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Le tennisman et navigateur. Alain Gerbault prend la pose devant les photographes à son arrivée à New York en 1923 après sa première traversée de l’Atlantique en solitaire.©Fonds Espace Gerbault-Ville de Laval

Par Dominique Le Brun – Jusqu’au moment où, avec les grandes courses transatlantiques, le monde de la voile s’est moulé dans celui de la communication, l’image du navigateur solitaire restait plutôt celle d’un taiseux discret. Pourtant, dans les années 1920-1930, le premier Français à avoir accompli un tour du monde en solitaire, Alain Gerbault (1893-1941), fit preuve d’autant de faire-savoir que de savoir-faire.

Le 27 juillet 1929, finale de la coupe Davis dans le stade Roland Garros : sous les yeux de dix mille spectateurs, le match en double oppose Jean Borotra et Henri Cochet aux Américains Wilmer Allison et John Van Ryn. La tension atteint un maximum lorsque le sacro-saint silence de circonstance est interrompu par une salve d’applaudissements. Dans les tribunes est apparu un visiteur que tout le monde identifie. Lorsque les joueurs français, d’abord scandalisés, découvrent le fauteur de troubles, ils lâchent leurs raquettes pour se précipiter à sa rencontre, tandis que les spectateurs entonnent La
Marseillaise
. L’arbitre de chaise en personne annonce l’arrivée d’Alain Gerbault, débarqué la veille d’un tour du monde à la voile en solitaire, le premier accompli par un Français. Et le match reprend.

En plein coupe Davis, le match est interrompu par l'arrivée d'Alain Gerbault que Jean Borotra s'empresse d'aller saluer.
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La veille, sur les quais du Havre, il a déjà été ovationné par une foule innombrable, rameutée par les articles de presse. Alain Gerbault, tennisman professionnel reconnu depuis plusieurs années – d’où son accueil à Roland Garros –, est désormais célèbre comme navigateur et écrivain. Le grand voyage qu’il achève ce jour-là a débuté en 1923 et fait l’objet de deux récits publiés aux éditions Grasset. Seul à travers l’Atlantique, qui racontait la traversée entre Cannes et New York, est paru en 1924 avec un beau succès. À la poursuite du soleil, qui raconte la suite de l’aventure, vient justement de sortir, les libraires annonçant déjà Sur la route du retour. Ce timing parfait ne doit rien à la providence, c’est un magnifique coup éditorial de Bernard Grasset.

L’affaire commence un an auparavant, dans la nuit du 8 au 9 juillet 1928, lorsque Firecrest vient échouer sur une des îles du Cap-Vert. Alain Gerbault, sans doute trop confiant après des mois d’épreuves en mer, commet une imprudence lorsqu’il traverse l’archipel. Encalminé entre deux îles, il descend se coucher. Quelques heures plus tard, le choc de la quille sur le fond fait office de réveil matin. Le courant de marée a poussé le voilier devant une falaise de São Vicente. Bien qu’un remorqueur l’ait vite remis à flot, il faut changer plusieurs bordés. Or, on ne trouve pas de bois correct sur place. Après une réparation sommaire, un essai de navigation au large montre qu’il serait suicidaire de continuer le voyage ainsi, d’autant qu’en partant maintenant, Firecrest arriverait dans le golfe de Gascogne en hiver.

Seul à bord de Firecrest, Alain Gerbault a manœuvré un voilier prévu à l’origine pour au moins trois équipiers.
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Un passé d’aviateur et de héros de la première guerre mondiale

Repousser le retour en France au printemps suivant laisse le temps de réparer mais pose un autre problème. Gerbault a promis le récit de sa croisière à Grasset, avec de belles sommes d’argent à la clé… À Paris, Pierre Albarran, le vieux complice des courts de tennis, qui est aussi son ami intime et son agent littéraire, informe Bernard Grasset de la situation. Surprise : loin de contrarier l’éditeur, ce retard lui apparaît comme une magnifique opportunité. Que Gerbault écrive le récit de sa navigation depuis New York en deux volumes ! Le premier, rédigé au Cap-Vert, sera publié peu avant le retour du navigateur et le second après, dès que possible ! Lorsque Firecrest appareille de São Vicente le 6 mai 1929, les premiers tirages du deuxième opus, À la poursuite du soleil, sont prêts.

Gerbault, navigateur et professionnel du tennis, ne se laisse pas cerner si l’on omet son passé d’aviateur et même de héros de la Première Guerre mondiale. Reprenons donc depuis le début, en 1893, à Laval, où Alain Gerbault naît dans une famille d’industriels fortunés qui exploitent des fours à chaux, et qui aime passer la belle saison dans leur villa de Dinard. Partageant son temps entre le tennis et la voile en baie de Saint-Malo, le jeune Alain fréquente la communauté anglaise qui a transformé le village de pêcheurs en station balnéaire. Adolescent, il parle l’anglais sans accent et lit dans le texte Conrad, Kipling et Stevenson. Après une scolarité parisienne, il passe le concours des Ponts et Chaussées en 1914. Quand survient la guerre. Au lieu d’attendre sa mobilisation, il s’engage et se fait affecter dans l’aviation. C’est l’arme d’élite, celle des aristocrates qui, comme les chevaliers des guerres médiévales, vivent les conflits comme une succession de duels à mort. Il en reviendra en héros, porteur de médailles et d’une vocation imprévue.

Le 2 août 1929, Firecrest arrive au Havre, après avoir achevé un tour du monde commencé en 1923.
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Car, sur le front, Gerbault rencontre les pilotes américains de l’escadrille Lafayette. Il sympathise avec ces jeunes gens, aussi têtes brûlées que romantiques, et notamment deux d’entre eux, qui ont pour projet, après la guerre, de faire une croisière sur un voilier dans les îles du Pacifique. L’idée leur en est venue à la lecture de The Cruise of the « Snark », récit de l’écrivain et aventurier Jack London. Ils lui proposent de se joindre à eux. Le Français ne refuse pas et s’empresse de lire ce livre, qui l’enchante. Malheureusement, le projet de croisière tourne court… lorsque les deux aviateurs sont abattus.

Firecrest affiche la beauté du diable

Une fois la paix revenue, Alain Gerbault n’intègre pas son école d’ingénieur mais se remet au tennis. Il s’entraîne avec son ami Pierre Albarran, mais aussi Jean Borotra, Jacques Brugnon, Henri Cochet, René Lacoste, les futurs Quatre Mousquetaires du tennis. Dès 1919, il participe à tous les tournois entre Dinard et la Côte d’Azur ; à Paris, en 1921, il manque de peu le titre de champion du monde en double messieurs sur terre battue. À Nice, en 1920, le tennisman fait la connaissance d’un yachtman anglais, Ralph Stock. Ce grand blessé de guerre rentre d’une longue croisière à la voile entre Londres et les îles Tonga.

Cette forme de voyage attire Gerbault qui, du coup, relit Jack London. Or, l’année suivante, une série de tournois de tennis à l’étranger s’achève en Grande-Bretagne. Alain Gerbault en profite pour rendre visite à Ralph Stock dont le nouveau voilier se trouve à Cowes. Ensemble, ils sillonnent le Solent. Sur un mouillage, un yacht blanc au pavois vernis attire le regard : sa coque de 11 mètres est prolongée par un long bout-dehors, tandis qu’à l’arrière une voûte effilée lui donne l’élégance d’une bête de course… Firecrest affiche la beauté du diable !

À son arrivée au Havre en 1929, le navigateur est fêté comme un héros et reçoit autorités et journalistes à bord.
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Renseignements pris, ce cotre aurique a été construit en 1892 sur les plans du fameux architecte naval Dixon Kemp… et il est à vendre. S’il paraît en excellent état, sa conception date d’une époque où les architectes recherchaient la performance avec des coques étroites pour bien fendre l’eau aux allures de près, la stabilité étant obtenue par un lest profond et lourd. On appelait ces voiliers des « couloirs lestés ». Firecrest présente donc deux défauts : un maître-bau de 2,60 mètres qui le rend fort peu habitable, et un lest de 6,5 tonnes qui provoque des mouvements de rappel brusques, imposant des efforts terribles au gréement et aux voiles.

Il rencontre Hermine de Saussure et Ella Maillart, en route pour les îles grecques à bord d’un petit cotre

Alain Gerbault ne résiste pourtant pas longtemps. Son idée est d’utiliser le voilier pour se rendre d’une compétition de tennis à l’autre. Il engage un marin et se met en route pour la Côte d’Azur, via le canal du Midi. Nice devient le port d’attache du Firecrest et Gerbault s’installe à bord. La gentry s’amuse de cet original dont le voilier, cependant, n’est pas une fantaisie de bourgeois aisé : il navigue pour de vrai.

Et en solitaire désormais, ce qui reste une gageure sur ce yacht prévu pour au moins trois équipiers. La saison suivante, comme prévu, le cotre transporte le tennisman de tournoi en tournoi. Dans les ports de la Riviera, il croise à plusieurs reprises le yacht à vapeur Finlandia, propriété de la richissime Virginie Hériot, qu’il a connue à Dinard. La jeune femme vit sur ce bateau et régate sur des voiliers de la Jauge internationale. Ils partagent une véritable ferveur pour la mer. Puis, dans le port de Nice, il rencontre deux jeunes filles de vingt ans en route pour les îles grecques à bord d’un petit cotre, Hermine de Saussure et Ella Maillart, qui achèvent de le convaincre. Il finit par annoncer son projet : rallier Cannes à Gibraltar puis gagner New York en solitaire.

Virginie Hériot et Alain Gerbault, réunis par leur amour de la mer, ont noué une solide amitié.
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Comment raconter la traversée de Firecrest ? Par les chiffres, tout d’abord : vingt et un jours de Cannes à Gibraltar et cent un entre Gibraltar et New York… une lenteur inquiétante. Par l’obsession du skipper ensuite : aura-t-il assez de fil à voile et de cordages de rechange pour réparer tout ce qui se déchire ou casse ? Gerbault découvre les inconvénients du « couloir lesté »… Mais surtout, un événement permet de jauger définitivement le skipper. 

Dès son arrivée à New York, le navigateur entre dans la célébrité

Couché par une déferlante, le cotre chavire et lorsqu’il se redresse, le bout-dehors est brisé et les capelages des haubans sur le mât ont glissé. Gerbault est alors assez près des Bermudes, bien plus que de New York en tout cas. La sagesse consisterait à faire une réparation de fortune avant de se dérouter. Mais Alain Gerbault a annoncé qu’il allait à New York sans escale. Il tente donc l’impossible : grimper au mât pour remettre le haubanage sous tension, raccourcir le bout-dehors et lui fabriquer un nouveau gréement. Et il y parvient !

Dessin d’Alain Gerbault retraçant sa route entre Gibraltar et New York, une distance parcourue en cent un jours de mer.
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Dès son arrivée à New York, Alain Gerbault entre dans la célébrité : on lui achète l’exclusivité de son récit et on lui propose des conférences. En France, Pierre Albarran joue le rôle d’agent littéraire et négocie un récit à venir avec Grasset. Mais dans l’immédiat, la question se pose de la suite du voyage. L’ancien voilier conçu pour la course en équipage s’est montré épuisant pour un homme seul. Alors, changer de bateau ? Gerbault n’en a pas les moyens. Mais en remplaçant par une voile trian
gulaire la grand-voile trapézoïdale enverguée sur une lourde corne, les manœuvres seront plus aisées. Firecrest est confié à un chantier pendant que le skipper rentre en France où il est accueilli en héros. Son récit paraît d’abord en feuilleton dans Le Petit Parisien, puis en volume chez Grasset. Les droits d’auteur, abondants, sont d’autant plus bienvenus que la fortune de la famille Gerbault s’est évaporée avec la faillite de l’usine…

Gerbault comprend qu’il est fait pour vivre en Polynésie

En août 1924, Alain Gerbault est de retour à New York avec pour projet de franchir le canal de Panama après avoir fait un crochet par les Bermudes. Une fois dans le Pacifique, il mettra le cap sur la Polynésie. À Balboa, sur le canal de Panama, a lieu un événement incroyable : Alain Gerbault en route pour un tour du monde croise la route de l’Américain Harry Pidgeon qui achève le sien. Sur toute la planète, il n’existe alors que deux hommes engagés dans une circumnavigation et ils se rencontrent !

À son arrivée à New York, le navigateur pose avec le bout-dehors de Firecrest brisé lors d’un chavirage.
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Gerbault atteint ensuite les Galapagos, où il reste quinze jours, avant de se diriger vers les îles Gambier, à 3 200 milles. Il touche Mangareva quarante-huit jours plus tard, ce qui n’a rien d’un exploit mais reste sensiblement plus rapide que ses premières traversées. Ici, comme aux Marquises où il s’arrête ensuite, Gerbault comprend qu’il est fait pour vivre en Polynésie. Mais il mesure aussi, comme Robert Louis Stevenson avant lui, la détresse de ses habitants et identifie les mêmes causes : l’exploitation par les commerçants, l’acculturation par les fonctionnaires et les missionnaires.

À Papeete, il fait le point, et prend des décisions pour l’avenir. Il écrit à Pierre Albarran : « Voici mes projets : rapide retour en France, construction immédiate de mon nouveau navire pendant que nous travaillerons ensemble à mon livre. Puis, après, retour vers les Tuamotu et les Marquises, dont je ferai le centre de mon royaume qui s’étendra de l’île de Pâques à Rapa et aux Carolines, où j’aurai différents foyers et beaucoup d’enfants. Ici, les enfants naturels et les enfants d’adoption sont considérés comme des enfants légitimes et mènent la vie libre, indépendante, que j’aurais voulu avoir dans ma jeunesse. »

Le « naufragé » a été adopté par les habitants de Wallis

Lorsqu’il reprend la mer depuis Tahiti, cap à l’ouest, Alain Gerbault n’a donc pas la sensation de revenir « à la maison », mais de quitter provisoirement son nouveau « chez lui ». Le voyage est pourtant à deux doigts de connaître une fin prématurée à Wallis, lorsque Firecrest est jeté au plein. Le lest extérieur est arraché, mais comme les boulons ont cassé net, la coque est intacte. Les habitants de Wallis la hissent au sec et l’épontillent. Quelques semaines plus tard, un vapeur de passage emporte les lettres que Gerbault adresse à Albarran, lui demandant l’aide de la Marine, via le ministre Georges Leygues. De Tahiti, un aviso est dépêché et l’inespéré se réalise : Firecrest est remis à flot. Entre-temps, le « naufragé » a été adopté par les habitants de Wallis, à qui il a appris le football et qui voient en lui un défenseur de leur cause face à l’administration et à la mission catholique. Ils lui proposent de devenir roi de Wallis !

Gerbault partageait la vie des insulaires et était très attaché à la culture polynésienne qu’il a défendue dans ses livres.
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Le franchissement du détroit de Torrès, la traversée de l’océan Indien et le passage de Bonne-Espérance sont ensuite de rudes navigations, dont Firecrest vient dignement à bout. La remontée de l’Atlantique est plus facile, mais en apparence seulement, puisqu’aux îles du Cap-Vert, elle marque le long coup d’arrêt évoqué plus haut.

Nous retrouvons donc Alain Gerbault au Havre le 26 juillet 1929, à la veille de sa visite remarquée à Roland Garros. Les semaines qui suivent sont un tourbillon où alternent l’écriture de Sur la route du retour et les mondanités. Dans le même temps, il conçoit le successeur de Firecrest, puisque celui-ci est peu adapté au Pacifique dont rêve Gerbault. Son brave petit cotre, offert à la Marine nationale pour l’École navale de Brest, est perdu lors de son remorquage entre Cherbourg et le port du Ponant – il en est « écœuré » et se désole que dans la Marine « ils ignorent tout de la manœuvre des petits voiliers ».

Construit à Sartrouville, le voilier est baptisé Alain Gerbault

Alain Gerbault a des idées très précises sur son nouveau bateau. Plus court que le précédent mais sans élancement, plus large et de lignes plus pleines, il est plus habitable que le Firecrest. Son arrière pointu de type norvégien lui garantit un comportement sécurisant par forte mer arrière. La construction est ce qu’il y a de plus sophistiqué : deux bordages superposés en bois de teck. Un long bout-dehors permet d’établir un foc très en avant afin de donner au bateau un équilibre de route suffisant pour naviguer barre amarrée.

Construit chez Jouët à Sartrouville, le voilier est baptisé Alain Gerbault parce que ce nom propre ne peut pas être utilisé à des fins publicitaires, comme Firecrest l’a déjà été. « C’est une merveille, mais je ne l’aime pas comme j’aimais l’ancien », confie-t-il dans un courrier. La préparation au grand départ s’achève au port de Marseille qu’il rejoint par les canaux. Et le 27 septembre 1932, trois ans après le retour en France du Firecrest, l’Alain Gerbault appareille pour la Polynésie.

Conçu selon ses désirs, le nouveau voilier, plus habitable que Firecrest, prend forme au chantier Jouët de Sartrouville. 
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Faisant escale à Casablanca, Gerbault découvre que la presse à sensation parisienne lui prête des mœurs particulières, insinuant que lors « de son séjour à Marseille, Alain fréquentait l’école Courbet des pupilles de la Marine pour des raisons très éloignées du football… » La rumeur ne manque pas de poursuivre le navigateur aux Antilles. Vivement la Polynésie ! Traçant sa route avec régularité, une fois franchi le canal de Panama, le cotre touche les Galapagos. Il lui faudra ensuite quarante jours pour atteindre les Marquises.

La seule issue pour Gerbault est de prendre le large

Voici Gerbault chez lui, avec pour premier soin… d’organiser une compétition inter-îles de football ! Aussi surréaliste que cela puisse paraître, ce sport va provoquer bien des tracas car, partout, les jeunes Polynésiens réclament des terrains pour le pratiquer, ce que les administrateurs coloniaux considèrent bientôt comme l’expression d’une contestation inquiétante.

Lancement de l’Alain Gerbault en 1931 à Sartrouville. Dessiné par Eugène Cornu, il mesure 10,50 mètres sur 3,20 mètres de large. Le navigateur appareille avec pour la Polynésie en 1932.
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De son côté, le nouveau gouverneur de Tahiti estime que les préoccupations indigènes – nous employons le terme en cours à l’époque – doivent être mieux prises en compte. Il s’entend donc bien avec Alain Gerbault à qui il commande un rapport. Confiant, le marin s’attelle au travail. Malheureusement, dans une incommensurable naïveté, il ne comprend pas que, sur chaque île, entre l’administrateur, le gendarme, le missionnaire, le négociant de coprah, le chef local et le commerçant chinois, tout le monde tire des ficelles qui finissent par s’embrouiller, de telle sorte que rien ne peut changer. En définitive, le gouverneur est rappelé en France et Gerbault se trouve en butte à l’hostilité de tous, sauf des Polynésiens.

L’imbroglio se complique encore lorsque survient la guerre et la défaite de 1940. Comme dans les autres colonies françaises, la question se pose : faut-il faire confiance au maréchal Pétain qui a signé l’armistice, ou suivre le général de Gaulle qui continue la lutte aux côtés des Anglais ? Alain Gerbault est d’autant plus partagé que son admiration pour le Sauveur de Verdun n’a d’égale que son anglophilie. En vérité, comme ses écrits l’illustrent, il serait plutôt royaliste… Lorsqu’un référendum opte pour le ralliement de la Polynésie à la France libre, la seule issue pour Gerbault est de prendre le large, de trouver des îles loin du chaos. Les Tonga, par exemple… Mais là-bas, on l’informe des raids effectués par des corsaires allemands dans les parages et des reconnaissances sans cesse plus nombreuses menées par l’aviation japonaise.

Image de la vie libre de Gerbault, ici à Tahiti en 1935. Ses nombreux ouvrages ont contribué à assurer sa postérité.
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Pour trouver la paix, il faut quitter le Pacifique. Alain Gerbault passe alors le détroit de Torrès et accoste à Dili, au Timor oriental, alors possession portugaise. Son idée est d’y faire escale avant de poursuivre sa route vers l’Indochine. Mais la presse lui apprend que les Japonais sont à Saïgon ! Que faire ? Alain Gerbault ne le sait pas encore, mais le destin a décidé qu’il avait atteint le bout de sa route…

Début décembre, le navigateur ne quitte pas son bateau pendant plusieurs jours. On finit par s’en inquiéter, on monte à bord pour le trouver agonisant, terrassé par la malaria – ou, selon les sources, par une crise tuberculose foudroyante. Le 16 décembre 1941, il expire à l’hôpital de Dili, à l’âge de 48 ans. En 1947, à l’initiative du Yacht-club de France, l’aviso Dumont d’Urville sera chargé de ramener sa dépouille en Polynésie. C’est ainsi qu’Alain Gerbault repose sur l’île de Bora Bora. ◼

Encadrés

À propos du voyage du Snark

Il paraît stupéfiant que le récit de la croisière vécue par Jack et Charmian London ait pu donner envie de vivre pareille expérience, car cette aventure fut en réalité une véritable galère. Ce ketch de 17,50 mètres (photo) avait été construit selon les directives de l’écrivain qui, s’il avait beaucoup bourlingué en baie de San Francisco, imaginait mal les tenants et aboutissants d’une traversée du Pacifique entre la Californie et l’Australie. Déceptions quant au comportement du voilier (qui avait pourtant coûté trois fois le prix annoncé !), avaries nombreuses, difficultés avec l’équipage salarié… rien ne leur sera épargné.

Ayant passé la Golden Gate en avril 1907, le Snark entre en baie de Sydney en juillet 1909. La croisière s’y achève, London étant victime d’une grave maladie de peau, due à l’exposition au soleil. Cela n’empêche pas que le bilan littéraire du voyage présente un large solde positif puisque, en moins de deux ans, London a rédigé Martin Eden, The Cruise of the « Snark » et plusieurs recueils de nouvelles, sans compter le récit de son aventure, publié dans la presse… Quant à Gerbault, il rencontra à Paris en 1929 Charmian, la veuve de l’écrivain, avec qui il entretiendra une amitié durable. ◼

Retrouvailles avec Ella et Miette

Une réception à l’hôtel du Golf de Deauville est organisée en l’honneur de Gerbault à peine rentré de son tour du monde. Ella Maillart et Hermine de Saussure – Miette pour les intimes – sont là, sur leur voilier l’Atalante, et se réjouissent de revoir leur ami. Elles sont invitées au dîner de gala, mais ne veulent pas s’y rendre… car elles n’ont rien à se mettre ! Il leur intime l’ordre de venir, précisant qu’il a demandé à ce qu’elles soient placées à ses côtés à table. Ella Maillart raconte la scène dans La Vagabonde des mers (1942) :

La « vagabonde des mers », Ella Maillart, avec son ami.
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« Avec son visage en lame de couteau, creusé de rides et tanné par le soleil, Alain déparait tellement aux côtés de ses élégantes voisines de table – une comtesse à sa droite, une duchesse à sa gauche – que nous avions du mal à garder notre sérieux. […] Il a commencé par nous raconter comment chaque partie du gréement et de la coque du Firescrest avait tenu le coup pendant sa croisière. Ses deux élégantes voisines ne comprenaient pas un traître mot de son jargon de marin. À l’occasion, faisant preuve d’une exquise politesse, elles ont essayé de prendre part à la conversation. – Et que faisiez-vous durant ces longues nuits solitaires ? – Je dormais, a dit Alain à la duchesse. (Et, se tournant vers nous, il reprenait ses explications.)… parce que le transfilage de la voile de senau et les jottereaux des étais avaient cédé après des jours de gros temps…

« Puis il nous a expliqué la raison pour laquelle il avait choisi un gréement Marconi et pourquoi il n’avait pas été satisfait de son ancre flottante. – Et aviez-vous assez d’eau douce pour vos bains durant ces longues traversées ? a demandé la comtesse. – Je ne me lave jamais… a onctueusement répliqué Alain à la dame scandalisée. Et il a enchaîné à notre adresse, en nous abreuvant de détails sur son gui à rouleau. (Soudain, ses yeux verts se sont mis à pétiller de malice et il a fini sa phrase par ces mots énigmatiques :) Par étourderie j’avais ramassé le dalot de mon foc de brigantine…

« Nous ne nous sommes pas laissé désarçonner. Miette est aussitôt entrée dans son jeu, répondant du tac au tac : – Tu aurais dû cabillotter l’émerillon d’affourche à la livarde de bâbord… « Nous nous amusions comme trois petits fous. » ◼

D'autres solitaires

À l’époque où Alain Gerbault navigue autour de la planète, il n’est pas le seul, d’autres marins ayant fait le même choix de vie. À partir de 1920, c’est le cas de l’Américain Tommy Drake qui explore le monde sur de petites goélettes Sir Francis I, Sir Francis II, Pilgrim, Progress. En 1921-1925, beaucoup plus connu, un autre Américain, Harry Pidgeon (photo), navigue à bord d’Islander, un yawl à bouchain vif de type Seabird (10,50 mètres) ; il a raconté ses aventures dans Islander autour du monde (Éd. La Découvrance, 2013). Entre 1928 et 1932, c’est encore un Américain, Edward Miles, qui fait le tour du monde sur Sturdy, une goélette de 11 mètres. Le Français Louis Bernicot, en 1936-1938, fait de même sur un sloup marconi de 12,50 mètres, avant de raconter son voyage dans La Croisière d’Anahita (Gallimard, 2002). En 1941-1943, l’Argentin Vito Dumas, sur Legh II, un ketch marconi de 9,45 mètres, réalise un tour du monde par les latitudes sud, un exploit qu’il relate dans Le Navigateur des tempêtes (Éd. André Bonne, 1973). ◼