ses voiliers, repenser les activités maritimes en leur donnant du sens, en respectant les droits sociaux des marins et en ayant un moindre impact sur l’environnement.
Le jour se lève déjà, et les contours du port à marée apparaissent, laissant voir les unités traditionnelles échouées le long du quai, les pêche-promenade amarrés à leurs corps-morts, le café, les maisons de bord de mer… Tangi Le Bot, qui est aussi l’un des fondateurs de la coopérative, et son équipier, discutent rapidement du déroulé de la journée – il faudra être rentrés à la mi-marée, vers 13 heures –, puis Tangi récupère les appâts dans le conteneur de l’entreprise sur le terre-plein du port. « C’est en partie là que Skravik a été transformé en bateau de travail et qu’il est resté au sec et à l’abri le temps de pouvoir commencer l’activité, soit presque trois ans », explique-t-il.
Si le projet de voilier de travail mûrit déjà depuis au moins sept ans dans l’esprit de Tangi, la route a été longue. En créant en 2017 l’association Skravik Expéditions, ce biologiste marin de formation souhaitait proposer un service de science à la voile, les bateaux à moteur habituels ne correspondant pas à ses valeurs, ni à certaines missions, comme l’approche au large des grands animaux marins.
Le soutien des structures de l'économie sociale et solidaire brestoise
Mais il travaille alors sur sa thèse au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, et n’a guère le temps de s’y consacrer, à l’exception de quelques sorties en mer avec ses collègues. De retour en Bretagne avec le certificat matelot de pont en poche et un premier associé, Charles Caby, Tangi peaufine son idée : créer une petite flotte de voiliers pour la communauté scientifique, à l’image de la Flotte océanographique française (FOF) – infrastructure de recherche en mer opérée par l’Ifremer. Les bateaux à voile de Skravik seraient destinés à une communauté plus large : instituts de recherche, structures publiques, tel l’Office français de la biodiversité (OFB), ou cabinets d’études.
Charles et Tangi obtiennent en 2019-2020 le soutien du TAg29, une structure qui encourage les initiatives d’économie sociale et solidaire (ESS) : grâce à elle, ils disposent d’un espace de coworking à Brest et des compétences de ses salariés, ainsi que de celles de l’incubateur ENSTARTUPS. Ensemble, ils planchent, bénévolement, sur la conception d’un catamaran de 15 mètres, qui leur semble être la meilleure option pour disposer d’une bonne stabilité et d’une surface de travail intéressante avec une taille raisonnable.
Mais quand il s’agit de trouver des financeurs pour lancer une première unité, les choses se compliquent. « J’ai rencontré quelques structures scientifiques, raconte Tangi, mais je n’avais que des plans et pas de bateau. » Il demande alors une subvention au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (dlal feamp 2017-2021). Le catamaran scientifique deviendrait ainsi un navire polyvalent science et pêche. « C’était cohérent, puisque les apparaux de pont pour la pêche sont souvent les mêmes que sur un navire scientifique », précise Tangi, qui tient fermement la barre alors que le catamaran file 7 nœuds au largue sur mer plate. Les moteurs électriques ont été relevés pour éviter la traînée. Nous passons devant l’École navale, pour atteindre l’abri de la pointe de Pen ar Vir.
Retrouver dans Ar Vag les gestes des anciens sur les bateaux à voile
Le foc est amené, puis l’ancre mouillée, le temps de tester la zone. « On apprend aussi les bons coins en discutant avec des pêcheurs », ajoute Tangi. La rade, il la connaît bien pour l’avoir beaucoup arpentée en voilier, mais « pêcher, ce n’est pas du tout pareil que naviguer pour le plaisir. Le savoir-faire de la pêche à la voile s’est perdu. Nous avons compulsé les tomes d’Ar Vag, mais nous ne pouvons pas non plus tout calquer sur notre catamaran, beaucoup plus léger que les anciennes unités de travail en bois. »
Son expérience de la science à la voile lui permet déjà de maîtriser les manœuvres d’arrêt, de dérive et de mise à l’eau d’engins. D’autant que sur « le cata, c’est vraiment facile, il a peu d’inertie et peut repartir très vite ». En effet, pour aller essayer un coin à seiches, nous repartons au portant en quelques secondes après avoir établi la grand-voile et le foc.
Les premiers travaux sur Skravik datent de l’été 2021, juste après l’obtention de la subvention de 52 800 euros du dlal feamp, qui permet de financer une partie de la transformation du catamaran. Ils sont réalisés avec l’expertise de ct Mer Forte, le cabinet d’étude de Michel Desjoyaux, et dans les locaux de Kaïros à Concarneau. Outre les coûts de prestation réduits, l’équipe de Skravik peut participer au chantier et s’initier à la stratification. Elle ajoute des cloisons dans les coques, leur donne une surface plane, tronque les hublots pour des trappes réglementaires, refait les safrans.
Et de nouvelles recrues rejoignent le projet, dont Laura Troudet et Robin Puill, qui, avec Charles et Tangi, constituent l’équipe actuelle de la société. « J’ai contacté Tangi en 2021 et il m’a proposé de le seconder pour une mission en Méditerranée sur les raies Mobula, une espèce en danger, raconte Laura. L’objectif était de poser des balises satellites pour démontrer leur présence en France et soutenir les efforts de protection. »
En 2021, un portique, un bastingage, une bôme pour Skravik
Lorsque le chantier sur Skravik s’achève en septembre 2021, l’équipe peut fièrement le présenter au salon Winds for Good. « Nous étions sortis du projet PowerPoint », souligne Laura. Mais les travaux doivent se poursuivre pour homologuer Skravik à la pêche. « On visait la division 227 du règlement des Affaires maritimes sur les navires de moins de 12 mètres », précise-t-elle.
Comme ils ne peuvent respecter le cahier des charges sur tous les points, ils travaillent avec les Affaires maritimes pour faire valider leurs solutions : les phases de chantier s’enchaînent donc en fonction du feu vert des Affaires maritimes et des rentrées d’argent. À l’automne 2021, l’équipe dote Skravik d’un portique de 200 kilos, d’un bastingage, d’une bôme… avant de le mettre à l’eau pour les premières navigations expérimentales et pour tester des techniques de pêche, les manœuvres, etc.
En parallèle, ils sollicitent leur réseau de scientifiques pour des campagnes tests à la journée. Le laboratoire Dynamique hydro-sédimentaire de l’Ifremer répond présent : « Nous avons deux cages pour nos études in situ, explique Matthias Jacquet, ingénieur dans ce laboratoire : une petite d’environ 25 kilos avec des capteurs de turbidité et de CTD (salinité, température, profondeur, pression) et une bouteille de prélèvement d’eau qu’on peut refermer à distance à des profondeurs choisies, et une autre de 100 kilos avec une multitude de capteurs. » Cette dernière a permis de tester Skravik : « Les winches étaient bien fatigués à la fin de la journée, raconte Tangi. Nous en avons depuis ajouté deux gros. » Quant au portique, qui a certes une capacité maximum de 200 kilos, « avec les mouvements du bateau, c’est plutôt 100 kilos », ajoute Tangi.
Matthias Jacquet relève aussi le manque d’électricité pour analyser en direct les échantillons et l’impossibilité de « s’abriter à l’intérieur, comme sur les navires scientifiques ». Mais l’hydro-sédimentologue admet que le voilier est plus « cohérent avec nos études sur la préservation des écosystèmes marins. C’est moins bruyant et plus agréable que les bateaux à moteur. Par ailleurs, les plannings des navires de la fof sont surchargés, donc bénéficier d’autres moyens en soutien, comme ceux de Skravik, est très important. »
Dans le même temps, ils poursuivent les missions scientifiques hauturières en louant des catamarans, ce qui leur permet de valider des premières campagnes et de se faire reconnaître d’autres instituts. Avec l’Office français de la biodiversité, ils travaillent sur les puffins en Mor Braz (Sud Bretagne), et avec l’observatoire Pelagis, dans le golfe de Gascogne, sur les captures accidentelles de cétacés. « Nous avions surtout besoin d’avoir une plateforme équipée d’une annexe pour travailler deux semaines en zone océanique, tout en nous permettant de nous approcher des animaux pour réaliser des biopsies », explique Jérôme Spitz, directeur de l’observatoire. Immobiliser un navire hauturier de la fof est très difficile pour ces campagnes ciblées.
Skravik acquiert un deuxième catamaran
Reconduite l’année suivante, la campagne avec Pelagis attire aussi les bioacousticiens de l’ensta Bretagne qui cherchaient depuis longtemps à créer une « sorte de répertoire vocal des mammifères marins. Nous étudions leurs sons, mais sans pouvoir faire d’observations et de vérifications in situ », explique Mathieu Dupont, l’un des bioacousticiens. Pour l’ensta, les marins de Skravik montrent aussi qu’ils peuvent mettre à l’eau depuis de grands catamarans différents types d’instruments, comme des hydrophones ou un glider, planeur sous-marin piloté à distance. « Et l’avantage du bateau à voile, c’est qu’outre les écoulements, il n’y a pas de bruit parasite. C’est précieux pour notre discipline », ajoute Mathieu.
La confiance des instituts de recherche a beaucoup joué en 2023 pour trouver un financement afin d’acheter un catamaran plus grand. « Notre choix se portait sur un Nautitech 475 [14,5 mètres de long,] à 270 000 euros. Nous avons pu emprunter auprès de la Nef, une banque finançant des projets d’utilité publique, et de France Active Bretagne. » Cette dernière association, qui propose des accompagnements et des financements participatifs sous forme de prêts, suit le projet depuis 2019 avec intérêt : « Le travail de Skravik redonne du sens au métier de marin pêcheur, et propose un projet de gouvernance intéressant », témoigne Julie Guena de France Active.
À ce stade, l’équipe est mûre pour se transformer en entreprise et elle choisit le statut de Société coopérative d’intérêt collectif (scic), afin d’intégrer citoyens et acteurs publics ou privés du pays de Brest dans sa démarche – la gouvernance des scic est ouverte aux sociétaires. Désormais, les marins sont salariés, payés et inscrits à l’enim. Chacun a par ailleurs développé des compétences : Tangi en pêche, Laura en formation, Charles en voile. Et avec Morskoul – le « fou de Bassan » en breton –, la coopérative peut proposer une plateforme scientifique à la voile, viable et aux mains de marins expérimentés. Cela s’est confirmé au cours de la mission Greasy (ubo, parc marin d’Iroise) sur la diversité planctonique en mer d’Iroise, en lien avec la diminution de la taille des sardines. Un grand nombre d’engins ont été déployés lors de stations en différents points. Côté pêche, l’entreprise tâtonne encore : elle n’a obtenu qu’en décembre 2023 l’accord de principe des Affaires maritimes… Après un dernier chantier, le catamaran a été mis à l’eau en septembre 2024 pour commencer la pêche un mois plus tard, après le transfert des droits de pêche acquis avec l’achat d’un petit canot.
La saison de pêche ne fait que commencer, et grâce aux salaires dégagés par les activités de science et de formation, l’équipage de Skravik se donne plusieurs mois pour se roder au métier de marin-pêcheur et commencer à vendre ses poissons pêchés à la voile au Tinduff… ◼