Zone artisanale de Fréjus. Dans un bâtiment que rien ne distingue des autres, quatre hommes scient, rabotent, poncent, libérant toutes les fragrances de l'acajou. Dans cet atelier de menuiserie, le visiteur reste pourtant perplexe... Un hublot gigantesque trône sur une table, un rouf tout aussi imposant est en cours de montage sur un plan incliné, des dizaines de portes moulurées s'appuient contre les murs de l'atelier, à côté de panneaux qui semblent destinés à des cabines... Que fabrique-t-on ici ? Une partie de la réponse nous est apportée quand le "patron" sort de son bureau. Devant nous, Ed Kastelein, jeune homme de soixante ans, ne compte plus les voiliers qu'il a possédés.
Pour la plupart, ce sont des bateaux qu'il a restaurés, voire reconstruits, comme Zaca a te Moana — la réplique de Zaca, un yacht de 38 m qui a appartenu à l'acteur Errol Flynn — ou Eleonora— réplique de Westward, une goélette de 42 m dessinée par Nat Herreshoff. Aussitôt, Ed déroule devant nous un grand plan de formes: la table à dessin est bientôt recouverte des lignes d'Atlantic, une des plus célèbres goélettes de plaisance au monde... "C'est mon nouveau projet, nous lance-t-il. Ce bateau m'a toujours fait rêver." Le 28 juillet 1903, à Shooter Island (New York), le chantier Townsend & Downey lance Atlantic, une goélette à trois mâts dessinée par William Gardner pour Wilson Marshall. Ce membre du New York Yacht Club, marqué par le décès de sa femme, a voulu ce bateau comme un refuge. Son havre de paix ne mesure pas (69,24 m hors tout) pour 41,18 m à la flottaison, 8,85 m de bau et 4,90 m de tirant d'eau. Le voilier déplace 303 t. Si Wilson Marshall souhaite qu'Atlantic soit la plus rapide des goélettes à flot, cette quête de performances ne doit en aucun cas nuire au confort. Les menuiseries sont réalisées dans le plus bel acajou, deux générateurs à vapeur produisent l'électricité nécessaire à l'éclairage et à la réfrigération, des guindeaux à vapeur permettent d'embraquer drisses et écoutes... Atlantic offre à ses passagers deux cabines doubles et trois cabines simples, un hall d'accueil, un grand salon, une salle à manger, trois salles de bains... Trente-neuf hommes d'équipage travaillent et vivent à bord toute l'année. Lem Miller, le second de Charlie Barr lors de leurs trois victoires dans la Coupe de l'America, est nommé patron de la goélette. Lors de ses essais, Atlantic atteint les 20 noeuds, avant de remporter dès sa première saison la Reef Cup et la Cape May Cup. Mais c'est en 1905 qu'elle va connaître la gloire. Cette année-là, Wilson Marshall engage son voilier dans la Kaiser's Cup, une course transatlantique au départ de Sandy Hook et à destination de l'Angleterre, à laquelle participent les yachtsmen anglais et américains les plus fortunés. Pour cette course, le propriétaire fait appel à Charlie Barr comme patron. Un important travail de préparation est réalisé en vue de l'épreuve: on remplace notamment la dérive de 2,70 m par une quille relevable, qui figurait d'ailleurs sur les plans d'origine du bateau. Il ne faudra que douze jours, quatre heures, une minute et dix-neuf secondes à la goélette pour traverser l'Océan et franchir en tête la ligne d'arrivée au large du cap Lizard. Ce record tiendra un siècle, avant d'être battu par Mari-Cha IV, un monocoque ultraléger de 43 m de long — en 1980, Eric Tabarly avait été le premier à faire tomber ce temps, mais en multicoque (Paul Ricard). En 1910, Charlie Barr devient skipper de Westward. Sept ans plus tard, Wilson Marshall vend son yacht à l'US Navy. Il passera ensuite aux mains de plusieurs propriétaires, dont Gérald Lambert (de 1928 à 1942) qui engage la goélette dans la deuxième course transatlantique de l'histoire, disputée en 1928 entre New York et l'Espagne. Mais Atlantic est battue par Elena, plus rapide au vent de travers dans les brises légères qui marquent cette traversée. Durant la Seconde Guerre mondiale, la goélette est réquisitionnée par les gardes-côtes qui la convertissent en patrouilleur anti-sous-marins. A la fin du conflit, l'ancien yacht est désarmé pour plusieurs années. Posé sur les vases de l'Intracoastal Waterway dans le New Jersey, Atlantic devient un salon de thé et un magasin de souvenirs, avant d'être cédée à un ferrailleur. C'est alors qu'un yachtsman du nom de Bright vole à son secours et parvient à lui épargner la casse. Mais la goélette coule en 1968, au décès de son sauveur. Quatorze ans plus tard, en 1982,
son épave est démantelée à Newport Harbor (Virginie). Ed Kastelein et John Lammerts van Bueren, un historien du yachting, ont effectué quatre années de recherches avant de lancer le projet. Ils ont ainsi retrouvé des dizaines de plans et de dessins d'époque, mais aussi des centaines de photos, qui ont notamment permis de découvrir le style des emménagements intérieurs. Doug Peterson est chargé du projet de reconstruction, en collaboration avec le cabinet d'architecture navale néerlandais MasterShip. Cet architecte naval célèbre dans le monde de la course — il a notamment travaillé sur les Class America —, navigue aujourd'hui à bord de son Tamara IX, un 9 m CR dessiné par Christian Jensen en 1933. Le plan de formes du nouvel Atlantic est conforme à l'original. Le plan de voilure retenu est celui de la première transat, avec 1720 m2 de surface de toile. Les matériaux et le mode de construction, par contre, seront différents. Si les mâts de hune, les bômes et les vergues restent en Sitka spruce, les bas-mâts, en revanche, seront en aluminium. Le même métal a été choisi pour la coque, qui sera soudée et non plus constituée de tôles d'acier rivetées. Pour les voiles enfin, le Dacron remplacera le coton. Les deux premières sections de la coque — il y en aura neuf — ont été assemblées le 16 avril dernier à Hardinxveld-Giessendam (Pays-Bas) au chantier Van der Graaf, l'entreprise qui a construit Eleonora. Ed se charge de faire réaliser les superstructures et les emménagements dans un chantier qu'il a spécialement créé dans le Midi pour ce projet. Quatre personnes y travaillent, s'aidant notamment d'un plan de 10 m de long, incliné comme le pont d'Atlantic... "Le style des emménagements sera conforme à l'original, mais la disposition sera différente, explique Ed. Le bateau est en effet destiné au charter de luxe pour douze passagers, avec onze membres d'équipage. On ne pouvait pas reprendre la configuration de 1903 où trente-neuf marins étaient embarqués!" Aucune date de baptême n'est encore prévue, bien qu'on envisage de lancer la coque avant la fin de l'année. Mais il faudra encore attendre deux ans avant de voir la nouvelle Atlantic sous voiles. "La goélette naviguera en Méditerranée, précise Ed. Je suis également en relation avec le New York Yacht Club pour organiser une transat." Et quand on lui demande comment il trouve l'énergie pour mener un tel projet, sa réponse est à son image, précise et déterminée: "Je pense au jour où on établira la toile pour la première fois. Alors le rêve deviendra réalité."
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Atlantic, renaissance d’un mythe
Publié le 11 septembre 2007
N° 199
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