À Brest, un quai honore la mémoire de Louis Malbert (1881-1949), commandant du remorqueur de haute mer Iroise, dont les exploits ont inspiré à Roger Vercel (1894-1957) un roman publié en 1935. Quatre ans plus tard, Jean Grémillon (1901-1959) adaptait Remorques au cinéma. Le tournage, commencé à Brest en juillet 1939, interrompu par la déclaration de guerre, fut achevé dans les studios de Billancourt sous l’Occupation, en septembre 1941.
Ce film culte vient d’être restauré pour la première fois en 4K grâce à la société Carlotta. Le revoir aujourd’hui peut nous faire tomber dans la nostalgie du Brest d’avant-guerre, dont de nombreux « décors naturels » – le quai Malbert, l’escalier monumental du cours Dajot, la plage du Petit-Minou – constituent les étapes d’une belle balade, entre cinéma et patrimoine.
L’intrigue s’apparente à un mélodrame. André Laurent (Jean Gabin), est tiraillé entre deux femmes : son épouse Yvonne (Madeleine Renaud) et Catherine (Michèle Morgan), la femme du commandant du Mirva, un cargo auquel il est allé porter assistance avec son remorqueur, le Cyclone. Le mari, la femme et la maîtresse : le film échappe au vaudeville grâce au superbe noir et blanc, presque surréaliste, du chef opérateur Armand Thirard et à la poésie des dialogues de Jacques Prévert.
Il y a quelque chose du cinéma de Jean Cocteau, et donc d’une descente aux enfers, quand un motard vient, de nuit, appeler le commandant pour un sauvetage. Les deux semaines du tournage à Brest, pendant lesquelles l’idylle entre Gabin et Morgan ne fut pas que cinématographique, donnent également au film une étonnante vérité ethnographique : une aussière file furtivement dans le chaumard d’un navire, une charrette de goémonier roule sur la plage, en arrière-plan de la promenade du couple mythique du cinéma français.
« Chaque marin a deux femmes : la sienne, et puis la mer », dit l’un des protagonistes. Le réalisme maritime et poétique du film donne à voir le déchirement d’un homme entre sa vie « terrienne », maritale et sociale, et son métier de capitaine de remorqueur, qui l’arrache aux autres. Celui-ci a finalement raison de sa passion pour Catherine, tandis qu’Yvonne agonise.
Parlant des films « bretons » de Jean Grémillon, le philosophe Gilles Deleuze écrit que « la limite de la terre et des eaux devient le lieu d’un drame où s’affrontent les attaches terrestres d’une part, et d’autre part les amarres, les remorques, les cordes mobiles et libres ». Le cinéma est une source majeure d’inspiration pour penser la relation des hommes et des femmes à l’horizon marin, dans ses joies et ses douleurs intimes.

Vincent Guigueno

Publié dans Le Chasse-Marée 339 – Juin-Juillet