Au début du siècle, alors que la plaisance nantaise a atteint son meilleur niveau avec ses inconditionnels de la régate, une autre forme de navigation de loisir se développe chez les propriétaires de canots automobiles. Si certains d’entre eux ont pour ambition de lancer leurs chevaux-vapeur dans des joutes effrénées et bruyantes, d’autres, moins pressés, utilisent leurs embarcations pour les promenades familiales, les festivités dominicales et la pêche. De cette dernière catégorie subsiste aujourd’hui une vedette à moteur, dernier témoin d’une époque où la « belle plaisance » avait également élu domicile sur l’une des plus attachantes rivières de France : l’Erdre.
Ebéniste de formation, après avoir œuvré à l’aménagement des grands yachts et des paquebots dans différents chantiers nationaux, Gustave Maillaud s’installe à Nantes, peu après la Grande guerre, en qualité de marchand de bois. Ses affaires prospèrent et sa passion pour les bateaux et la pêche va l’orienter vers la construction d’un canot à moteur avec une petite cabine sans emménagements particuliers, qu’il baptise Simone du nom de sa fille unique. Cet inconfort ne sera pas du goût de son épouse, pour laquelle la navigation n’a d’autres limites que les eaux calmes de l’Erdre, à condition que l’on puisse se tenir à l’abri des courants d’air !
Le bateau du père Maillaud
Qu’à cela ne tienne, et le « père Maillaud », comme on l’appelle, décide de se lancer dans la construction d’une autre embarcation susceptible de convenir aux souhaits de Madame, et aussi de permettre d’y passer la nuit, dans le confort, afin d’être aux premières heures de l’aube sur les coins de pêche. C’est que le brochet, lui, se lève tôt !
En 1922, Gustave va commencer par acheter un terrain près du pont de la Tortière, non loin du chantier Guybert, afin d’y construire un hangar pour travailler à l’abri. Il trace les plans d’une vedette de 8,25 mètres de long pour 2,20 mètres de large et 0,70 mètre de tirant d’eau. Les superstructures seront en chêne tandis que la cabine surélevée se verra généreusement éclairée par de larges ouvertures afin de recevoir trois personnes dans de bonnes conditions. Travaillant en professionnel, le père Maillaud réalise une maquette à partir de – laquelle il pourra vérifier le bon équilibre des formes et concevoir les emménagements, le cockpit et le plan de pont. Commence alors la mise en chantier de la vedette, pour laquelle il utilisera, bien évidemment, les meilleures essences de bois : bordés en chêne de premier choix pour les œuvres vives et le carreau, le reste étant en pin. Les membrures sont en acacia. Quant aux lattes de pont, Gustave alterne pour l’esthétique le chêne et l’acajou.
La construction se fait en famille, et lorsque bien des années plus tard Simone, la fille de Gustave, évoquera cette période de sa vie, ce ne sera pas sans une grande émotion et un véritable bonheur : « On a construit le bateau tous les trois. Mon père trempait les couples dans l’eau chaude et avec ma mère on l’aidait à les mettre en place. Je devais avoir quinze ou seize ans à l’époque et vous savez, j’en ai posé des rivets de cuivre pour fixer les bordés ! »
Au printemps 1924, la Simone II est mise à l’eau quai de Versailles afin de recevoir son moteur, un de Dion-Bouton. Les amis, les voisins, et les membres de l’Hé-lice-club, auquel appartient Gustave, ont été conviés à assister au baptême de la belle vedette, fruit de dix-huit mois de labeur familial. Pour ce qui concerne les emménagements intérieurs de la cabine, le père Maillaud n’a pas lésiné sur la qualité, ni ménagé ses talents d’ébéniste : boiseries moulurées, rosaces décoratives, miroir, fausse cheminée, banquettes confortables recouvertes de cuir rouge avec accoudoirs amovibles afin d’être utilisables en couchettes. Bref, la décoration reste dans le style de la Belle Epoque. « Mon père était fier de son bateau, précise Simone, on y avait travaillé avec tellement d’amour ! » La Simone II servira même d’habitation lorsque, après avoir démonté le hangar, le père Maillaud se lancera dans la construction de la maison familiale.
Au fil de l’Erdre
Utilisés essentiellement les dimanches et jours de fêtes, canots, vedettes et autres embarcations de plaisance sillonnent l’Erdre, rutilants de vernis et de cuivres astiqués. Cette activité reste le plus souvent dévolue à la petite et moyenne bourgeoisie nantaise, et il est de bon ton de porter une tenue digne de son rang dans la hiérarchie sociale. Les dames sont chapeautées et les hommes, qui portent le costume de sport, ne dédaignent pas d’arborer la casquette de navigateur. « A cette époque, se souvient Simone, beaucoup de gens passaient le week-end sur l’Erdre avec leur bateau. Nous partions le samedi soir, nous remontions jusqu’à Sucé ou Nort, vers les coins de pêche favoris de mon père. Là, on s’amarrait pour la nuit et le lendemain matin nous étions fin prêts pour surprendre la carpe ou le brochet. Plus tard, avec les congés de la semaine anglaise, nous quittions Nantes dès le vendredi soir. Avec le youyou en acajou, que mon père m’avait offert pour mes dix-huit ans, nous allions faire les courses à Sucé. Souvent nous restions du côté des plaines de Mazerolles, un endroit que mon père affectionnait beaucoup. L’hiver, nous pêchions le brochet à la traîne, c’était excitant de sentir le poisson mordre. Ensuite nous pouvions manger des plats chauds, bien à l’abri dans la cabine. »
Mais la navigation n’a pas toujours que des avantages, même sur une rivière aussi calme que l’Erdre. Il arrive parfois que tombe une brume épaisse, dissimulant les rives et les repères. « Souvent, je tenais la barre, précise Simone, et je me rappelle être rentrée à Nantes en plein brouillard, avec mon père à l’avant qui me guidait par gestes; on ne voyait même plus les piquets du chenal ! »
Puis viennent la guerre et la récession du carburant. Dès lors, il n’est plus question d’utiliser le moteur, et le père Maillaud, bien décidé à ne pas laisser son bateau au garage, va gréer un petit mât sur l’avant afin d’établir une voile d’appoint pour soulager ses efforts sur les avirons. Simone se souvient de cette période difficile où bon nombre de plaisanciers, propriétaires de canots automobiles, n’ont pas renoncé à leur passion : « Pendant la guerre on remontait jusqu’à hauteur de Sucé à couple des chalands qui nous emmenaient pour quelques sous, ensuite on se débrouillait avec les avirons. Le dimanche soir, nous rentrions à Nantes de la même façon; les chalands nous laissaient au pont de la Tortière, c’était tout un périple ! »
La fin des hostilités marque un nouvel engouement pour la plaisance. Les clubs nautiques se multiplient et les sorties organisées regroupent toujours plus de participants. « A la Pentecôte, dit encore Simone, il y avait les courses de chevaux à Nort-sur-Erdre, et la plupart des bateaux de l’Hélice-club s’y rendaient. L’été, nous étions souvent une bonne vingtaine d’unités réunies à Quiheix où des pique-niques étaient organisés par le club. L’éclusière cuisinait de façon remarquable, elle avait une grande pièce avec une cheminée dans laquelle elle faisait griller de grosses anguilles. A l’automne, c’était la fête des mâcres à Sucé et l’on ne manquait pas d’aller déguster ces merveilleuses châtaignes d’eau. »
Le père Maillaud est tellement amoureux de son coin d’Erdre qu’il fait construire une maison à Sucé, près du pont, avec bien sûr un garage à flot pour le bateau. Puis Simone se marie et la famille s’agrandit; le petit Claude a tôt fait d’accompagner son grand-père pour taquiner les boers appelés aussi perches américaines qui faisaient d’excellentes fritures.
Les années de l’oubli
La vie suit son cours, pas toujours paisible… Aux moments de bonheur et de plénitude succèdent les ennuis de santé et les drames. Le père Maillaud est atteint par la maladie et la Simone II reste dans son garage à flot. Lorsque Gustave recouvre un peu de ses forces et émet le souhait d’aller voir son bateau, la famille se mobilise afin de redonner à ce dernier un aspect présentable pour ne pas décevoir son patron. Plus tard, faute d’entretien régulier, la Simone II, qui a atteint un âge respectable, finit par couler dans son abri. « On avait peur que mon père soit assez solide pour se rendre à Sucé et qu’il trouve son bateau dans cet état », se souvient Simone. Puis Gustave Maillaud quitte ce bas monde et la vieille vedette sombre peu à peu dans les mémoires… et les eaux grises de l’Erdre.
C’est là que Philippe Boisdron la découvre en 1984. Bien qu’elle ne soit plus guère qu’une épave, son œil exercé lui permet de reconnaître un bateau de caractère qui risque à court terme de se perdre définitivement. Aussi, il pare au plus pressé en sortant la vieille coque de l’eau. Malheureusement, à l’époque il n’a ni le temps, ni les moyens de procéder à sa remise en état. Mais la Simone II est remisée dans un champ, au bord de L’Erdre et cela lui évitera sans doute une ruine irrémédiable.
Sauvée pour l’esthétique
Jean-Jacques Cadoret est lui aussi un passionné de L’Erdre, une rivière sur laquelle il navigue dès sa plus tendre enfance à bord d’un canoë. Puis il s’initie à la voile en s’inscrivant au Sno, le fameux club implanté juste en face de Port-Jean, là où ses parents louent une petite maison de vacances. Les années passent et sa passion ne le quitte pas, bien au contraire; il restaure un Bélouga, puis un Super Estuaire. C’est en 1985 qu’un ami lui signale l’existence d’une vieille vedette, échouée dans un champ à Sucé. Dans un premier temps, l’information ne retient pas son attention, c’est un « voileux » et il se soucie peu des bateaux à moteur. Pourtant, nul ne peut aller à l’encontre de son destin…
« Quelques mois plus tard, au cours d’une balade sur la rivière, je suis passé à proximité du champ où se trouvait le bateau, raconte Jean-Jacques. J’ai dévié ma route pour me rapprocher. Les portes de la cabine avaient été enlevées et j’ai aperçu l’intérieur, les moulures, la fausse cheminée et ce qu’il restait de la décoration, j’ai trouvé ça superbe ! » Accompagné d’André Aubin, Jean-Jacques se rend sur place afin de procéder à une première expertise. « André était un homme qui ne parlait pas beaucoup, précise-t-il, il a seulement émis quelques réserves et ne semblait pas très optimiste. Mais pour moi c’était déjà le coup de foudre, et dans ces cas-là on ne voit que ce que l’on a envie de voir. Alors, j’ai acheté le bateau. »
Quelques plaques de contre-plaqué et plusieurs kilos de mastic suffiront à assurer la flottabilité nécessaire pour rejoindre la Ganerie, à un kilomètre de là, où Jean-Jacques a trouvé un ancien poulailler qui lui servira d’abri durant la restauration. « Il y avait douze membrures à changer, précise Jean-Jacques, ainsi qu’une trentaine de mètres de bordés, dont les galbords. Les copains sont venus donner un coup de main, et les précieux conseils d’André Aubin s’avéreront indispensables pour mener à bien cette restauration. Toutes les pièces défectueuses seront systématiquement remplacées. » Neuf mois plus tard, la partie est gagnée. La Simone II est remise dans son état d’origine, et motorisée avec un 5,7 Couach NC1 âgé de quarante-cinq ans ! « Je voulais retrouver un moteur dans l’esprit du bateau », affirme Jean-Jacques.
Aujourd’hui, la belle vedette du père Maillaud a retrouvé l’Erdre et ses méandres, la plaine de Mazerolles et le Hocmard, petit affluent en face du Sno. « J’aime sortir en demi-saison ou le soir, avoue Jean-Jacques. Lorsque tout est calme, que le soleil descend parmi les feuillages et que l’on n’entend plus. que les chants des oiseaux et les éclaboussements provoqués par les poissons qui sautent à la surface de l’eau. Là, le bateau est vraiment dans son milieu. » Toujours fidèle au club du Sno, le propriétaire de la Simone II lui grée quelquefois un mât avec un espar pour envoyer les pavillons lors des départs de régates.
L’histoire de sa vénérable vedette lui tient tant à cœur qu’il s’est mis en quête des personnes qui l’ont connue. En 1991, il retrouve Simone Maillaud, avec laquelle il a de longues conversations, pour le plus grand bonheur de chacun, car celle-ci a des souvenirs précis et cache mal son émotion en apprenant que le bateau qui a bercé sa jeunesse est de nouveau en état de naviguer. Par une belle journée de juin, Jean-Jacques a même invité la vieille dame sur la Simone II Cela faisait vingt-huit années qu’elle n’y avait pas mis les pieds. « Vous avez fait exprès de choisir ce jour-ci, lui demanda sa passagère en montant à bord ? Vous savez, c’est mon anniversaire, j’ai quatre-vingt-six ans aujourd’hui ! » Les amarres ont été larguées, et la demoiselle de l’Erdre est partie avec à son bord une Simone enchantée. Quelque temps après, à l’escale de Sucé où l’on s’arrêta prendre un verre au fameux restaurant Vié la taverne de « Gueule de Serpent » , nouvelle surprise : « Vous l’avez encore fait exprès ? interrogea Simone. Quand j’étais jeune, tous les ans mes parents m’emmenaient au restaurant pour mon anniversaire, et c’était ici ! » Les hasards et les choses simples procurent parfois des bonheurs sans limites.
En rentrant de Brest 92 où sa Simone II a reçu une mention dans la catégorie yachting, Jean-Jacques apprendra que la vieille dame n’est plus. Si l’on ne peut redonner vie à ceux que l’on aime, au moins peut-on le faire pour les bateaux. C’est pourquoi Jean-Jacques vient de se lancer dans la restauration d’un plan Cornu.
La Ville de Nantes et La Léone
En passant par La Lorraine
En 1903, le chantier Prigent & Daviais de Norkiouse, en Rezé près de Nantes, lance un chaland métallique de 26,64 mètres pour l’armement Lajat & Henry de Nort-sur-Erdre. C’est Gustave Henry et sa famille qui vont faire naviguer ce bateau, baptisé La Lorrraine, sur les eaux intérieures de l’Ouest et plus particulièrement la Loire ou le canal de Nantes à Brest.
En 1931, Jean-Baptiste Henry le fils de Gustave , installé à Saint-Nicolas-de-Redon et désormais seul propriétaire du bateau, fait l’acquisition d’un chaland automoteur en Hollande. Il vend alors La Lorraine à Etienne Grégoire, un marinier de Montjean, qui le cède presque aussitôt à son fils Jules. L’une des clauses de l’acte de vente stipule que Jean-Baptiste Henry conservera le nom de son ancien bateau pour son nouveau chaland; ainsi La Lorraine devient elle La Léone, prénom de la fille aînée de Jules Grégoire.
Avec Redon pour port d’attache, La Léone dessert plusieurs grandes villes fluviales telles que Rennes, Pontivy ou Hennebont, transportant toutes sortes de diverses et notamment de la chaux, de l’ardoise, de la pyrite pour les forges, ou encore de l’épicerie pour l’Economique de Rennes. A Nantes, elle charge du sucre, de la farine, du vin, des arachides pour l’huilerie de Château-Gonthier…
Une première tentative de motorisation de La Léone a lieu en 1936 avec un Poyaud de 30 chevaux à cardan. Mais l’expérience n’étant guère concluante, Jules Grégoire a tôt fait de revenir au halage et à la voile. Cependant, il n’échappe pas au nouveau courant de modernité d’après-guerre et, en 1952, La Léone se voit dotée d’un DK 2 d’occasion. La barre franche est abandonnée au profit d’une timonerie avec un macaron barre à roue qui permet de piloter à l’abri.
Les mariniers travaillent en famille et bien souvent les enfants naissent à bord des bateaux. Les équipages se rencontrent fréquemment lors des escales ou des éclusages et les mariages sont fréquents au sein de la corporation. C’est ainsi que Juliette, la troisième fille de Jules, épouse en 1963 Claude Rabet, un Malouin alors embarqué sur le chaland Condorcet. Les jeunes mariés louent le Cap Tourane aujourd’hui Sainte-Catherine, unité transformée en habitation à Saint-Nicolas-des-Eaux —, un bateau de type chaland nantais avec lequel ils vont travailler pendant trois ans.
Lorsqu’en 1966 Jules Grégoire prend sa retraite, son gendre est sur le point de faire construire un bateau neuf; des devis ont été demandés au chantier Merré de Nort-sur-Erdre, entreprise familiale spécialiste en la matière et réputée pour la qualité de ses constructions. Mais le père Jules ou « petit Jules » comme on l’appelle ne l’entend pas de cette oreille. La Léone est encore en bon état et ne demande qu’à naviguer. Alors pourquoi aller investir dans un chaland neuf ? D’autant que l’avenir de la batellerie semble déjà compromis : le transport routier et le chemin de fer sont devenus de redoutables concurrents, et le fret encore disponible pour les chalands n’est plus guère constitué que de pondéreux.
Ainsi, Claude Rabet devient-il propriétaire de La Léone, qu’il équipe d’un DNK 3 de 80 chevaux en 1969. Puis il fait agrandir la timonerie par le chantier Merré, qui adapte un système permettant de la basculer sur l’arrière lors des passages de pont en période de crue. « On transportait beaucoup pour les carrières, dit Claude, du gravier et de la pierre que l’on emmenait à Rennes. A Nantes, on chargeait du sable ou du charbon, parfois de la pâte à papier. Aux carrières d’Hillion, près de Rennes, on prenait du gravier que l’on descendait à Saint-Malo pour embarquer au retour du sable de mer à Dinan. »
Mais le fret se raréfie et les canaux ne sont plus entretenus. Si l’hiver on peut encore charger jusqu’à 1,60 mètre de tirant d’eau, l’été il faut diminuer considérablement la quantité de marchandise, au détriment bien sûr de la rentabilité des voyages. Certaines voies ou portions de canal deviennent même impraticables à la belle saison. La Léone est désarmée en 1973, la famille Rabet continue de vivre à bord quelque temps puis s’installe à Redon et Claude s’embarque sur les navires sabliers de l’estuaire. Son entretien devenant trop onéreux, le chaland est vendu à un pêcheur de Couëron, qui l’utilise comme ponton et entrepôt de séchage pour ses filets et bosselles. Une page est tournée, et il semble bien que ce soit la dernière de l’histoire de La Léone, mais la providence veille…
Le fruit de la passion
C’est au début des années quatre-vingts que l’idée de transformer un chaland métallique en maison d’habitation germe dans l’esprit de Jean-Louis Douaud et de Brigitte Harang. Quelques bateaux sont encore à flot et peuvent être acquis pour une somme relativement modique. Ils apprennent que le Ville de Nantes, un chaland nantais construit en 1897 chez Delabrosse et Fouché — futurs Ateliers et Chantiers de Bretagne — est à vendre à Pont-Rousseau. Jean-Louis rencontre le propriétaire, Marcel Branchereau, issu d’une famille de mariniers originaire de Montjean. Ce dernier s’est reconverti dans le négoce du sable, avant de prendre sa retraite en 1983. L’affaire conclue pour la somme de quatre-vingt mille francs, le Ville de Nantes est conduit au bassin Malakoff où les travaux de restauration vont durer un an et demi.
C’est alors que Jean-Louis et Brigitte sont contactés par un éducateur en quête d’un bateau fluvial pour une tournée musicale sur le canal de Nantes à Brest. Si cette activité ne correspond pas au but envisagé, l’idée n’en demeure pas moins séduisante. « On a transformé une cale en dortoir en déroulant une moquette sur l’ancien plancher, précise Jean-Louis. Puis nous avons descendu une gazinière, des jerricans d’eau douce et des bassines. Les jeunes musiciens ont embarqué et l’on a fait une tournée de trois semaines en donnant dix-neuf concerts, notamment à Redon et Josselin. On a même emprunté la Vilaine jusqu’à La Roche-Bernard. »
La couverture médiatique est excellente et chacun revient enchanté de ce périple. Jean-Louis et Brigitte entrevoient alors la possibilité d’utiliser le bateau en tant qu’outil de travail. Ils créent une association et contactent les centres de loisirs, les groupes culturels et les collèges susceptibles d’organiser des classes fluviales. Les résultats vont au-delà de leurs espérances : en un rien de temps le calendrier du Ville de Nantes est rempli.
Tandis que l’idée fait son chemin, Jean-Louis se documente sur la navigation fluviale et l’histoire du chaland nantais. L’ouvrage de Jacques Guillet, Jean-Pierre Cébron et Emile Guyomard, publié en 1989 par Le Chasse-marée et consacré à l’histoire de la batellerie bretonne, devient son livre de chevet. Cette même année, plus de quatre cents enfants embarquent sur le Ville de Nantes dans le cadre de vacances fluviales ou de classes de découverte. Pour nombre d’entre eux, cette approche du milieu naturel constitue une véritable révélation.
Sauver La Léone
Hors saison, le chaland rejoint le bassin Malakoff pour y être entretenu et, peu à peu, restauré. Non loin de là est installée une entreprise sablière qui exploite trois bateaux, dont le Saint Antoine à bord duquel est embarqué Claude Rabet. Immanquablement des contacts, puis des liens d’amitié se créent. Claude parle avec nostalgie de La Léone, toujours utilisée comme entrepôt par le pêcheur de Couëron. « Je suis allé voir le propriétaire et j’ai sympathisé avec lui, raconte Jean-Louis. La Léone m’intéressait du fait de ses formes et de son histoire. Le pêcheur m’a dit qu’il la vendrait sans doute lorsqu’il prendrait sa retraite, mais le moment arrivé, son fils a décidé d’assurer la continuité de l’entreprise paternelle. Il m’a alors proposé de lui trouver un autre bateau, même un peu plus petit, pour mettre son matériel à l’abri. »
C’est ainsi que Jean-Louis rachète avec un ami un chaland construit par le chantier Merré dans les années soixante. Ils montent à l’intérieur deux cloisons étanches et coupent le bateau en deux. Une moitié sera transformée en habitation par l’ami, l’autre partie est remorquée et amarrée à couple de La Léone. Le marché est conclu et le matériel de pêche transbordé dans la demi-barge.
La Léone est mise à terre quai Malakoff et, comme c’est souvent le cas, l’importance des travaux dépasse largement les prévisions : plus de la moitié des tôles du bordé sont à remplacer au niveau des œuvres vives. La tâche est confiée au chantier de l’Esclain, lequel va entreprendre un sablage complet de la coque avant de renforcer la structure et de changer les tôles défectueuses. Heureusement, la vocation de l’association et le bien-fondé de sa démarche s’affirment davantage chaque année : camps de vacances, centres aérés, troupes théâtrales et groupes musicaux se succèdent à bord du Ville de Nantes.
Seule jusqu’à présent à assumer financièrement son fonctionnement, l’association dépose une demande de subventions auprès des collectivités locales. Le Département, la Région, ainsi que la ville de Nantes acceptent d’aider à la restauration du vieux chaland. Quelques particuliers et entreprises privées participent sous forme de dons à l’équipement du bateau. En septembre 1992, La Léone dont la coque est entièrement restaurée reprend contact avec l’élément liquide.
Regréer
Sur une vieille unité datant de 1883, Jean-Louis récupère une embase métallique constituée de deux flasques les meules qui, fixée sur le pont, maintient le pied de mât par l’intermédiaire d’un axe autour duquel celui-ci pivote lorsqu’il faut le lever ou l’abattre. Des cadènes en acier forgé sont fabriquées à l’identique afin de haubaner le mât de treize mètres réalisé à partir d’un poteau fourni par EDF. Ces cadènes fixées en abord ont la particularité d’être positionnées suivant le système classique utilisé par les mariniers, à savoir dans l’axe du mât. Ainsi, les haubans demeurent-ils tendus durant la manœuvre d’abattage ou de relevage. Deux autres haubans — largables, ceux-là — sont prévus de chaque bord, légèrement en arrière des premiers, afin d’assurer la bonne tenue du mât. Ceux-ci sont repris dans des anneaux métalliques soudés sur les passavants et munis de ridoirs à vis. Ces haubans étaient couramment employés par les mariniers, qui les déplaçaient à volonté pour la marche à la voile, ou encore lorsque le mât était utilisé comme mât de charge.
La vergue de dix mètres, débitée cette fois dans un poteau dû à la générosité des P&T, sera hissée comme il convient à l’aide d’un treuil fixé devant la timonerie. Le treuil principal, situé à l’avant et utilisé pour les mouillages ou la manœuvre du mât, n’a plus été employé depuis longtemps et devra faire l’objet d’une sérieuse restauration.
La confection de la voile est confiée aux mains expertes de François Ayrault, spécialiste de l’histoire des voiles de Loire. Pour ce faire, il sera pris modèle sur un plan publié dans l’ouvrage déjà cité consacré à la batellerie bretonne. Mesurant près de dix mètres de large pour une hauteur de quinze mètres, la voile est plus haute que le mât afin de « prendre du gonfle » sous l’action du vent. A noter que sur les chalands à traction animale circulant sur le canal, une voile plus petite, large de six mètres pour une hauteur de huit à neuf mètres, était utilisée au portant pour soulager l’effort du cheval.
Enfin, la mise à l’eau définitive de La Léone a lieu le 5 juin 1993 et donne lieu à une sympathique fête en présence du Ville de Nantes et des anciens équipages. L’année suivante, les panneaux de cale en bois sont remplacés par des tôles soudées afin de constituer un pont parfaitement dégagé. Reste alors à faire les essais de navigation.
Un chaland à la voile
C’est le 25 mai dernier que La Léone a renavigué à la voile, après avoir abandonné ce mode de propulsion durant plus d’un demi-siècle. Un équipage qualifié a été recruté pour la circonstance : Roland le pilote, François Ayrault, Philippe Boisdron et bien sûr Jean-Louis Douaud, auxquels se sont joints les anciens, Claude Rabet et Marcel Branchereau. L’Erdre, si fréquemment empruntée à la voile par, les chalands nantais de la grande époque de la batellerie, a été choisie pour ces premiers essais.
La drisse, qui servira à envoyer la vergue, est passée dans le réa en tête de mât puis tournée sur le treuil arrière. Les cadènes, articulées sur les passavants, se redressent et tendent les haubans tandis que le mât s’élève sous l’action du treuil de l’avant. Son pied pivote sur l’axe fixé entre les meules. La voile est enverguée par l’intermédiaire de garcettes (veurdons) transfilées dans la ralingue, puis repliée le long de la vergue qui a été disposée transversalement en pied de mât. La Léone est orientée au vent arrière, écoutes et bras (marnes) ont été préparés et lovés à plat-pont. La partie relevable du safran est descendue et la barre franche mise à poste.
A hisser ! Jean-Louis est au treuil, la vergue s’élève, maintenue au contact du mât par son collier de racage. Sur ce dernier est fixée une poulie à l’intérieur de laquelle passe la gueurde, c’est-à-dire le garant du palan de cargue constitué avec une seconde poulie saisie sur la bordure inférieure de la voile. Il suffit de peser sur la gueurde pour relever la partie basse de la toile afin de lui donner du « gonfle » ou simplement élargir le champ de vision du barreur.
La voile prend le vent, les écoutes sont bordées et les marnes tournées sur les énormes taquets arrière. Roland a coupé le moteur, jusqu’alors seulement débrayé par mesure de sécurité; c’est le silence et chacun retient son souffle. Un coup d’œil sur l’arrière permet de constater que le chaland creuse bien son sillage; sous le seul effet du vent et des cent cinquante mètres carrés de la voile, La Léone glisse doucement sur les eaux calmes. Les regards en disent long… ça marche !
Chacun, le nez en l’air, apprécie les premiers instants de cette équipée sous les yeux ébahis des promeneurs, dont la plupart, à coup sûr, n’ont pas conscience de l’importance historique de cette expérience. Voilà bien un demi-siècle qu’un bateau de charge de ce type n’a pas remonté l’Erdre à la voile. Un sentiment mêlé de surprise et de satisfaction s’est emparé de l’équipage. « On va arroser ça ! » s’exclame Marcel, et le geste suivant la parole, le bouchon de la bouteille de muscadet a sauté sans autre forme de procès. Pour la circonstance, Philippe-André Bena, l’ami fidèle, a sorti l’accordéon. Que faire d’autre que chanter lorsque le bateau marche tout seul et que l’on se sent bien ?
Un premier méandre de la rivière est négocié avec succès; désormais le vent arrive de trois-quarts arrière. Philippe grée un espar (le boîta) sur le point d’écoute pour tendre celui-ci vers le bas. Deux boulines frappées sur les cosses de la ralingue de chute sont tournées sur le taquet avant; boîta et boulines, disposés sur le bord au vent, permettent d’écarter au maximum le plan de voilure. Quelques réglages sont effectués sur les marnes afin de brasser la vergue, et La Léone repart de plus belle. Le temps a passé, trop vite, déjà la rivière se resserre, on approche de l’entrée du canal de Nantes à Brest et de l’écluse de Quiheix. Il faut amener. Les boulines sont larguées et le boîta rentré, tandis que la vergue est amenée à l’aide du treuil et disposée sur le pont dans l’axe du bateau. Roland relance le moteur et l’on ferle rapidement la voile à l’aide des veurdons. C’est fini pour aujourd’hui, mais la satisfaction fait plaisir à voir et Jean-Louis se propose de recommencer dès le lendemain.