S’il existe un SAMU maritime pour gérer les urgences en mer depuis 1983, les marins embarqués ne disposaient pas, avant 2020, d’un numéro d’aide psychologique. Camille Jégo est en charge de ce nouveau service, installé au sein de l’hôpital de Saint-Nazaire.
Dans le centre hospitalier moderne de Saint-Nazaire, le château d’Heinlex fait figure d’antiquité, un clin d’œil de circonstance puisque ce bâtiment a été construit au XIXe siècle par un armateur. C’est ici, dans ces pièces aux cheminées d’époque et affublées de noms îliens – Molène, Ouessant ou Sein –, que Camille Jégo, psychologue, vient d’installer le Centre ressource d’aide psychologique en mer (CRAPEM), un nouveau service pour prendre en charge et mieux traiter la souffrance psychique des marins. Elle y travaille avec une petite équipe composée de deux infirmiers et d’un psychiatre.
En ce matin de mai, la psychologue doit justement mener une consultation par téléphone, un outil essentiel dans son quotidien vu l’éloignement possible de ses patients. Il est 11 heures. Elle a rendez-vous avec une patiente qu’elle suit depuis des mois suite à une affaire de harcèlement sexuel sur un navire. Au téléphone, Camille Jégo répond avec calme et détermination. « Ça avance pour vous, les choses se disent (…). Il y a eu la violence de ce que vous avez vécu et la violence de l’environnement, l’équipage par son silence a cautionné ce qui vous arrivait. Vous avez tenu particulièrement longtemps. »
Sensibilisée depuis ses études aux milieux clos, Camille Jégo, aujourd’hui âgée d’une trentaine d’années, travaille depuis huit ans au centre hospitalier de Saint-Nazaire. C’est lors de son master de psychologie que la jeune femme a mis un pied dans le milieu maritime. « J’effectuais mon stage de professionnalisation dans un centre pénitentiaire, la maison d’arrêt des Baumettes à Marseille et, parallèlement, j’ai eu la chance de passer un peu de temps sur un cargo. » Entre ces deux espaces fermés, elle s’interroge sur les situations de violence psychique vécues par les gens de mer et décide de mener une étude pour évaluer le besoin d’un dispositif adapté aux contraintes de vie des marins. C’est ainsi que l’idée du CRAPEM a fait son chemin.
Jusqu’ici, il n’existait pas, en effet, de service dédié à la prise en charge de la détresse psychique des marins. Un manque qui était souvent constaté aux urgences de la mer de l’hôpital Purpan, à Toulouse, où l’on soigne les corps mais pas les esprits. Pourtant, les deux sont indissociables. « La psychologie est un aspect très important dans le soin », souligne ainsi le docteur Roux, responsable du SAMU maritime (CM 316). Avec le CRAPEM, les marins ont maintenant leur numéro d’urgence. Diffusé sur les bateaux, il est joignable à tout moment pour parler, quitte à utiliser le téléphone satellitaire en pleine mer, même si la logistique à bord rend forcément la chose compliquée. L’initiative peut être personnelle, ou émaner d’un armateur qui désire venir en aide à un équipage au complet, en cas d’accident par exemple.
À travers ce service encore récent, la psychologue estime suivre une cinquantaine de patients. Harcèlements, dépressions, angoisses, les situations sont diverses. Ainsi pour appuyer sa démarche, elle avance les chiffres d’une étude qu’elle a réalisée en 2017 sur un échantillon de cent vingt-huit marins. Elle a ainsi démontré que 20 pour cent des gens de mer actifs étaient en état de stress post-traumatique, c’est-à-dire soumis à une souffrance morale et/ou physique survenue après un choc altérant la vie en général. Un mal-être souligné par d’autres études, notamment celle menée par l’université de Yale en 2017 : sur le millier de marins interrogés, un sur quatre déclarait s’être senti « peu en forme, déprimé et sans perspective » au cours des deux dernières semaines.
Que ce soit dans la marine marchande, à la pêche ou à la plaisance, les marins sont, selon Camille Jégo, dix fois plus exposés aux événements traumatiques que la population générale. Elle l’explique notamment par des accidents plus nombreux à bord, le devoir de porter assistance et de faire face seul quand il n’y a pas de médecin embarqué. Avec cela, c’est aussi un public globalement silencieux et discipliné. « Le rythme du métier permet de ne pas penser à bord. Il faut toujours rester performant, malgré les circonstances, même quand les ressources internes s’épuisent », argumente-t-elle. La plupart des marins respectent la hiérarchie. Ils ne se livrent pas facilement et, comme dans l’armée, c’est un milieu où l’on ne va pas voir de psychologue. Ils vivent dans un huis clos qui les éloigne parfois de la société.
Ces deux dernières années, avec le Covid-19, cette souffrance psychologique a été particulièrement mise en lumière. « Nous avons connu un vrai épuisement psychique lié au sentiment d’isolement à bord », souligne la psychologue. En service depuis le printemps 2020, le centre a alors reçu des appels à l’aide réguliers, plusieurs fois par semaine, de la part de marins malades, bloqués sur leur bateau, à qui on refusait les soins et qui ont parfois dû gérer seuls leurs symptômes. Camille Jégo parle de crise suicidaire, de décompensation anxieuse. Grâce à ce service, elle espère aujourd’hui « accueillir les patients afin d’éviter que le mal-être devienne chronique ». Car si les urgences se sont apaisées, le défi de la prise en charge, lui, est bien réel.
Marine Dumeurger
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La télémédecine maritime, le SAMU de la mer, dans le Chasse-Marée n° 316, publié en septembre 2020.
par Jean-Yves Béquignon – Le Centre de consultation médicale maritime (CCMM) a été créé en 1983 par l’un des fondateurs du SAMU. Cette spécificité bien française, qui a inspiré les directives européennes, permet aux responsables des soins de tous les navires du monde d’appeler un urgentiste du SAMU de Toulouse quand un patient pose problème à bord. Ces téléconsultations reposent sur des procédures efficaces, des formations constantes et des transmissions satellitaires toujours plus performantes.