Le département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines est chargé de gérer tous les vestiges dans les eaux françaises. Ses archéologues mènent également de grandes campagnes de fouilles sur des épaves jugées emblématiques. L’été dernier, nous avons embarqué avec eux sur le navire scientifique Alfred Merlin pour deux jours de recherches sur les restes d’un navire à clins du XVIe siècle, retrouvé dans la passe des sanguinaires, près d’Ajaccio.
Par Maud Lénée-Corrèze
Les îles Sanguinaires sont une série de petites terres arrachées à la pointe de la Parata, à l’entrée du golfe d’Ajaccio. Un paysage de carte postale, dont profitent les quelques bateaux de plaisance croisant au large ce matin, sans se douter qu’un important travail de fouille est en cours près de l’île de Porri. À 19 mètres de profondeur, à la verticale de l’Alfred Merlin, navire scientifique de 46 mètres de long et 10,80 mètres de large appartenant au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM), quatre archéologues s’activent autour de l’épave d’un navire à clins de la première moitié du XVIe siècle.
De par son type de construction, presque inédit en Méditerranée, et son degré de conservation, ce navire appelé Sanguinaires C par les scientifiques est un témoin rare et presque unique… Mais il se mérite. Ses vestiges sont en effet recouverts d’un tumulus de roches calcaires très denses, blocs de pierre de tailles variées que deux plongeurs dégagent depuis qu’ils se sont mis à l’eau, à 8 heures 45, afin de libérer la partie avant du navire, orientée au Nord. Tandis qu’ils déplacent les plus gros morceaux ou les paniers de pierres à la seule force des bras, vers des sacs à gravats disposés autour des vestiges sur le fond sableux et parsemé de posidonies, un autre binôme manie des suceuses à sédiments, tubes flexibles reliés à un système d’aspiration fonctionnant par effet Venturi grâce à de l’eau sous pression envoyée depuis le navire par une manche à incendie. Les cailloux qu’ils aspirent sont rejetés un peu plus loin. Ce démontage méthodique permet le tri et l’analyse de la répartition du chargement.
« Les associations de plongeurs, ce sont les yeux du DRASSM sous la mer »
Après cinquante minutes de travail, soit ce que leur permet leurs bouteilles de plongée, les quatre archéologues remontent jusqu’à un palier de décompression d’oxygène à 6 mètres, et refont surface cinq minutes plus tard. Sur le pont, Sébastien Legrand, contrôleur d’opération hyperbare au DRASSM, et Sybille Legendre, archéologue au Service d’archéologie Nice-Côte d’Azur qui assure pour cette palanquée la sécurité des plongeurs, les accueillent. Jean-Michel Minvielle, plongeur et archéologue amateur de la Fédération française d’études et de sports sous-marins, venu en renfort pour participer bénévolement aux fouilles, sort le premier, suivi de sa coéquipière, l’archéologue Olivia Hulot. « Nous avons dégagé toute la zone au niveau de M8 », indique-t-elle. « M8 », soit le huitième couple en partant de l’avant : chaque vestige, pièce de charpente ou bloc de pierre de la zone étudiée est étiqueté à des fins de repérage et d’analyse.
Les deux autres archéologues de cette première palanquée remontent à leur tour tandis que ceux qui vont prendre la relève se préparent. Au total, une quinzaine de chercheurs participent à cette mission de fouille dirigée par Hervé Alfonsi, président de l’Association pour la recherche archéologique sous-marine (ARASM), basée en Corse, et Marine Sadania, archéologue chargée au DRASSM du littoral de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Certains resteront pour toute la durée de la mission, d’autres ne venant que quelque temps prêter main-forte. Le chantier est prévu pour durer trois semaines. « C’est peu pour une épave aussi intéressante, mais c’est déjà beaucoup au vu de la logistique et des moyens mis en œuvre, précise Marine Sadania. Avant de pouvoir lancer ces fouilles, qui se déroulent sur plusieurs années, nous avons d’ailleurs dû déposer auprès d’une commission un dossier complet justifiant de l’intérêt archéologique, architectural, historique, du site. »
C’est en 2005 que Sanguinaires C est inventée lors d’une campagne de prospection du DRASSM qui identifie alors « un navire recouvert d’un tumulus de roches de 18 mètres de long et 12 mètres de large, avec des ancres et deux meules ». La datation est imprécise et le site est laissé de côté. Onze ans plus tard, en 2016, le DRASSM propose à Hervé Alfonsi et son association de réaliser un nouveau sondage sur ces vestiges. Le DRASSM, créé en 1966 par André Malraux (lire p. 35), a en effet la tutelle sur tout le patrimoine immergé, du littoral jusqu’aux limites de la Zone économique exclusive française, en Métropole et en Outre-Mer. Il emploie une petite quarantaine de personnes, qui collaborent avec des associations de plongeurs archéologues, comme l’ARASM.
Les plongeurs repèrent un biti, pièce de charpente typiquement nordique
« Nous sommes un peu ses yeux sous l’eau », affirme Hervé Alfonsi avant de raconter ses premiers sondages de Sanguinaires C, six ans plus tôt : « Nous avons découvert des morceaux de céramiques, puis des bois. Un bout de quille a été identifié ainsi que quelques couples d’extrémités. Surtout, le navire semblait entier ! » Selon les estimations d’Hervé Alfonsi, les céramiques – d’origine pisane, toscane et ligurienne principalement – datent du xvie siècle, entre 1530 et 1560 : le naufrage aurait donc eu lieu à cette période. L’épave prend dès lors de l’importance, Sanguinaires C se situant dans une époque de transition dans la construction navale dont il reste peu de témoins. L’année suivante, le DRASSM dépêche deux scientifiques pour réaliser une expertise fine, Franca Cibecchini, responsable au DRASSM de la façade maritime corse, et Éric Rieth, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste d’architecture navale médiévale et moderne (cm 320).
En observant la coque, ils remarquent qu’elle est bordée à clins. « Là, c’est devenu de plus en plus intéressant, enchaîne Marine. Un seul autre navire entièrement bordé ainsi a été retrouvé en Méditerranée, dans le port de Barcelone : une épave d’origine cantabrique ou basque dont il ne reste qu’une partie du flanc, abandonnée à la fin du XIVe ou au début du XVe siècle. Mais ce type de construction est surtout typique du Nord de l’Europe, les constructeurs méditerranéens n’ayant jamais adopté le clin. » Deux premières campagnes de fouilles sont alors organisées par le DRASSM et l’ARASM, en 2018 et 2019. Au Nord du tumulus, les archéologues identifient la quille en chêne – conservée sur 17,93 mètres. Mais c’est une pièce de la charpente transversale, reposant sur la sixième varangue en partant de l’avant, qui attire leur attention, un bau de varangue typique des constructions nordiques, aussi appelé biti en ancien scandinave…
Quant au tumulus, des pierres de calcaire dolomitique présent sur tout le pourtour méditerranéen qui servait notamment à la fabrication de la chaux, peut-être constituaient-elles le lest du navire, ou « plus probablement un chargement », poursuit Marine. La présence des céramiques provenant d’Italie du Nord permet aux scientifiques de supposer que les roches pourraient, elles aussi, venir de cette région, même si rien n’a encore été, à ce stade, confirmé. Le bateau participait-il au commerce du grand port de Gênes, rayonnant à cette époque ? Tous ces éléments font espérer aux archéologues que cette épave apportera des éclairages nouveaux sur les échanges entre l’Europe du Nord et la Méditerranée, en restituant le parcours du navire au moment de son naufrage et en comprenant d’où venait le chargement, à quoi il allait servir…
Marine Sadania et Hervé Alfonsi obtiennent la mise en place d’une opération de fouille jusqu’en 2023. En 2020 et 2021, les archéologues fouillent la poupe, au Sud, identifiant l’extrémité arrière de la carlingue en chêne. Si sa longueur n’est pas encore connue – l’autre bout n’ayant pas encore été découvert –, cette pièce imposante mesure 18 centimètres de large et 24 centimètres de hauteur. Ils trouvent aussi un second biti, confirmant l’hypothèse d’une construction nordique. Mais si les fouilles avancent bien, le tumulus contrarie l’étude, tout en constituant un potentiel danger pour les plongeurs. En 2021, l’équipe sollicite l’appui des plongeurs démineurs de la Marine nationale pour dégager quelque 64 tonnes de roches.
L’objectif de ce mois de juin 2022 est d’achever les fouilles de l’avant du navire, notamment l’identification de la pièce st14, près de la membrure 8… « Il pourrait s’agir de la base d’une épontille », précise Marine Sadania. Pour cette campagne, le DRASSM a mis à disposition l’Alfred Merlin, un navire spécifiquement conçu pour l’archéologie sous-marine et mis à l’eau en 2021.
« Alors que nous embarquions auparavant sur des petits bateaux de plongée, dont certains sans commodités, c’est le grand luxe », assure Marine. Tout sur ce navire a été pensé pour la recherche et le confort des scientifiques. À l’arrière, outre l’échelle et le poste de plongée, un portique permet de relever les plus gros objets du fond. Au milieu du pont principal, une salle de conservation préventive permet d’entreposer les pièces prélevées sur le site. À tribord, à côté du local où sont stockés les équipements sous-marins et où les bouteilles d’air comprimé sont regonflées, les archéologues disposent d’un vestiaire pour se préparer à plonger. Au-dessus, le pont intermédiaire, qui accueille les logements des six marins constituant l’équipage pour cette campagne, est accessible par un escalier de chaque bord, avec, sur le pont supérieur, le poste de commandement.
En pénétrant à l’intérieur, sur le pont principal, une pièce sombre abrite les techniciens et les archéologues qui contrôlent ici les appareils de prospection – sonars latéraux ou multifaisceaux – ainsi que les robots permettant d’explorer les épaves au-delà de 60 mètres de profondeur, limite pour les plongeurs (lire p. 37). Avant la coursive menant au carré et à la cuisine, les scientifiques disposent d’une salle de réunion. Enfin, au pont inférieur, se trouvent les cabines des archéologues. Seize scientifiques peuvent être logés à bord.
« Les fouilles ont débuté le 13 juin par le démontage du tumulus sur la zone qui nous intéresse », poursuit Marine. Chaque étape du chantier est minutieusement documentée par le photographe sous-marin Teddy Seguin. « Ses visuels servent à Daniela Peloso, du bureau d’études et de recherche en archéologie sous-marine et océanographie Ipso Facto (lire p. 34), pour l’élaboration d’un modèle numérique du site qui permet ensuite à ma collègue Élisabeth Veyrat de réaliser une planimétrie, un plan détaillé des vestiges. » Les différentes planimétries complètent, entre autres, les observations in situ. « Nous essayons d’obtenir une sorte de catalogue le plus exhaustif possible des éléments du navire pour l’étude qui suivra les fouilles, explique Éric Rieth. Chaque pièce de charpente est précisément identifiée, marquée et photographiée par Teddy. »
Mais l’étude in situ n’est pas suffisante. Certaines pièces doivent être sorties de l’eau, même si l’on s’efforce d’éviter d’endommager les vestiges. Avec l’aide du bosco, Samir Hamza, Éric Rieth sort d’un grand bac rempli d’eau deux pièces de bois massif, les couples 1 et 2, dont il ne reste que les varangues et les allonges inférieures. « Nous les avons remontés la semaine dernière pour pouvoir mieux les observer et en envoyer des échantillons à notre collègue Alba Ferreira Dominguez, spécialiste en dendrochronologie à Ipso Facto. »
Ce procédé de datation des bois exploite la propriété des arbres des régions tempérées de former, chaque année, un anneau de bois, ou cerne, dont la largeur varie en fonction des conditions climatiques de l’année. Le comptage des cernes donne l’âge de l’arbre à sa coupe, mais, dans le cas de bois anciens, il s’agit plutôt de dater l’abattage de l’arbre. Pour cela, les scientifiques comparent les séquences de cernes des pièces prélevées avec celles d’arbres de la même espèce, ayant poussé dans la même région. Ainsi l’année, voire la saison de formation d’un cerne donné, peuvent-elles être déterminées, donc la construction, voire d’éventuelles réparations ultérieures du navire.
L’analyse des bois émergés permet aussi à Éric Rieth de tirer quelques hypothèses : « Le bois de ces couples est bien de fil. Ils proviennent certainement du fût de l’arbre, là où les premières branches démarrent. Sur le deuxième couple, on voit que les charpentiers ont conservé l’aubier, ce qui va à l’encontre des prescriptions qu’on lit dans les traités de construction des XVIIe et XVIIIe siècles. Si cette pièce a été employée telle quelle dès la construction, on peut supposer que les charpentiers ne voulaient pas gaspiller de bois, par souci d’économie ou à cause de problèmes d’approvisionnement. Mais cette pièce a aussi pu faire l’objet d’une réparation, avec ce que ses auteurs avaient sous la main. L’étude dendrochronologique, en datant précisément chaque pièce, nous en dira plus. »
Le navire reste en positionnement dynamique au-dessus de l’épave
L’observation des pièces donne ainsi un aperçu des méthodes de construction. Remarquant que les varangues n’ont pas été assemblées à la quille, mais posées par-dessus et fixées au galbord par des gournables dont on voit encore les traces, Éric Rieth en déduit que la structure transversale a été mise en place après l’élévation du bordé. L’archéologue pourrait en parler des heures, mais… les couples souffriraient de rester trop longtemps à l’air libre. Avec l’aide de Samir, il les plonge à nouveau dans de l’eau de mer fraîche.
Tandis que nous discutons, les palanquées se succèdent. Les plongeurs rapportent de petits sachets remplis d’eau et de morceaux de bois, prélevés sur le site. Ceux-ci sont rangés en salle de conservation préventive dans des caisses d’eau douce pour éviter qu’ils ne sèchent. « Nous tâchons de bien noter où nous les avons prélevés, précise Marine. Ces petits éléments, chutes de bois, copeaux, issus d’un travail de charpentier, témoignent de la vie dans les fonds du bateau, les réparations par exemple. Ils paraissent insignifiants mais peuvent nous fournir beaucoup d’informations sur la manière dont les charpentiers travaillaient, quels outils ils utilisaient, quel était le processus de construction… Nous relevons également des objets organiques, comme cette année un peigne en buis, une semelle de chaussure en cuir ou encore un petit lot de châtaignes, coincé entre les membrures. Ceux-ci constituent ce que nous appelons “la culture matérielle des épaves” et nous donnent un aperçu de la vie du bord. »
Le vent forcit. En passerelle, avec une vue à 360 degrés sur l’extérieur, Loïc Montenay, le second, surveille le bon fonctionnement du système de positionnement dynamique, qui permet au navire de demeurer stationnaire juste au-dessus du site. « Parfois, je dois nous repositionner pour faciliter le travail de cette fonction : il vaut mieux que l’Alfred soit plus ou moins face au vent. On peut tenir jusqu’à 25 nœuds comme ça, quand la mer n’est pas trop forte. »
À la radio du bord, Samir annonce qu’il va préparer le portique pour remonter une concrétion ferreuse – un amas de coquillages et de sédiments accumulés autour de vestiges métalliques. Il faut dégager la zone pour des raisons de sécurité. Sous l’eau, Lila Reboul, spécialiste de la conservation préventive des objets sous-marins au DRASSM, et Philippe Gandolfo (ARASM) se sont occupés de bien arrimer la pièce.
Lentement, le treuil du navire remonte l’objet qui apparaît bientôt. La concrétion, de forme un peu allongée, est prise dans des bandes de contention – comme celles utilisées dans le domaine médical –, qui la maintiennent sur un couvercle de caisse en plastique. « C’est un peu le système D, parfois, commente Élisabeth Veyrat, salariée de l’association d’archéologie sous-marine marseillaise ARKAEOS. Chaque pièce étant différente, c’est difficile d’avoir un vrai protocole et, surtout, nous évoluons avec le temps et les expériences. »
La concrétion est mise à tremper dans l’eau douce. « Probablement une arme à feu, commente Marine, mais on en saura plus vendredi : nous avons sollicité l’aide d’un médecin radiologue d’Ajaccio, Michel Mozziconacci, qui nous fera des scanners et des radios pour voir ce qu’il y a à l’intérieur des différentes concrétions ferreuses que nous avons relevées. » Depuis le début des fouilles, des ustensiles – pour la cuisine du bord ? – et un certain nombre de pièces d’artillerie ont été remontées. Fret ou armes destinées à défendre le navire ?
Outre ces concrétions, les chutes de bois, et quelques ossements d’animaux, les archéologues récupèrent aussi des fragments de vaisselle en céramique qui viennent compléter la collection réunie par Hervé Alfonsi. « Cette cargaison secondaire est composée de bols, de coupes et de vases joliment ornementés de motifs qui nous permettent de les dater et les classifier selon la façon dont ils sont peints, précise-t-il. Leur nombre laisse supposer qu’il s’agit d’une cargaison. L’armateur a-t-il ajouté cette marchandise par opportunisme ou était-ce un commerce établi ? »
Alors qu’Hervé Alfonsi se prépare à plonger pour la dernière palanquée de la matinée, une partie de l’équipage et des scientifiques s’apprêtent à déjeuner. Vivien Lanson, le cuisinier, sert dans le carré un buffet, composé aujourd’hui d’une salade de pommes de terre à l’aneth, de carottes râpées, de betteraves, d’un petit plateau de charcuterie, de fromages et de fruits à volonté. Chacun vient s’asseoir à la table à sa guise, souvent par petits groupes. On discute, c’est l’occasion souvent pour l’équipage de découvrir le travail des archéologues et vice-versa.
« Avant, je bossais à l’offshore, sur les bateaux de ravitaillement des plateformes pétrolières », raconte Antoine Danes, jeune diplômé de l’ENSM, lieutenant mécanicien sur l’Alfred Merlin. Si auparavant les bateaux du DRASSM étaient commandés par des marins d’État, ce sont désormais des armements privés qui opèrent sur les navires, en l’occurrence la compagnie Bourbon Offshore. « Au début, je craignais de m’ennuyer sur ce bateau, beaucoup plus petit que ceux que je connaissais. Mais l’entretien quotidien est assez prenant, et c’est très intéressant de travailler avec des scientifiques. »
Tandis que nous terminons notre repas, Samir Hamza entre dans la salle pour présenter celui qui le remplacera pour la fin des fouilles, Serge Gambino. À bord, le bosco s’occupe notamment, pour la partie scientifique, de la remontée des objets lourds depuis le fond, de la mise à l’eau à l’eau des robots et du suivi des plongées. Les deux hommes rejoignent le commandant Thibaut Testud et les archéologues qui se sont réunis dans la salle de travail afin de préparer l’après-midi de fouilles. « Les trois premières palanquées vont poursuivre le nettoyage en restant vigilantes à la présence d’objets, annonce Marine. Il faut que le plancher de protection soit bien dégagé pour son démontage demain. » Constitué d’une couche de planches de pin sylvestre, ce plancher recevait la cargaison, peut-être pour protéger les fonds de cale. De par son essence, les scientifiques supposent qu’il a peut-être été ajouté après, à l’arrivée du navire en Méditerranée, lors de travaux d’adaptation à sa nouvelle fonction de transport de charges lourdes comme les pierres dolomitiques.
Hervé et Marine listent les binômes et leurs tâches. Il est important pour chacun et chacune de bien savoir ce qu’ils ont à faire sous l’eau, car il leur sera impossible de communiquer entre eux, sinon par signes. Une quatrième et dernière palanquée, composée d’Élisabeth Veyrat, de Franca Cibecchini et d’Éric Rieth, posera des tubes d’acier galvanisé pour réaliser le relevé des coupes transversales et longitudinales de l’épave. « C’est la deuxième étape de l’observation in situ, précise Éric. Les tubes seront implantés de part et d’autre de l’épave et porteront une barre transversale, qui servira de plan de référence. Bien à l’horizontale, elle permettra de réaliser une coupe en mesurant, à l’aide d’un fil à plomb, la profondeur sur cet axe. »
Hervé et Marine libèrent leurs troupes qui se dispersent selon leur programme. Ceux qui ne plongent pas tout de suite aident les autres à se préparer. Le matériel nécessaire à la fouille descendra dans des sacs en filet. Rien ne doit être négligé, car les plongeurs ne pourront pas remonter chercher un pinceau ou un crayon oublié…
Les archéologues navals travaillent plus à terre qu’en mer
À dix-huit heures, la dernière palanquée revient à bord. La brise est tombée ; l’air est lourd, moite. Le pont est rangé, les détendeurs immergés au niveau du palier de décompression sont remontés. Les mécaniciens descendent en salle des machines pour l’appareillage vers Ajaccio. De la passerelle, le commandant et le second remettent en route tandis que, sur le pont, les boscos ont réquisitionné des archéologues pour arrimer le canot pneumatique juste au-dessus du pont principal. En salle de travail, quelques scientifiques se sont installés à leurs ordinateurs pour faire le point sur la journée.
Une fois à quai, les chercheurs ouvrent une bière pour marquer la fin de la journée. La tension des fouilles retombe. Plonger n’a rien d’anodin : la sécurité des archéologues est essentielle et, à chaque réunion, Sébastien Legrand, contrôleur d’opération hyperbare au DRASSM, tient d’ailleurs à rappeler l’importance de respecter les durées de plongée.
La météorologie est un aspect important du travail des archéologues sous-marins : encore plus qu’à terre, les vestiges sont fragilisés par l’environnement, ici la houle de surface qui se fait ressentir même à 20 mètres de profondeur ou encore les mouvements naturels des bancs de sable. Les vestiges sont également sujets au pillage, un fléau qui n’a pas disparu. « C’est aussi une partie de notre travail de gérer ces affaires, précise Olivia Hulot, chargée au DRASSM de la Bretagne et des Pays de la Loire, et qui a récemment récupéré les lingots d’or du Prince de Conty, navire de la Compagnie des Indes orientales naufragé en 1746 près de Belle-Île, pillé dans les années 1970.
Les archéologues sont d’ailleurs plus souvent à terre que sous l’eau. « La plupart du temps, nous instruisons des dossiers déposés par les associations, des chercheurs ou des étudiants, qui demandent de pouvoir réaliser des fouilles ou des prospections. Nous les accompagnons sur le plan technique et scientifique. Mais nous nous occupons aussi d’archéologie préventive : tous les projets de travaux sous-marins – pose de câbles ou d’éoliennes, extraction de granulats, aménagement d’un port – sont étudiés par le DRASSM, et nous vérifions en amont des aménagements s’ils n’auront pas d’impact sur d’éventuels vestiges. Si un diagnostic doit ensuite être formulé, alors l’Institut national de recherches archéologiques préventives s’en charge sur prescription du DRASSM. Finalement, les grandes fouilles comme celles de Sanguinaires C ne nous occupent qu’une ou deux fois par an. »
À la fin de cette campagne, les archéologues devront retirer du site toute trace de leur passage. Ils ne laisseront que des bâches en géotextile pour protéger les bois mis à nu et les préserver d’ici à l’été 2023. Lors de cette prochaine phase de fouilles, la sixième, les archéologues envisagent de retourner à l’avant du navire, où ils viennent de mettre en évidence une cloison transversale, « qui pourra nous éclairer sur les emménagements du bateau, ce qui est extrêmement rare », précise Marine avec enthousiasme. En attendant, ils se plongeront dans l’analyse des informations collectées et des archives pour mieux replacer l’épave dans son contexte historique.
EN SAVOIR PLUS
UN INSTITUT PRESQUE UNIQUE AU MONDE
En 1948, une épave est découverte grâce à un talus d’amphores au Grand Congloué, devant les calanques marseillaises, par 37 à 42 mètres de fond. Elle est fouillée entre 1952 et 1957 par une équipe menée par Jacques-Yves Cousteau depuis la Calypso au cours de ce qui sera la toute première campagne au monde de cette ampleur (ci-contre). À cette occasion, les plongeurs mettent au point la suceuse à sédiments, outil toujours utilisé aujourd’hui. Malgré ces avancées, les fouilles provoquent une querelle entre l’équipe des plongeurs et des archéologues terrestres venus sur place. En effet, les premiers identifient un navire à deux ponts tandis que les seconds estiment qu’il pourrait en fait s’agir de deux épaves distinctes, superposées, celle du dessous étant possiblement plus ancienne d’un siècle. Par ailleurs, les méthodes de fouille, jugées trop destructrices, sont vivement critiquées par les scientifiques.
Ce débat révèle le besoin de professionnels pour favoriser l’essor de cette jeune discipline qu’est l’archéologie sous-marine. D’autant qu’avec la démocratisation du scaphandre autonome, les découvertes d’épaves se multiplient, et avec elles, les pillages. En 1966, le ministre de la Culture, André Malraux, crée la Direction des recherches archéologiques sous-marines (DRASM). Le terme « subaquatiques » viendra s’ajouter à l’acronyme en 1996 afin d’inclure dans les prérogatives du DRASSM la partie fluviale. Aujourd’hui encore, cet organisme, devenu un département du ministère de la Culture, emploie une petite quarantaine de personnes, installées dans un bâtiment moderne sur la plage de l’Estaque à Marseille – le département avait d’abord établi ses quartiers au Fort Saint-Jean. « Depuis la dernière législation sur le code du Patrimoine, en 1989, précise Arnaud Schaumasse, directeur du DRASSM depuis 2022, tout ce qui est trouvé et qui n’a pas de propriétaire défini appartient au DRASSM, c’est-à-dire à la collectivité. Cela vaut pour les vestiges des navires comme pour le moindre petit fragment de céramique. »
Au sein de l’équipe, on retrouve bien sûr des archéologues, certains en charge d’une façade maritime, à l’instar de Marine Sadania pour la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, d’autres plus spécialisés dans la conservation des objets, les archives, la documentation… « Nous comptons aussi des spécialistes de robotique sous-marine, l’un des principaux axes de développement du département », précise Arnaud Schaumasse. Le DRASSM emploie également des contrôleurs d’opérations hyperbares pour assurer la coordination des plongées. « Et puis nous avons tout le personnel administratif évidemment, pour gérer les relations avec les autres institutions, les collectivités territoriales, l’État, les structures de recherches archéologiques étrangères… » Les différentes fouilles menées par le DRASSM depuis sa création permettent de faire progressivement évoluer la discipline, d’abord très tournée vers les épaves antiques. Jusqu’en 1980 en effet, les vestiges datant des autres périodes suscitaient moins d’intérêt : « C’est bien connu que l’on sait tout de ces époques, puisque tout est déjà écrit dans l’archive », ironise Michel L’Hour, archéologue sous-marin depuis 1979 et directeur emblématique du DRASSM de 2006 à 2022, dans son livre.
De « L’Archéonaute » à « l’André Malraux », Portraits intimes et histoires secrètes de l’archéologie des mondes engloutis (2012). Les fouilles menées par Max Guérout de 1980 à 1981 sur le Slava Rossii, naufragé en 1780 au large de l’île du Levant, permettent de changer la vision des épaves de l’époque moderne grâce à la découverte d’un important mobilier de bord, comprenant des icônes de voyage qui indiquent que les membres d’équipage étaient des Chrétiens orthodoxes, et donnant un aperçu de la vie des quelque cinq cents personnes à bord. Cette ouverture aux épaves des époques moderne, puis contemporaine, soutient aussi la recherche en Atlantique. L’invention de vestiges sous-marins ne faisant que progresser à mesure que l’on avance dans l’exploration d’espaces auparavant inaccessibles, il a fallu arrêter de vouloir tout fouiller systématiquement. Aujourd’hui, toutes les épaves sont soigneusement répertoriées, expertisées mais pas forcément fouillées.
Les projets comme celui de Sanguinaires C passent devant une commission de pairs qui valident ou non la mise en place d’un programme, selon l’intérêt archéologique et historique de l’épave pour la recherche.
À QUI SONT LES ÉPAVES ?
D’ une manière générale, les épaves découvertes appartiennent d’abord au propriétaire du bateau, s’il est identifié, sinon à l’inventeur, mais au sein de la Zone économique exclusive (ZEE) française, c’est à l’État que reviennent tous les vestiges, et c’est le DRASSM qui en a la tutelle. Cette loi a pour but de protéger le patrimoine immergé. Mais qu’en est-il des navires français naufragés dans les eaux internationales ou dans la ZEE d’un autre pays ? On conçoit aussi qu’une épave appartenant à un armateur d’un autre pays, si elle est perdue dans la ZEE française, peut poser d’épineux problèmes… La Convention sur le droit de la mer de 1982 reste assez imprécise sur le sujet et, pour combler ce vide, certains États se sont penchés sur la question. Il existe par exemple des accords sur le plan régional, comme dans la zone du Pacifique Sud, où il est statué qu’il ne suffit pas que l’épave se trouve dans la ZEE d’un État côtier pour qu’il en acquière le contrôle.
Quand elle se trouve dans ses eaux archipélagiques, sa mer territoriale ou la zone contiguë, l’État côtier conserve néanmoins le contrôle de l’accès à l’épave. Au-delà de ces limites, même au sein de la ZEE de l’État côtier, l’État du pavillon conserve le contrôle total sur l’épave. Les États peuvent aussi signer des accords bilatéraux, comme ce fut le cas pour les restes du navire américain CSS Alabama, coulé au large de Cherbourg lors de la guerre de Sécession des États-Unis, en juin 1864, et découvert en 1984 par un dragueur de mines français. Un antiquaire, du nom de Steinmetz, avait mis aux enchères la cloche du navire, ce que les États-Unis ont relevé.
Steinmetz refusant de céder la cloche, un tribunal français a reconnu que les États-Unis, héritiers de la Confédération, à laquelle appartenait le CSS Alabama, avaient le titre de propriété sur l’épave, y compris la cloche, qui faisait partie intégrante des vestiges. Le droit des États-Unis sur cette épave a ensuite été reconnu par le gouvernement français en 1995, par signature d’un accord entre les deux pays.
Ipso Facto
Le bureau d’étude et de recherche en archéologie sous-marine et océanographie Ipso Facto a été créé en 2007 par Charles Arnulf et l’archéologue Mourad El Amouri «pour répondre aux besoins des structures comme le DRASSM ou l’Institut national de recherches archéologiques préventives», explique ce dernier, devenu le gérant. Et de poursuivre : « Nous conduisons des diagnostics ou des fouilles en répondant à des appels d’offres lancés par le DRASSM. » Devenue une société coopérative ouvrière de production (SCOP) en 2011, Ipso Facto se spécialise dans la restauration d’objets et la reconstitution des vestiges en trois dimensions. Celle-ci s’appuie sur plusieurs méthodes de visualisation de l’épave : la photogrammétrie – à partir de photographies –, le scanner et la modélisation géométrique – création d’un modèle à partir de l’observation de terrain.
Ces reconstitutions permettent de créer des maquettes grâce à l’impression en trois dimensions, et de restituer des objets comme des céramiques. « Avant, on utilisait du ciment pour combler les manques dans certaines pièces, précise Mourad El Amouri, mais ces méthodes récentes de modélisation permettent de reconstituer les parties manquantes en verre ou en céramique. » Le bureau fait aussi de la géoarchéologie, un domaine analysant l’évolution du trait de côte et de l’habitat humain sur le littoral au fil du temps. Ipso Facto compte aujourd’hui dix associés et une salariée : archéologues sous-marins, spécialiste de la modélisation en trois dimensions, de la restauration, de la conservation préventive ou de l’architecture navale, géoarchéologue, archéobotaniste, dendrochronologue…
L’ALFRED MERLIN, TAILLÉ SUR MESURE
C’ est en 2015 qu’est née l’idée de doter le DRASSM d’une unité hauturière capable de réaliser des missions lointaines, en particulier dans les territoires d’Outre-mer. L’Alfred Merlin, qui porte le nom de l’archéologue français qui dirigea de 1907 à 1913 la première fouille archéologique sousmarine sur l’épave de Mahdia, en Tunisie, a été conçu par le Bureau Mauric. Il mesure 46 mètres de long, 10,80 mètres de large et 3,20 mètres de tirant d’eau, pour une jauge de 498 UMS et 420 tonnes de déplacement. Ses formes sont celles d’un semi-SWATH (catamaran à faible surface de flottaison), ce qui lui confère une stabilité accrue, en particulier à très petite vitesse. Le navire est mis en chantier à La Ciotat chez iXblue fin 2019.
Ses deux demi-coques, réalisées en composite dans des moules – c’est l’un des plus grands navires ainsi construits au monde – sont réunies en juillet 2020. L’Alfred Merlin est mis à l’eau six mois plus tard, pour être terminé à flot. Il est propulsé par un moteur diesel de 1670 kilowatts et une seule ligne d’arbre avec une hélice à pas fixe. Quand il travaille à petite vitesse ou en stationnaire avec positionnement dynamique, il utilise une propulsion auxiliaire diesel-électrique basée sur deux hydrojets azimutaux (100 kilowatts chacun) combinés aux deux propulseurs d’étrave (150 kilowatts chacun).
Le navire peut atteindre 15 nœuds, avec une autonomie de dix jours, ce qui l’autorise à parcourir jusqu’à 3500 milles. Il peut loger vingt-huit personnes, dont ses six membres d’équipage. L’Alfred Merlin dispose d’un portique en carbone d’une capacité de levage de 7 tonnes, d’une grue de 15 tonnes-mètres, d’un treuil scientifique avec câble électro-tracteur de 3000 mètres et d’une perche supportant le système de positionnement sous-marin acoustique USBL (Ultra Short Baseline), qui permet de suivre les engins sous-marins téléopérés (ROV). Outre l’Alfred Merlin, le DRASSM possède l’André Malraux (36 mètres) et le Triton (14,5 mètres), également construits par iXblue, entrés en service en 2012 et 2016.
Vers l’archéologie des grands fonds
Les évolutions des moyens d’exploration sous-marine révèlent de nombreuses épaves au-delà de la limite des 60 mètres, que ne dépassent pas les archéologues plongeurs du DRASSM. Pendant longtemps, le département s’est associé avec divers partenaires disposant de sous-marins, comme le Griffon de la Marine nationale, puis la soucoupe SP 3000 Cyana de l’Ifremer, ainsi que le sous-marin Rémora de la Comex, entreprise spécialisée dans la robotique sous-marine. « Nous étions cependant dépendants du bon vouloir et des disponibilités de ces mécènes », précise Franca Cibbechini, responsable au DRASSM du programme des épaves des grands fonds. « C’était difficile d’organiser de réels projets de documentation sur ces épaves. » L’André Malraux, mis en service en 2012, permet de mettre à l’eau un robot, mais le DRASSM loue encore des équipements de la Marine nationale. « Nous avons ensuite fait construire un robot filoguidé, appelé Hilarion, capable de descendre à 500 mètres », reprend Franca Cibbechini.
Le DRASSM décide ensuite de développer lui-même, en collaboration avec le Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (LIRMM), ses propres équipements sous-marins : le ROV Arthur est ainsi inauguré en 2021 et installé sur l’Alfred Merlin. Capable de descendre jusqu’à 2500 mètres de profondeur, il est équipé d’un éclairage LED puissant, de caméras 4K pour réaliser des vidéos et des relevés photogrammétriques ainsi que d’outils spécifiques pour la fouille : griffes, aspirateurs, paniers pour récupérer les objets…
Mis à l’eau avec sa cage, relié au navire par un câble en acier qui l’alimente en électricité, le ROV est piloté depuis la salle d’informatique du navire. Depuis 2016, le département, le LIRMM et l’université de Stanford travaillent sur un projet d’une tout autre envergure : un robot humanoïde (ci-dessous) doté de caméras en trois dimensions et, entre autres, d’une main articulée. L’objectif: qu’il « remplace » les archéologues au-delà des 60 mètres – jusqu’à plus de 1000 mètres de profondeur – avec l’appui du ROV Arthur. En février 2022, un prototype atteint avec succès 852 mètres de fond. «Ocean One K est guidé à l’aide de manettes depuis la salle informatique de l’Alfred Merlin, explique encore Franca Cibbechini. Grâce à des lunettes trois dimensions, nous pouvons voir tout ce qu’il voit.» .