Peu après la Grande Guerre, Joseph et Lucie Barbary, nos grands-parents, de Chemillé dans le Maine-et-Loire, ont décidé de faire construire une villa à Tharon-Plage sur la commune de Saint-Michel-Chef-Chef en Loire-Inférieure (actuelle Loire-Atlantique). Le grand air marin ne pouvait être que bénéfique à la santé, notamment celle de leurs cinq enfants, estimaient-ils. Leur maison, sans eau courante ni électricité, était alors dans les dunes. Les vacances ici confinaient au rêve, d’autant qu’un canot à misaine fut rapidement acquis, l’Amélie.

L’envie d’un bateau plus moderne et plus performant se faisant bientôt jour, Joseph envisagea un temps faire l’acquisition d’un Requin, mais le nouveau bateau se devait d’être simple à manœuvrer, marin, et également adapté à l’échouage en rade foraine… ce qui n’est pas le cas du plan du Finlandais Gunnar L. Stenbäck. Après quelques recherches, le choix se portera finalement sur le plan « standard » no B 237 de l’architecte naval Henri Dervin, un sharpie de 5,10 mètres de long (2 mètres de large, 0,60 mètre de tirant d’eau) conçu dans l’optique de faire naître une série – un lecteur connaîtrait-il, d’ailleurs, un autre voilier construit sur ces plans ?
La construction fut confiée au chantier Berthaud de Trentemoult, en face de Nantes. La structure est façonnée en chêne, le bordé – vernis – en acajou de Cuba récupéré sur un grand voilier en fin de vie, le pont est en pin entoilé et les espars en spruce.
Notre père et notre oncle Albert se chargèrent de fondre du plomb pour créer le saumon de 225 kilogrammes, utilisant notamment pour ce faire le contrepoids d’un lustre monumental appartenant à la famille ! Côté gréement, un plan de voilure bermudien en 7/8 fut préféré au faux houari nantais initialement prévu par l’architecte, configuration jugée moins simple à la manœuvre. Les voiles (13,80 mètres carrés de surface) furent taillées dans du coton d’Égypte par Berra, à Nantes, l’accastillage étant en fer galvanisé.

© coll. Barbary

Le bateau, baptisé par notre grand-mère Notre-Dame des Mauges – elle et son mari étaient originaires de cette région – fut mis à l’eau à Trentemoult au début de l’été 1939, descendant la Loire dans la foulée pour rejoindre Tharon.
Dès la première saison, les excursions s’enchaînèrent vers La Baule, avec échouage sur la plage des Dames, devant l’hôtel Hermitage, puis retour par les Evens, Bagueneau, la Pierre Percée. Noirmoutier était aussi au programme, comme Saint-Nazaire, destination incontournable du début de saison, où nous nous approvisionnions en essence détaxée. Arrivé là-bas, on hissait sur le quai un gros bidon en fer galvanisé qu’on roulait ensuite jusqu’à la pompe où on le remplissait de « vent liquide ». Au retour, le bidon était amarré à l’arrière du cockpit, le long de l’hiloire. L’embouchure de la Loire pouvant présenter un fort mauvais clapot, voire des déferlantes, selon le coefficient et l’heure de la marée, la navigation jusqu’à Tharon était parfois sportive, même si Notre-Dame des Mauges est un bateau sûr et performant, comme l’écrit l’architecte navale Maria Humblot dans un article paru en février 1940 dans Le Yacht : « Le bateau fait remarquablement le près. Il marche aussi vite avec son moteur hors-bord et a effectué, en une heure et demie, le parcours de Tharon-Plage au Pouliguen. À la voile, il est revenu du Pilier par grosse brise de Nord-Est, bien que les pêcheurs de l’Herbaudière conseillassent de rester au port. »

Sa carrière prometteuse faillit pourtant être écourtée par la guerre : les Allemands envisageaient en effet d’y mettre le feu pour récupérer le plomb du lest. Pour le préserver, on le remonta en Loire avant de le charger sur une charrette tractée par des bœufs jusqu’à une ferme. Le conflit terminé, le sharpie regagna son mouillage de Tharon, d’où il continua à appareiller, les soixante saisons suivantes, à la conquête du plan d’eau.
Une année, il alla même jusqu’à Belle-Île, atteinte au terme de vingt-six heures de navigation… la faute à un moteur récalcitrant, obligeant à louvoyer dans une jolie brise par mer formée.
C’est d’ailleurs à la suite de cette aventure que le pont fut refait en contreplaqué marine pour retrouver une véritable étanchéité. Le retour, en revanche, se fit en exactement 10 heures à une moyenne d’un peu plus de 5 nœuds.

En 1958, mené par notre père, Henri, Notre-Dame des Mauges rejoignit Laval par la mer et les fleuves. Là, il fut confié au chantier Chaussivert qui décapa le vernis de la coque pour
le remplacer par une peinture blanche. Au printemps suivant, le sharpie regagna son mouillage d’été par la Mayenne, la Maine et la Loire… Mais c’est bien à Tharon qu’il passait habituellement la mauvaise saison. Pour l’hiverner, la première opération consistait à l’échouer à marée haute le long du petit cours d’eau qui débouche sur la plage d’Anjou, entre le Cormier et Tharon, un endroit où la mer est plus calme qu’ailleurs. Le lendemain, on transportait à dos d’homme l’armement et les espars jusqu’au lieu d’hivernage, le garage de la villa, situé à plus d’un kilomètre. Pour faire remonter la plage
au bateau, nous utilisions des planches, des rouleaux en fer et le gréement de notre chalut à perche. À l’aide de leviers, certains soulageaient la coque tandis que d’autres plaçaient planches et rouleaux sous la quille. Il s’agissait ensuite de pousser, tirer le bateau en déplaçant planches et rouleaux jusqu’à atteindre le remblai.
Là, la pente du chemin étant plus forte, on capelait un palan à quatre brins entre la bitte d’amarrage du bateau et des voitures, voire des barres à mines fichées dans le sol. Quatre heures après le début de l’opération, Notre-Dame des Mauges était « hors-plage ».
Le troisième jour, restait à parcourir le kilomètre nous séparant du garage, toujours sur des rouleaux. Là encore, cela représentait trois ou quatre heures d’efforts si l’équipe était bien rodée.

© coll. Barbary

Mais c’était un bon moment de convivialité pour toute la famille, les amis et les équipiers…
Au terme de quelques années de ce travail de forçats, l’arrivée d’un chariot fut bien accueillie, malgré la rusticité de l’équipement : notre père avait récupéré chez un ferrailleur un essieu de Renault Vivastella Grand Sport sur lequel il avait fait fixer des poutres en bois.

Au début du XXIe siècle, Notre-Dame des Mauges est passée aux mains de Paul Barbary, petit-fils de Joseph. Il a alors rejoint le golfe du Morbihan, nouveau point de départ de ses excursions. L’an dernier, le bateau faisant de l’eau, il a subi des travaux importants au chantier du Keret, l’atelier de l’association des Vieilles voiles de Rhuys, à Sarzeau.

Notre-Dame des Mauges
Travaux sur Notre-Dame des Mauges

Les deux tiers de la quille ont été remplacés, une partie des varangues a été refaite, comme certaines allonges, ainsi que les bordages de fonds. Mis à l’eau le 18 août dernier à la cale du Lindin, le jour où l’association fêtait ses quinze ans, le sharpie a ensuite navigué un mois durant, avant de retourner au chantier du Keret pour quelques finitions : travaux sur le pont, vernissage de l’hiloire, installation d’un cale-pied… Autant d’interventions qui ont aussi pour but de le remettre dans un état proche de celui de son neuvage. Désormais, tout est donc réuni pour que Notre-Dame des Mauges atteigne paisiblement ses cent ans, grâce notamment à la complicité des arrière-arrière-petits-enfants de Joseph et Lucie Barbary…
Paul et Michel Barbary