Chaque Portugais mange en moyenne 4 kilogrammes de morue par an. Rien que pour préparer le bacalhau de consoada, plat traditionnel de la veillée de Noël, le Portugal en consomme 1 000 tonnes. Le pays en importe 60 000 tonnes environ chaque année. Tout menu de restaurant comporte de la morue et dans les grands supermarchés, le rayon « morue » couvre autant de surface que le rayon « poissonnerie » d’à côté.
Le visiteur curieux trouve désormais à Lisbonne l’endroit idéal pour comprendre l’intégration de ce poisson dans la vie du pays. La municipalité lisboète a créé, avec l’aide du musée maritime d’Ilhavo, un Centre d’interprétation de l’histoire des pêches morutières, installé au rez-de-chaussée du ministère de l’Économie, sur la très centrale et très célèbre place du Commerce. Dans ce bâtiment datant de plusieurs siècles, les concepteurs ont utilisé ce qu’il y a de plus moderne en matière de muséographie pour intéresser aussi bien des touristes étrangers que les enfants portugais.
Ce que l’on retient de la visite, c’est le besoin vital en protéines d’un pays pauvre en ressources alimentaires et, aussi, la manière très directive avec laquelle l’État a parfois géré cette pêcherie. Cela commence très tôt, dès le début du XVIe siècle, lorsque les villes grandissent et que la monarchie doit nourrir sa population. Dans les ports du Nord, les marins portugais entendent parler des voyages réalisés vers l’Ouest par les scandinaves cinq siècles plus tôt, et des pêches extraordinaires qu’ils y ont faites. Des expéditions, financées par le royaume, sont alors lancées par João Lavrador et les frères Corte Real. La pêche portugaise vers Terre-Neuve et le Labrador va vers un âge d’or dont la toponymie de l’actuel Canada porte encore la marque : Cabo Espera, Cabo Raso, Isla Bacalhau sont devenus Cape Spear, Cape Race, Baccalieu Island… Le Gazela Primeiro, trois-mâts goélette construit en 1901 à Lisbonne pour la pêche morutière, sera en 1969 le tout dernier voilier à mettre le cap sur Terre-Neuve. Fin d’une époque.
Dans l’entre-deux-guerres, l’État salazariste fait de la pêcherie une grande cause nationale. À l’instar de l’Italie mussolinienne, il s’agit pour le pays de fonder son autarcie alimentaire sur la mythologie de ses grands découvreurs. Il invente le concept de « Flotte blanche » destinée à nourrir sa population. En 1930, le capitaine João Cajeira, qui s’est enfoncé très au Nord du Labrador, revient avec une pêche miraculeuse, et devient un héros national. Le mouvement ne s’arrête pas pendant la Seconde Guerre mondiale, même si les bateaux de pêche Delaes et Maria-da-Gloria, malgré la neutralité du pays, sont coulés par un sous-marin allemand. Après la guerre, des trois-mâts et quatre-mâts, dont certains dotés d’une curieuse étrave convexe (comme le Creoula, lancé en 1937 et devenu navire école), poursuivent le métier. Les risques sont tellement élevés que leurs marins sont dispensés de service militaire dans les guerres coloniales.
Tout s’arrête en 1992 lorsque les Canadiens, voyant leurs stocks de morue quasiment épuisés, cessent de délivrer des licences aux flottes étrangères. Aujourd’hui, sur les quais du Tage, ce sont les conteneurs de la compagnie Eimskip qui distillent l’odeur forte et reconnaissable de la morue séchée, car le Portugal achète sa morue en Islande, patrie de ce mareyeur, et en Norvège.
Et comme il faut bien faire des affaires lorsque l’on se trouve place du Commerce et au-dessous du ministère de l’Économie, la boutique du musée propose, entre autres souvenirs, de la morue salée et des démonstrations de découpe. Louis Baumard