Par Patrice Ségalou Depuis plusieurs années, les initiatives visant à affiner l’utilisation culturelle des bateaux du patrimoine se multiplient. Après les dundées Sainte Bernadette, de Daoulas (CM 40), et Belle Etoile, de Camaret (CM 145), c’est au tour du Corentin, lougre de l’Odet, de gagner le large pour pêcher le germon aux lignes traînantes. Lors de ces courtes marées, d’anciens pêcheurs professionnels embarquent aux côtés de passagers passionnés de pêche et de navigation traditionnelles.

Un vendredi de septembre dernier, l’association Gouelia contacte Le Chasse-Marée dans le but d’offrir une place rendue libre à bord du Corentin, pour la marée au germon prévue la semaine suivante. C’est ainsi que le lundi, je me retrouve à 8 heures du matin sur le quai de l’arrière-port de Concarneau. A bord du Corentin, les trois marins de l’équipage font le plein de vivres et de gasoil, et les passagers nous sommes huit embarquent. A 10 heures, le bateau double les remparts de la Ville-Close. La silhouette de ce « trois-mâts breton » même tangonné rappelle davantage celle des anciennes chaloupes pontées de Groix que celle des dundées-thoniers qui ont marqué l’époque la plus faste de cette pêche. Jadis, quelques caboteurs de ce type ont néanmoins été armés, épisodiquement, pour de courtes campagnes de thon.

Beau temps, belle mer et pas de vent. Moteur à bas régime, le lougre met le cap au Suroît vers les hauts de la Chapelle, à quelque 150 milles au large du Finistère; c’est là que le rendez-vous attendu avec le thon blanc doit avoir lieu. On aperçoit les îles Glénan, que nous laisserons sur bâbord. Les tangons, mis à poste au chantier Canevet de Saint-Guénolé, sont descendus peu après la sortie du port. Cette position est indispensable pour manœuvrer à la voile.

Il en a d’ailleurs toujours été ainsi à bord des dundées non motorisés: les tangons, fixés au pied du grand mât, étaient abaissés avant de hisser la lourde toile tannée. Sur notre lougre, les embases des espars avaient initialement été posées à même le pont, mais cette disposition le faisait souffrir par gros temps; elles sont désormais solidaires du pied du mât de taillevent grâce à un sabot métallique escamotable.

Sur la route des derniers dundées, pour un rendez-vous avec les thons

Nous sommes ainsi parés à suivre le cap des derniers dundées qui, dans les années cinquante, poursuivaient encore les mattes de thons à la belle saison. Les lignes étaient alors gréées sur deux tangons, formés d’un tronc de jeune sapin prolongé par une longue perche de châtaignier la partie principale de ceux du Corentin est métallique, comme à bord des derniers germoniers. Ces tangons étaient disposés comme deux longues antennes articulées de part et d’autre du grand mât qu’elles dépassaient largement, atteignant une vingtaine de mètres de longueur totale. En pêche, ils étaient maintenus à l’angle voulu au moyen d’une caliorne, tandis qu’un bras les retenait sur l’avant.

Sur les dundées, selon leur port d’armement, chaque perche était garnie de six ou sept lignes, dont deux plombées. A bord du Corentin, nous ne disposons sur chaque bord que de cinq lignes de longueur variable, dont deux plombées. Chaque ligne est munie d’un hale-à-bord, filin permettant de la relever et de la rapprocher du pavois pour décrocher le poisson. De même, des cargues permettent de ramener une ligne pour en relever une autre sans les embrouiller. Pour la reconnaître, chaque ligne portait un nom spécifique, différent selon le port d’armement. Ainsi, les lignes plombées appelées à Douarnenez plom braz et plom bihen (grand plomb et petit plomb) étaient nommées grande sauteuse et petite sauteuse à l’île d’Yeu.

Jadis, les thoniers à voiles traînaient aussi des lignes par l’arrière, comme la sabaille, frappée sur une perche en tête du mât de tapecul, ou directement sur le couronnement. Parmi ces dernières, la plus courte de toutes, tournée quasiment dans l’axe du bateau, qu’Alexandre Le Cléach, de Saint-Guénolé, nomme le trou du cul, était appelée rikiki en Vendée ou Marie-Jules à Groix. Durant cette marée, l’un des équipiers gréera une ligne personnelle sur bâbord arrière.

De bon matin, à Concarneau, Christophe Kerneau, le patron du lougre, accueille les participants à la marée au thon, prévue pour durer cinq jours. © Patrice Ségalou
Autrefois, chaque port thonier avait sa propre façon de gréer les lignes, qui portaient des noms différents d’un quartier à l’autre (croquis extraits d’Ar Vogt. 1). A bord du Loup des Mers le dernier bateau de Fafich Boézennec, l’équipage s’efforce de mettre en place le pied articulé d’un des tangons. © Ar Vag et Francis Holveck

Cette paisible journée sans vent ni manœuvres se passe en retrouvailles pour certains, en questions avides de détails techniques pour d’autres, et en souvenirs. La semaine précédente, ils étaient deux anciens pêcheurs embarqués sur le lougre. Cette fois, Alexandre n’est pas du voyage. Le bateau est complet, avec ses huit passagers autorisés en croisière : François Boézennec, dit « Fanch », ancien patron pêcheur de Douarnenez, deux membres actifs et un ancien de l’association du Lougre de l’Odet, deux retraités dont l’un embarque pour la première fois sur un bateau traditionnel, un étudiant en formation à l’Intechmer de Cherbourg dont le père est marin pêcheur à Loctudy, et moi-même qui navigue… dans l’ethnologie.

Pas de femmes à bord! La présence féminine, dans l’équipage comme chez les passagers, est rare. Pour en trouver les raisons, il faudrait interroger les candidates potentielles qui n’ont pas osé franchir le pas. Promiscuité, machisme non avoué, réputation phallocrate de la voile et à plus forte raison des unités de travail? Ce ne sont pas les avis divers, voire divergents, des gars embarqués qui peuvent y répondre. Pour le patron du Corentin, « il faut changer l’image des bateaux traditionnels, virile donc sélective, tant pour les équipages que pour les personnes embarquées ». Cependant, lors de la marée précédente, l’un des marins professionnels du bord s’appelait Agnès Olivier, remplacée cette fois par Kevin Brin.

Brevet de patron plaisance voile (PPV) en poche, et inscrits maritimes en 3e catégorie, Kevin et Luc Lasneau secondent Christophe Kerneau, le patron. Tous trois sont employés par l’association Gouelia et peuvent donc assurer les sorties sur les trois bateaux de l’armement, le lougre Corentin, le chasse-marée du pays des Avens Belle Angèle et la gabare de Landerneau Dalh Mad.

Le retour de Fanch sur ses anciens lieux de travail et de navigation

Septuagénaire à l’abord jovial mais qui retrouvera rapidement son autorité et ses habitudes de patron de pêche, Fanch Boézennec est natif de Camaret. « Je n’avais que trois ans lorsque mes parents sont venus s’installer à Douarnenez, en 1939; le bateau de mon père venait d’être réquisitionné par les Allemands, qui l’ont sabordé au moment de la débâcle. » Après quelques années passées dans la marine marchande, il est revenu à Douarnenez reprendre la pêche à laquelle il avait goûté avec son père dès l’âge de douze ans. En 1962, il embarque à nouveau sur la Pieuse Paysanne dont son père est patron, pour une saison complète de quatre marées au thon. Au cours de l’hiver 1963, le bateau talonne et fait naufrage sur les côtes d’Irlande. « Heureusement, mon père et tout l’équipage ont pu regagner la côte. »

Après deux saisons sur le Joliot Curie, un mauritanien douarneniste qui pêche la langouste verte sur le banc d’Arguin, Fanch devient, en 1965, le patron de l’Atlantide, une grosse pinasse qu’il arme à la palangre l’hiver – pour la raie, la julienne, le congre, le turbot, le chien de mer – et au thon le reste de l’année. Pour la palangre, il prépare le gros des lignes chez lui chaque matin, achevant de gréer le reste avec les leurres, une fois à bord. « Pour trouver de quoi appâter, chacun allait en voiture dans les ports du pays Bigouden, surtout pour chercher des encornets rouges, ou, à défaut, des maquereaux. Souvent, on en trouvait au Guilvinec, et on les ramenait dans des glacières. On embarquait pour des marées de huit à dix jours, deux semaines au maximum. Dès l’approche de la saison du thon, on préparait le bateau pour cette pêche, et c’était reparti de juin à octobre, quelquefois novembre. On était six à bord, moi y compris, alors que juste après la guerre mon père avait un équipage de dix ou onze marins. »

En 1971, il acquiert sa seconde unité, le Loup des Mers, un ancien chalutier armé pour la langoustine, qu’il transformera dès l’année suivante pour la pêche au germon. « Avec celui-là, on est souvent resté jusqu’à quatre semaines en mer. Mais je pêchais moins bien qu’avec mon premier bateau, j’avais des misères avec. Sur l’Atlantide, on a atteint presque 20 tonnes en dix-huit jours de marée. C’était en face de Saint-Vincent, au Sud du Portugal. »

Pendant une vingtaine d’années, il travaille avec le Loup des Mers, espérant qu’un de ses fils lui succède. En 1991, Fanch prend sa retraite. Depuis cette date, il n’avait jamais refait une campagne de thon. Son embarquement sur le Corentin est source d’émotions, rappel de mémoire et de savoir-faire. Lors de la précédente marée, la semaine passée, les conditions météorologiques ont été mauvaises. Quatre jours de gros temps, qui n’ont permis de ramener que cinq malheureux thons, même pas de quoi nourrir le bord! Pour notre mestr pesketa, les qualités du bateau ne sont pas en cause. Le Corentin tire bien et navigue à la bonne vitesse. « Cinq nœuds, il ne faut pas plus, précise Fanch, sinon tu arraches la gueule du poisson, ou alors il ne croche pas. »

La préparation des lignes, une tâche complexe dont dépend la réussite d’une campagne. © Patrice Ségalou

Autrefois, les bateaux dont le moteur, l’arbre d’hélice ou la mèche de gouvernail faisaient un bruit anormal pouvaient ne plus être « pêchants ». « Cela m’est arrivé, poursuit Fanch, comme à mon père. Un jour, ne prenant plus rien, il s’est aperçu que son gouvernail avait du jeu et émettait un son bizarre. Il a réparé en calant une boîte de conserve ouverte, ce qui a fait disparaître le bruit, et le poisson a croché à nouveau. Souvent, à Douarnenez, des bateaux étaient revendus parce qu’ils n’étaient plus assez pêchants. Des pêcheurs de Morgat venaient les acheter, car ils savaient apporter les modifications nécessaires. Ils intervenaient d’abord sur l’arbre d’hélice ou le gouvernail. Mais parfois c’était la carène elle-même qui était en cause et ne laissait pas un bon sillage. Certains pêcheurs affirment qu’un bateau est « trop sur le nez », qu’il a tendance à enfourner et que le sillage qu’il laisse n’est pas propice à la pêche. »

En fin d’après-midi, Fanch descend dans le carré pour terminer quelques lignes et en préparer d’autres en cas de casse. Nous nous y retrouvons avec Kevin et Nicolas Goascoz, embarqué afin de compléter sa formation. L’ancien patron pêcheur déballe ses boîtes, vérifie son matériel et entame avec précision, couteau en main, la confection des leurres. Crins de différentes couleurs, hameçons à double crochet, nylon de 100/120… Replongé dans son passé, Fanch transmet son savoir à ces deux jeunes « mousses », joignant l’explication détaillée au geste. « Avant, pour les bas de lignes, on utilisait du fil d’acier, mais il rouillait rapidement et il fallait en changer presque chaque jour, dès qu’il y avait un point d’oxydation. On en avait toujours une grande réserve. » Contrairement à Alexandre Le Cléach, qui n’aura pêché qu’au fil d’acier, comme son père, Fanch s’est très bien adapté et préfère remonter les lignes en Nylon, en les paumaillant (en les lovant avec les paumes sur les deux avant-bras).

Après le repas du soir, pris sur le pont, le vent commence à se lever. Vers 21 heures, Christophe décide de mettre à la voile, ce qui devrait rendre la navigation plus confortable. Les quarts sont organisés entre Christophe et Luc; effectuant son premier embarquement sur le lougre, Kevin n’aura pas à assumer cette responsabilité. En bon patron, Christophe passe la consigne de se faire réveiller vingt minutes avant sa prise de quart, cela afin d’accoutumer sa vision à l’obscurité pour assurer une veille efficace. Durant les campagnes traditionnelles, en fin de journée, le bateau prenait la cape sous voilure réduite : grand voile bordée, trinquette à contre et barre amarrée sous le vent. Mais ce soir, le Corentin continue à faire route vers sa zone de pêche.

La zone de pêche du lougre Corentin durant la campagne, dans les parages du haut-fond de la Chapelle.
Rutilant de propreté, le Loup des Mers, à Fanh Boézennec dont l’armement vient de s’achever à Douarnenez, est sur le point d’appareiller pour entamer sa campagne de 1989. © Francis Holveck

Un grand migrateur

Dans la grande famille des thonidés, le thon blanc, ou germon (thunnus alalunga) appartient au groupe des espèces tempérées évoluant, donc, comme le thon rouge, dans les eaux tempérées. Il fait partie des thons les plus commercialisés avec ceux des espèces tropicales comme l’albacore, le patudo et le listao.

Chez les germons, la ponte s’effectue d’avril à septembre, en plein océan, entre les Caraïbes et les Canaries. Ensuite, les juvéniles qui auront réussi à survivre entament une vie très active et migrent à l’âge de deux ans environ. Comme ils recherchent des eaux dont la température oscille entre 15 et 20 degrés, on peut les rencontrer en Atlantique comme en Méditerranée. La pêche de ces jeunes thons est directement liée aux isothermes de surface, qu’ils sont les seuls à fréquenter. Ceux que nous avons pêchés, âgés de deux à cinq ans, ont ainsi pu être capturés aux lignes traînantes, qui sont des engins de surface. En revanche, les adultes se déplacent en grande profondeur et doivent se pêcher aux palangres de fond. Vivant environ huit ans, ces adultes pèsent de 30 à 40 kilos pour une taille maximum de 1,25 mètre. Rien à voir avec nos propres prises, qui ne dépassaient pas les 10 kilos, avec une moyenne de 3 à 4 kilos.

D’origine vraisemblablement poitevine, le mot « germon » serait une déformation de l’anglais warman (guerrier) et remonterait au temps où le Poitou, la Guyenne et l’île d’Yeu étaient sous domination anglaise. De leur côté, les Basques ont appelé ce thon hegala lonchia (aile longue) en raison de sa nageoire dorsale hypertrophiée. Prisé depuis des siècles pour ses grandes qualités nutritionnelles, ce poisson aura suscité nombre d’innovations dans les techniques de pêche et la conception des bateaux. Il aura aussi attisé la témérité des pêcheurs et leurs rivalités. Aujourd’hui encore, le germon fait l’objet, avec les autres espèces de thonidés, de bien des convoitises et d’une exploitation économique des plus dynamiques..

© Guide des poissons de mer et de pêche/Delachaux & Niestlé

En route vers l’accore du plateau continental et la limite des grands fonds

A la faveur de cette première veille, Christophe parle de sa carrière de marin et donne sa perception du métier de patron à la voile traditionnelle. Ancien pilier de l’Ecole de mer du Trégor, il souligne avec une certaine nostalgie l’authenticité qui y régnait: pas de moteur, instruments de navigation rudimentaires et conditions des plus spartiates. Après avoir commandé, entre autres, la Boudeuse de Patrice Francheschi et récemment l’ancien terre-neuvier Marité, Christophe a intégré l’équipe de Gouelia au printemps 2005. Pour lui, « le patrimoine, qu’il soit maritime ou autre, se respecte. C’est un bien collectif régional ou national. Mais beaucoup reste à faire concernant l’exploitation économique des bateaux traditionnels, même s’il semble difficile d’associer patrimoine et rentabilité. » Après des années de galère, un armement comme Gouelia parvient enfin aujourd’hui à équilibrer ses comptes en donnant du travail à des marins et en proposant des offres intéressantes aux amateurs, telles les sorties à « thème » en matière de pêche et de navigation.

La route est encore longue pour rejoindre l’accore du plateau continental et les grands fonds. C’est à plus de 100 milles au large de la pointe du Finistère, dans cette zone située à la limite entre le plateau et la fosse océanique, que nous aurons le plus de chance de trouver les mattes de thons.

Dans ces parages, les fonds passent de 250 à 4000 mètres sur une distance d’à peine 20 milles. Là, le germon trouve sa nourriture en abondance et la température qui lui convient.

Mardi. Je monte sur le pont à 6 heures. Le Corentin a beaucoup roulé cette nuit, et personne n’a vraiment bien dormi. Fanch prépare déjà ses lignes, et une demi-heure plus tard nous sommes en pêche, à une trentaine de milles des hauts de la Chapelle, que nous devrions atteindre en début d’après-midi. Mais les premières touches annoncent une matte : cinq thons en quelques minutes, deux à tribord, deux à bâbord, un à l’arrière tribord, sur le bonhomme. Fanch rameute son équipage : « Première à tribord! Deuxième sur bâbord ! » Les germons sont appelés différemment selon leur taille et leur poids: jusqu’à 2,5 kilos ce sont des bonites, au-delà et jusqu’au double, Fanch les nomme des chicaneurs, le terme de thon étant réservé aux plus gros. « Des petits ! Ceux-là font souvent tourner les lignes. Avant, il fallait mettre des émerillons en liaison pour éviter ce problème; sinon, tu t’amusais pour la filer de nouveau par-dessus bord! »

La remontée d’une prise, même de petite taille, est toujours un moment délicat, où il arrive que le poisson, en se débattant, se décroche. © Patrice Ségalou

Première et grisante excitation de quelques instants, puis, plus rien! Pourtant, si on a la chance d’accrocher une bonne matte avec un bon cap et une bonne vitesse, on peut remonter un maximum de poissons sans virer de bord. Celle-ci, on a simplement dû la croiser par son travers, ou bien elle n’a pas suivi notre sillage. Le poisson a-t-il coulé, comme disent les pêcheurs quand la matte les a abandonnés? Cela aura suffi néanmoins à déclencher le branle-bas et à tirer de leur bannette les derniers équipiers.

Notre position étant trop au Sud, Christophe annonce qu’on va virer lof pour lof pour remonter au Nord-Ouest afin de rejoindre l’accore du plateau continental. Il laisse porter. Grâce à cette manoeuvre, pas besoin de retirer les lignes ni de relever le tangon sous le vent. Il suffit de border l’écoute à fond et au bon moment pour que la grand voile passe en douceur au vent arrière, un avantage du gréement de lougre. Le Corentin abat lentement et vire presque à plat, les lignes suivant sans embrouille. La vitesse, qui oscille autour de 5 noeuds, est bonne pour le poisson. D’après Fanch, si un thon se décroche parce qu’on marche trop vite ou que du sang part à l’eau, cela peut faire fuir la matte.

Avant la nuit, dialogue avec la Belle Etoile de Camaret

Vers midi, quatre chicaneurs de 5 à 6 kilos sont remontés. Nous sommes à 32 milles des « hauts ». Après un nouveau virement vent arrière, une bonne heure plus tard, ce sont deux bonites et deux thons de 10 kilos nos plus belles prises qui ont mordu, presque simultanément. Là, il nous faut sortir le bazh krog pour les crocher, sinon la mise à bord serait incertaine, leur poids pouvant faire rompre la ligne. Quelques minutes plus tard deux autres chicaneurs terminent la série. Un nouveau virement de bord est décidé vers 15 heures afin de tenter de revenir sur la matte. Nous sommes arrivés sur la bonne zone, le temps est toujours beau et la brise suffisante.

Les conseils de Fanch nous préparent aux prochaines touches: « Quand tu as décroché ton poisson, tu remets ta ligne à l’eau en faisant attention à jeter l’hameçon bien écarté du bord pour ne pas t’embrouiller dans celles de l’arrière. Si on a beaucoup de croches, on essaye toujours de retirer les lignes les plus courtes d’abord: troisième, deuxième, première, petit plomb et grand plomb. On les laisse ensuite filer à nouveau dans l’ordre inverse. La différence de longueur entre les lignes varie entre 7 et 10 brasses. »

Dans l’après-midi, la pêche reprend de plus belle. En fin de soirée, quarante et un germons auront été capturés. Durant près de deux heures, la compagnie des dauphins annoncera un répit, durant lequel les prises sont étripées et rangées sur le pont. Quelques réflexions concernant la présence des cétacés attestent l’hostilité des pêcheurs à l’égard de ces prédateurs. Ceux-ci ne sont pourtant pas responsables de la diminution des ressources, due essentiellement à la surexploitation, ce que les pêcheurs savent d’ailleurs fort bien! Mais ne parlez pas de dauphins à des ramandeuses de filets à sardines !

Vers 21 heures, après qu’une quinzaine de chicaneurs agités nous a fait quitter notre repas, la pêche prend fin et Fanch rentre les lignes. Du temps de la voile, les lignes remontées le soir étaient lovées sur un grand tolet — appelé macadam à Douarnenez —, et les hameçons crochés sur un bout amarré verticalement à l’arrière du bateau entre la lisse et un piton de chien. Avec Fanch, nous les enfonçons dans les haubans du tapecul. Avant le dîner, les poissons nettoyés ont été mis en bacs, bien rangés en couches séparées par de la glace pilée, qu’il a fallu veiller à bien faire rentrer par les ouïes. Les dernières prises passeront la nuit sur le pont, bien calées et recouvertes pour les protéger de l’humidité.

Juste avant de rejoindre les couchettes, on reçoit un appel radio de la Belle Etoile, qui fait route vers son port d’attache. C’est un fort dundée, inspiré d’un langoustier à vivier du même nom; lancé en 1938 par le chantier Gourmelon, il pêchait la langouste d’hiver entre Cornouailles et Maroc. Déjà, à l’époque, en début d’été, la Belle Etoile armait au thon, accompagnant les Morgatois au large du cap Finisterre. La flottille suivait alors le poisson dans sa remontée vers le Nord, pour atteindre les parages de la Grande-Sole vers la fin septembre.

Les dauphins, qui accompagnent souvent les bancs de thons, ne sont pas toujours bien vus des marins pêcheurs, qui voient en ces prédateurs de redoutables concurrents. © Patrice Ségalou

Après les marées d’équinoxe et à l’approche des grandes tempêtes d’automne, les thoniers cessaient leur activité et désarmaient pour l’hiver. Certains pêcheurs pratiquaient alors un autre métier, comme la drague de la coquille en rade de Brest. La Belle Etoile, quant à elle, retournait à ses langoustes. Aujourd’hui, sa réplique rentre d’une « campagne-croisière » au germon de cinq jours également. Après une vacation sympathique et chicaneuse, le temps de comparer les quantités prises, les deux équipages se souhaitent bonne nuit. Moteur stoppé, vent de travers, sous trinquette et tapecul bordés dans l’axe, Corentin dérive en cape. Luc assure le premier quart.

Quand le poste radio favorisait la solidarité entre pêcheurs

Mercredi. Tout le monde a mieux dormi. On s’amarine. Le vent a forci et la mer est plus agitée; cela promet de bonnes prises. Ce matin, la mise en pêche a lieu à 7 heures, après une demi-heure passée à préparer les lignes. Chacun sait à peu près ce qu’il a à faire, on ne se marche pas sur les pieds, les rôles alternent et les tâches se partagent d’elles-mêmes. Le Corentin file ses 5 noeuds. Cinq thons sont pêchés avant 10 heures. Nous sommes à 144 milles des côtes finistériennes, à 15 milles au Sud des fonds de la Chapelle, cap au 215 (Suroît).

En milieu de matinée, nous en sommes déjà à dix-sept prises. « Parfois, toutes les lignes étaient crochées en même temps », se souvient Fanch, qui est le premier à repérer une prise peu commune dans le lot des germons. Ce poisson se distingue des autres par des flancs striés de quatre à six bandes horizontales et une nageoire pectorale beaucoup moins développée. C’est un listao, ou bonite à ventre rayé, que les pêcheurs bretons surnomment « bonite à tricot rayé ». Le listao est essentiellement voué à la conserve et le spécimen que nous avons à bord fait partie d’une espèce vivant habituellement dans les eaux tropicales ou subtropicales. Il a dû s’associer à la matte de germons que nous avons accrochée, comme cela arrive quelquefois. Fanch profite d’un moment de pause pour finir de le nettoyer et le propose pour le repas du midi. « Les lignes étaient visitées régulièrement, surtout lorsqu’il n’y avait plus du tout de prises sur certaines d’entre elles, poursuit-il. Parfois des algues, des morceaux de filet, ou des sacs plastique crochetaient sur les hameçons, et çà, le poisson n’aime pas ! »

Christophe effectue un virement pour revenir chercher la rizenn (notre sillage) en faisant cap sur cap afin de tenter de retrouver la matte. Au fil des heures, le temps s’est couvert et quelques rafales de force 5 font lever la mer. Avec des creux de 1 mètre à 1,50 mètre, les conditions restent propices à cette pêche, le poisson n’appréciant pas trop le calme plat. Mais si cela tournait au gros temps, il deviendrait difficile de laisser les tangons déployés, et même de continuer à faire route. Mieux vaut alors relever les lignes, voire se mettre à la cape si un vrai coup de tabac doit survenir.

Infatigable, retrouvant instantanément des gestes qu’il n’avait plus pratiqués depuis quinze ans, Fanch Boézennec est le véritable homme-orchestre du bord ! © Patrice Ségalou

Alexandre Le Cléach a souvent vécu ces coups de chien quand il naviguait sur les dundées: « Quand il y avait du gros temps, on ne travaillait que d’un bord, avec les lignes sous le vent et deux ris dans la grand voile. Mais c’était très dur de naviguer ainsi. » Son père était sur un bateau de Groix lors de la tempête de septembre 1930 qui a causé la perte de nombreux dundées et de marins. « Maintenant, m’a-t-il assuré, avec le moteur, cela n’arriverait plus. » Avec le moteur, certes, mais aussi avec la radio, les bulletins météo, etc. !

Aujourd’hui, les conditions météo restent stables, et Corentin file ses 5 à 6 noeuds. Durant l’après-midi, le pont accueillera encore une vingtaine de chicaneurs. Des vols de dindins, fous de Bassan et autres morskoul, qui piquent non loin du bateau, indiquent la présence possible de bancs de petits poissons chassés par les thons et remontant en surface. Il est arrivé qu’un fou, crochant dans une des lignes, ressorte en volant à travers le gréement, jusqu’à les entortiller toutes! Fanch, comme Alexandre, se rappelle avoir vécu ce genre de mésaventure qui demandait parfois des heures pour remettre les lignes en état.

Dans l’après-midi, deux thons d’une dizaine de kilos chacun sont accueillis avec des cris de joie. Fanch nous avait mis en garde: « Quand un gros est ramené à bord, il faut se méfier du retour de l’hameçon si jamais le poisson décroche avant d’être arrivé sur le pont. » C’est le danger avec les lignes en Nylon; quand les pêcheurs n’utilisaient que du fil métallique, ce risque était réduit.

En fin de journée nous avons dépassé les quatre-vingts prises, mais nous sommes encore loin des cent trente annoncées par la Belle Etoile hier soir. Piqué au vif, Fanch ne serait pas fâché de faire mieux; il n’est d’ailleurs pas le seul. « Entre pêcheurs français — basques, vendéens et bretons —, confie-t-il, on se communiquait régulièrement le nombre de poissons pêchés sur le « grand poste », lors des vacations radio. Les bateaux de chaque port avaient leur propre longueur d’onde: 136 pour Douarnenez, 140 pour Le Guilvinec et Saint-Guénolé. » Sur son bateau, il a eu jusqu’à cinq postes réglés sur différentes longueurs d’onde, ce qui lui permettait de trouver la bonne zone de pêche en croisant les informations. Parfois, d’autres bateaux, comme les langoustiers mauritaniens qui faisaient route au large du cap Finisterre, les avisaient de la présence de mattes ou de flottilles étrangères surtout espagnoles. « Ensuite la VHF a foutu le métier en l’air, regrette-t-il; avec leurs canaux spécifiques et le fait que les informations n’étaient plus communiquées, les pêcheurs ont perdu cette forme de solidarité. »

Quelques-unes des prises de la journée, qui vont être préparées pour être mises en glace. Autrefois, il fallait les suspendre aux bois de thon, pour les faire sécher. © Patrice Ségalou

Conserver le poisson à bord

Le thon est un poisson qui demande une attention particulière, déterminante pour sa bonne qualité. Ce sont les pêcheurs de l’île d’Yeu qui, face aux exigences des conserveries, innovent afin d’améliorer sensiblement sa conservation à bord des bateaux. Sur le pont et dès que possible, les thons sont vidés, lavés, puis suspendus sur des chevalets, bien séparés les uns des autres, et abrités de l’humidité par une bâche, surtout durant la nuit.

Au début des années 1930, la motorisation des bateaux et l’installation de cales réfrigérées permet d’accroître les tonnages et d’étendre les zones de pêche. Grâce à l’évolution de la qualité et de la quantité des poissons pêchés, les conserveries incitent les pêcheurs de tout le littoral atlantique à s’équiper de chambres froides, comme elles l’avaient fait pour les chevalets quelques décennies auparavant.

A bord du Corentin, en l’absence de chevalets, les bacs de glace embarqués ont permis d’atténuer cette préoccupation permanente de la conservation du thon. Dès que les poissons franchissent la lisse, les hameçons sont décrochés; souvent un geste énergique sur la ligne suffit à leur faire lâcher prise. Pour éviter qu’ils ne se meurtrissent en se débattant sur le pont et pour abréger leur agonie, les thons sont achevés d’un coup de couteau entre les deux yeux. Autrefois, c’était le mousse qui assénait ce coup fatal à l’aide de son piko.

Dès l’effervescence passée, calés en position assise ou à genoux, il nous faut éviscérer et nettoyer les prises, selon une suite d’opérations précises. On doit en particulier veiller à bien rincer le poisson à l’eau de mer, en s’appliquant sur les cavités buccale et intestine, avant de le ranger délicatement sur le pont ou en caisses, la tête vers le bas. Ainsi préparés, les thons peuvent attendre le soir la mise en glace. Si celle-ci ne peut être effectuée que le lendemain, ils seront couverts d’une bâche afin de rester à l’abri de l’humidité, Lors de l’éviscération, une partie des abats — foie, estomac, cœur — sera récupérée pour la consommation du bord. Enfin, il faudra frotter le pont pour éliminer les traces de cette agitation. « Le sang du thon rougira notre peau… et celle du bateau », chantaient les pêcheurs. ■

Pour des raisons de maintenance, mais à contrecœur, il faut abréger la marée

Avant le repas, en concertation avec l’équipage et Fanch, Christophe décide, à contre-cœur, d’avancer le retour vers Saint-Guénolé, où les tangons doivent être désarmés. Les impératifs du chantier Canevet et de la marée nous contraignent à réduire notre campagne d’une journée. Difficile dans ces conditions de faire mieux que la Belle Etoile. Malgré tous ses efforts et la remontée tardive des lignes, l’équipage devra se contenter de cent quatre prises. Tout le monde est néanmoins satisfait.

« Avec mon bateau, se souvient Fanch, il nous est arrivé d’en pêcher entre cinq et six cents par jour, et nous avons même une fois atteint les mille dans une journée. On n’avait même plus le temps de les piquer au fur et à mesure qu’ils arrivaient sur le pont. » Les lignes resteront à poste jusqu’à la tombée de la nuit. Nous remontons ainsi l’accore du plateau en passant progressivement des fonds de 2000 à 500 mètres. Les mattes se font de plus en plus rares, jusqu’à disparaître dès que le plateau continental est atteint.

Jeudi. La nuit a été tranquille. Le Corentin est déjà à bonne distance des bancs de thons. Depuis hier soir nous faisons route sur la pointe de Penmarc’h. Les « poissons joueurs, poissons moqueurs » poursuivent la leur, celle de leur migration. Les pêcheurs disaient que quand les thons sautaient, ils se moquaient d’eux et que ce n’était pas bon pour la croche, mais que s’ils grouillaient en surface, c’était signe de bonnes prises.

Quatrième jour de mer. Le vent est tombé, le temps est plus dégagé et c’est avec une brise de force 2 que le lougre ramène sa pêche et son équipage vers la terre. Après le petit-déjeuner, pris dans le carré et plus tardivement que les jours précédents, chacun vaque à ses occupations : rangement, toilette, contemplation. Quelques regrets s’expriment d’avoir dû réduire la pêche d’une journée. Autres temps, autres conditions, autres perceptions. On sait le plaisir des pêcheurs à faire route terre, après avoir rempli les cales — ou garni les chevalets, autrefois — et enduré des marées souvent difficiles. Les propos de Christophe me reviennent: « Autrefois, la mer était considérée comme un espace de labeur, espace moral, de dépassement de soi. Avant le plaisir, l’homme a fourni en permanence des efforts. Peut-on réellement ressentir cela sur une courte marée où la recherche de ce plaisir, voire du confort, sont prioritaires? » Pour sa part, il souhaiterait transmettre cette notion que la mer est d’abord espace de vie et de travail.

Avec Fanch, le moment est venu de dégréer définitivement les lignes, comme il l’a fait à chaque fin de marée lorsqu’il était en activité. Soigneusement lovées, elles sont marquées d’un repère — un, deux ou trois noeuds —, afin de les regrouper et de distinguer celles de bâbord de celles de tribord pour la prochaine marée. « Dans le temps, les hameçons étaient rincés et enduits de suif chaque soir afin qu’ils ne s’oxydent pas, sinon ils devenaient moins pêchants et, à force, inutilisables. C’était le travail du mousse. » Faute d’avoir eu sur le bateau de quoi les graisser après usage, certains de ces hameçons ne pourront resservir. Les lignes des « grands et petits plombs » sont rangées à part, facilement reconnaissables avec leur lest fait d’un bout de chaîne. On vérifie l’état des sandows placés sur les lignes, qui permettent d’amortir ou d’annoncer la prise lorsqu’ils se tendent — ils étaient autrefois confectionnés dans des chambres à air de bicyclette.

L’heure du repas arrive assez vite. Pour cette fois, certains d’entre nous aimeraient manger autre chose que du thon. Pourtant, nous avons pu le déguster cuisiné de différentes façons, frit, en marinade, avec des accompagnements variés. Même les abats ont été préparés. Les deux matelots et deux des équipiers, se relayant dans la petite cuisine, ont su l’accommoder à merveille. Mais cela manque tout de même de variété. Aussi, d’aucuns attendent impatiemment de poser le pied à terre pour s’échapper dans un des restaurants de Saint-Gué. Le moral des marins dépend aussi de la qualité et de la diversité de la nourriture. On imagine bien le temps où, faute de moyens pour conserver longtemps des denrées périssables, les équipages devaient se satisfaire à longueur de campagne du poisson pêché.

La qualité du germon peut vite se dégrader si l’on néglige de s’en occuper dès qu’il est pêché. Il faut éviscérer chaque prise rapidement et méthodiquement (page précédente), puis la rincer à grande eau avant de la mettre en glace. © Patrice Ségalou

La dépose des tangons s’effectue avec les moyens du bord

Dès le début de l’après-midi, toute l’équipe s’attache à redonner sa propreté au Corentin. Le pont, le pavois et tout ce qui garde encore les traces de sang des thons sont brossés et rincés à l’eau de mer. Progressivement se dessine la pointe de Penmarc’h, avec le phare d’Eckmühl qui se détache. Les voiles sont amenées l’une après l’autre, le bout-dehors est rentré.

Bien que le vent ait encore molli, l’approche au moteur et l’entrée dans la passe du port de Saint-Guénolé restent toujours délicates du fait d’une petite houle résiduelle. L’équipage est attentif. Nous cherchons une place le long des quais. Les manœuvres pour s’amarrer à couple d’un chalutier se font en toute sérénité, sous l’oeil et avec le coup de main d’Alexandre, venu nous accueillir. Vers 17 heures, le Corentin reçoit la visite des charpentiers et du mécanicien, venus planifier avec Christophe les opérations de dépose des tangons, ainsi que les travaux de maintenance à prévoir, une fois la saison terminée. Hormis Christophe — le capitaine ne quitte pas son navire! —, tout l’équipage met pied à terre. Qui au café, qui au restaurant, chacun échange anecdotes et, déjà, souvenirs sur cette marée trop vite passée.

Vendredi. Ce matin, branle-bas avant 6 heures. La nuit aura été courte, mais il faut déplacer le bateau vers un autre poste, près de la vedette SNSM, là où la place sur le quai est suffisante pour accueillir les tangons. Le temps presse, la marée baisse et la délicate manoeuvre, effectuée avec les moyens du bord, doit se faire avec ordre et précision. Les drisses et palans du gréement, associés à l’effort des hommes, viendront à bout des lourdes perches. L’opération terminée, nous saluons Alexandre, venu aider, et l’équipe du chantier. Puis les amarres sont larguées, le bateau s’écarte du quai, embouque à nouveau la passe, et met le cap sur Concarneau, son port d’attache estival. Hélas ! le vent d’Est-Sud-Est ne favorise pas un rapide retour sous voiles; faute de temps, la navigation se fait au moteur.

Au large de Kérity, nous croisons un chalutier du Guilvinec dont on a manifestement changé le nom. Comme nombre de marins, Fanch est superstitieux, même s’il s’en défend: « Chez nous, à Douarnenez, si un patron changeait le nom de son bateau, il fallait qu’une jeune fille, vierge bien sûr, aille pisser en fond de cale pour porter chance ! On le faisait parfois aussi lors de l’acquisition d’une nouvelle unité. On ne le baptisait pas un vendredi non plus. » De même, il ne commençait jamais une marée un vendredi ou un dimanche.

Retour sur Concarneau, premier port thonier européen

Nous avions espéré faire une courte escale aux Glénan, mais il reste encore trop de milles à parcourir. En milieu d’après-midi, nous longeons à nouveau les remparts de la Ville-Close. Un imposant thonier-senneur est en construction au fond du port, sur la cale du chantier Piriou. Si les plus grands de ces navires ne sont que très rarement présents à Concarneau, la pêche thonière reste la ressource principale du port. Avec une trentaine de senneurs croisant dans l’océan Atlantique et l’océan Indien, près d’un millier de marins embarqués pour une production annuelle de 130000 tonnes, la cité cornouaillaise est devenue aujourd’hui le premier port thonier d’Europe. Le chantier Piriou s’est spécialisé dans la construction d’unités atteignant les 80 mètres — thoniers, navires supplies, remorqueurs, etc. Avec ses filiales implantées à l’île Maurice et à Tahiti, il peut satisfaire les commandes de pays qui lui reconnaissent qualité et savoir-faire.

A bord, chaque repas doit être une fête. Le thon pêché, accommodé de diverses façons, reste évidemment la base de la nourriture. Un menu quotidien bien accepté par la majorité des passagers pour quelques jours… Rien à voir avec le temps de la voile, où le thon frais composait à peu près exclusivement l’ordinaire des marins. © Patrice Ségalou
© Roger-Viollet

Nous sommes maintenant à couple de la Belle Angèle, devant la criée. A 17 heures, tout le poisson a été débarqué et distribué entre les équipiers et plusieurs membres de l’association venus donner un coup de main au départ, au retour et à Saint-Guénolé. « Avec mes bateaux, me confie Fanch, j’ai toujours ramené ma pêche à Douarnenez. Une partie des thons allait à la criée avec des mareyeurs, on en vendait aussi directement à des particuliers et le reste allait à l’usine. Les prix étaient fixés à l’avance, avant la saison, lors de réunions entre les regroupements de pêcheurs et les conserveries. » La principale usine de Douarnenez réceptionne toujours les germons toute l’année, approvisionnée par des bateaux étrangers pour la plupart. Pour Fanch et Alexandre, la disparition des petits thoniers est liée, entre autres, à l’arrivée des chalutiers pélagiques, qui ont cassé les prix avec des débarquements de 40 à 50 tonnes, deux fois plus importants que ce que ramenaient les ligneurs. A cela s’est ajoutée la forte concurrence espagnole.

« Durant mes meilleures années au thon, poursuit Fanch, nous nous retrouvions jusqu’à quarante ou cinquante bateaux ensemble. Mais les Espagnols, eux, étaient bien davantage. Il n’était pas facile de travailler avec eux; ils préféraient souvent carrément te piquer la matte à l’arrière du bateau. Mais au moins ils travaillaient de manière collective. Ils ratissaient une zone de pratiquement un degré de latitude en filant groupés vers l’Ouest, ensuite ils viraient à 180 degrés pour revenir. Eux sont restés beaucoup plus actifs, ce qui n’a pas arrangé nos affaires. C’est sans doute aussi parce que les pêcheurs français sont devenus bien trop individualistes. La pêche au thon ne peut être qu’une pêche collective. » Et, jetant un dernier regard sur la Belle Angèle et le Dalh Mad, il remarque, un peu nostalgique: « Je me souviens avoir connu le dernier thonier à voile de Concarneau, qui a dû effectuer sa dernière campagne en 1957, si je ne me trompe pas… »

Bibliographie: Bernard Cadoret, Dominique Duviard, Jacques Guillet et Henry Kérisit, Ar Vag t. 1, éd. Le Chasse-Marée. Dominique Duviard, Le Temps des thoniers, Voiles-Gallimard; Groix, l’île des thoniers, éd. des Quatre seigneurs. C. Robert-Muller, La Pêche et la conserve du thon dans la Bretagne de l’Atlantique. Collectif, Guide des voiliers de pêche, éd. Le Chasse-Marée. Albert Krebs, Le Thon (germon). H. Farrugio et O. Barbaroux, Les Thons, coll. Neva. Bruno Le Baron, « Dans le sillage des thoniers à voiles », in Le Chasse-Marée n° 40. Nicolas Millot, « Une campagne au thon à bord de la Belle Etoile« , in Le Chasse-Marée n° 145.

 

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