Alors que le procès de Matteo Salvini, accusé d’avoir refusé le débarquement de 146 migrants, s’est ouvert à la fin du mois d’octobre dernier, des naufragés continuent d’être secourus et accueillis sur l’île de Lampedusa : plus de 700 pour la seule nuit du 28 septembre 2021. D’une superficie de 20 kilomètres carrés, l’île est située à 70 milles des côtes africaines, tandis que 120 milles la séparent de la Sicile. En 2016, on estimait que 400 000 migrants y avaient débarqué depuis une vingtaine d’années. Quelque 15 000 personnes se seraient noyées dans le canal de Sicile durant la même période.
Ces chiffres sont donnés en préambule de Fuocoammare, le film signé en 2016 par Gianfranco Rosi. Ce dernier construit une œuvre qui questionne le genre documentaire, dans lequel il est catalogué puisqu’il filme le « réel » dans la plupart de ses longs-métrages. C’est avec une écriture cinématographique singulière, faite de longs plans-séquences et de l’absence de tout commentaire, qu’il aborde Lampedusa et la « crise migratoire ». Le montage millimétré de Fuocoammare alterne entre des scènes de la vie d’une communauté îlienne tournée vers la mer et la pêche, incarnée par un enfant, Samuele, et des images de sauvetage, prises à bord des navires de la Marine italienne. Le médecin de l’île, qui soigne Samuele comme les migrants, établit un lien entre ces deux mondes.
La critique reproche à Rosi une approche esthétisante, manquant d’empathie avec les gens dont il montre le quotidien. Il y a certes quelque chose de clinique dans la manière dont il filme les marins italiens qui prennent en charge les migrants, depuis des bateaux surchargés, où les moins pauvres ont pu s’offrir une place à l’air libre, jusqu’au camp de rétention où ils sont fouillés, photographiés, parqués. Mais dans une scène particulièrement éprouvante, il accompagne les sauveteurs qui découvrent des corps sans vie dans la cale d’un bateau. Ces images donnent corps aux statistiques égrenées dans les échanges radio annonçant la découverte d’un charnier flottant. Rosi nous emmène à la limite de la représentation de l’abominable et de l’inhumain, qui est le quotidien des migrants, en 2016 comme aujourd’hui. Fuocoammare tranche avec le flux des images qui prétendent nous rendre compte de cette tragédie. Il est donc urgent de prendre le temps de le voir, ou de le revoir, afin de ne pas être anesthésié par l’information dite « continue ». Vincent Guigueno