Par Bernard Vigne – Il y a dix ans, quelques amis de Collioure réussissaient à préserver une barque catalane, aussitôt suivie d’une seconde puis d’une troisième. Un tel sauvetage semblait alors tenir du prodige, tellement on était passé près de la disparition complète de la flottille ! Aujourd’hui, celle- ci ne compte pas moins d’une trentaine d’unités en état de naviguer; réparties dans tous les ports de la région. En nous contant l’histoire de la restau- ration de Notre-Dame-de-Consolation, Bernard Vigne décrit en quelque sorte le quotidien désormais « ordinaire » de l’étonnant renouveau des voiles latines sur la côte de Catalogne et du Roussillon. En Méditerranée, comme en Normandie, en Bretagne ou en Atlantique, l’objectif des associations du patrimoine maritime est désormais de reconstituer des flottilles homogènes, tout en recherchant le meilleur niveau d’authenticité dans la façon de regréer les bateaux et de les faire naviguer.

De tous les bateaux qui vont sur la mer, il n’en est pas un qui n’ait une histoire singulière. Cel­le de Notre-Dame-de-Consolation, barque ca­talane de Collioure, vaut la peine d’être contée. Michel Aloujes, dit « Cartarola », était patron- pêcheur à Collioure au début de ce siècle. Un jour de mars 1912, sur­ pris par le mauvais temps, peut-être un méchant coup de tramontane, il fait nau­frage au large de La Franqui, près de Leucate. Sa barque, Le Moïse, sombre, mais patron et équipage sont saufs.

Tremblants, mais heureux d’être encore en vie, ceux-ci s’en vont rendre grâce à Notre-Dame de Consolation, la sainte pa­tronne des pêcheurs de Collioure, en sa chapelle, sur une colline au-dessus du villa­ge. Une fois ses dévotions accomplies, Michel Aloujes se rend derrière le sanc tuai­ re, au chantier Ferrer. Là, il dit au mestre daixa : « Fes me une barque, la mes gros­ sa » (Fais-moi une barque, la plus forte).

La barque est mise en chantier et cons­ truite selon les règles de l’art en beaux bois du pays : chêne vert, pin et platane. C’est la plus grande et la dernière barque dont le chantier Ferrer entreprendra la construction à Collioure. A son lance­ ment, elle mesure 10,75 mètres de long, 3,10 mètres de large, 0,70 mètre de creux et jauge 5,37 tonneaux.

Cartarola fait alors clouer la petite croix traditionnelle sur la contre-joue d’étrave et baptise son bateau Notre-Dame-de-Conso­lation en hommage à la sainte patronne. Et cela fait du bruit dans le petit port catalan. Notre-Dame-deConsolation à côté de l’Egalité, du 14 Juillet, du Robespierre, de la Démocratie, du Valmy, du Voltaire et autres Etendard, il y a de quoi heurter la sensi­bilité, plutôt républicaine comme on le voit, de la communauté des pêcheurs col­liourencs.

Une fois les rumeurs apaisées, Alou je s grée sa barque d’une mestre et d’une bas­ tarde et l’arme au sardinal et à l’anxove, à la pêche au petit poisson bleu qui, en ces temps-là, fait la fortune de Collioure. Les barques partent le soir sur les lieux de pêche, où les hommes calent le long filet par deux fois, de prima et d’alba. Après avoir dérivé toute la nuit, elles regagnent le port au matin. En hiver, les petites bar­ques sont tirées à terre en haut de la pla­ge, à l’exception des plus grosses qui arment au bœuf, un chalut remorqué par deux bateaux. Notre-Dame-de-Consolation pêche ainsi longtemps de conserve avec Jean et Marie, une barque qui se trouve au­jourd’hui aux Drassanes, le Musée mariti­me de Barcelone.

En 1924, la barque est équipée d’un moteur Castillo de 30 chevaux et, l’année suivante, Michel Aloujes la cède à son fils Emile qui continue le métier.

De la Royale à l’Education nationale

En 1941, Notre-Dame-de-Consolation est vendue à un pêcheur de Sète. Les condi­tions du métier se sont profondément modifiées dans l’entre-deux-guerres en Catalogne. La pêche au bœuf a disparu et la pêche aux filets dérivants cède peu à peu le pas devant le lamparo qui vient de faire son apparition.

Notre-Dame ne reste pas longtemps à Sète. En 1942, le gouvernement de Vichy la réquisitionne pour la mettre à la dis­ position des Chantiers de jeunesse. Elle est ainsi basée à Banyuls sous l’autorité de la Marine nationale. A la Libération, tous les biens des Chantiers de jeunesse sont attribués au ministère de l’Education nationale. Mais les services de l’Inspec­tion académique des Pyrénées-Orientales, qui ont sans doute alors d’autres soucis, laissent la barque à l’abandon sur une pla­ge de Port-Vendres.

Laurent Ferrer, le mestre d’aixa qui construisit Notre-Dame-de-Consolation. © coll Aloujes

Remarquée par un pêcheur, elle lui est vendue au terme d’un étrange contrat. Le nouveau propriétaire prend en effet l’en­gagement de mettre sa barque à la dis­ position des instituteurs du département douze fois par an pour « l’instruction nau­tique » des élèves et s’engage en outre « à ravitailler par priorité les cantines scolaires avec les produits de sa pêche ».

Après cet épisode « pédagogique », la barque connaît cinq ou six propriétaires successifs et subit de nombreuses modi­fications, notamment au niveau du pavois et de l’étrave, ce qui contribue à modifier sa silhouette. Mal entretenue, elle termi­ne sa carrière à Agde où elle est désar­mée en 1985 et abandonnée à l’état de ponton devant la cathédrale.

Et c’est là, sur les quais de !’Hérault qu’elle attire l’œil averti de trois amis : René Conte, Michel Juncy et Jacques Portes. Trois Catalans d’Argelès, passion­ nés de voiles latines qui écument les fonds de ports et les canaux à la recherche d’une grande barque. Malgré les transformations qu’elle a subies, les lignes de la coque de­ meurent. Il s’agit à l’évidence d’une véri­table barque catalane de Collioure; le nom, Notre-Dame-de-Consolation, ne laisse d’ailleurs planer aucun doute.

Le propriétaire est rapidement trouvé, mais l’affaire est difficile à conclure. Le pêcheur est exigeant, nos trois Catalans s’emportent un peu, le marché échoue. « Tu comprends, au téléphone, le type nous dit quatre mille francs, et quand nous sommes arrivés chez lui c’était cinq mille. On a essayé de l’avoir au pastis, mais il était de force et nous sommes partis fâchés. » Ils ne renoncent pas pour autant et font acheter la barque par un de leurs amis qui a bien voulu se prêter à l’opération.

Dans l’entre-deux-guerres, l’importante flottille des barques de Collioure est progressivement motorisée, et certaines habitudes s’en trouveront changées Par exemple, les barques seront désormais tirées à terre par l’avant. © coll Bernard Vigne

 

Au printemps 1992, malgré quelques moments de doute dus à l’importance des travaux et à quelques mauvaises surprises, la restauration touche à sa fin. La récompense est là, une carène superbe qu’on imagine déjà taillant la mer de sa fine étrave… © coll Bernard Vigne

Une restauration mouvementée

Nous sommes en 1987 et pour cinq mille francs, voilà nos trois amateurs de voiles latines propriétaires d’une belle co­que… à restaurer entièrement. Le temps de faire un saut au rassemblement de Dou­arnenez 88, et ils se mettent au travail. Avant tout, ils fixent deux quilles d’échou­age : la barque est vieille et il faut d’abord tenter de la raidir, l’empêcher de se dé­ former dans le jardin de René où elle est sûrement immobilisée pour un bon mo­ment.

Commence alors le désossage et nos amis mesurent bientôt « l’étendue du dé­sastre », comme dit René. Pont défoncé, barrots pourris, varangues brisées, étrave à changer, étambot fendu, jambettes et pavois à refaire entièrement, bordés dou­teux… Il faut quasiment tout reprendre. Devant l’ampleur de la tâche, le doute les saisit. Combien de temps, combien d’ar­gent faudra-t-il pour venir à bout d’un tel chantier ? C’est l’annonce du concours « Bateaux des côtes de Franc e » qui leur donne le courage de se lancer. L e bateau e st rapidement inscrit , les délais sont con­ nus. On sait ce qu’il reste à faire. Tout !

Pour que les travaux avancent, René, ébéniste et agent de l’Education nationa­le, prend un congé sans solde de trois mois et démarre véritablement le chan­tier. D’abord, les varangues : il faut en changer une quinzaine. L’étrave est re­ dessinée et entièrement refaite, l’étambot est repris, la barque retrouve sa silhouet­te. Ensuite, René change la cinta (la préceinte), remplace tous les barrots de pont, installe les esclapes, borde le pont et fixe de nouvelles jambettes.

Alors qu’ils achèvent de clore le pont, Michel avise le banc du mât et, à tout ha­sard, fait un petit sondage avec un ciseau à bois… Lame et manche, tout passe au travers; le banc est pourri et cède carré­ ment sous le poids de René, qui, incré­dule, veut l’éprouver. « Là, tu vois, on a craqué, on a failli tout abandonner. »

Pour remonter le moral des hommes, une épouse brûle un cierge dans la cha­pelle de Notre-Dame de Consolation et en rapporte un buis bénit, qui est aussi­ tôt placé contre l’étrave afin que la sainte patronne continue de veiller sur la barque. Les Catalans sont gens têtus et vaillants. Passé le découragement, le pont est dé­ cloué pour ajuster un nouveau banc, puis les bordés de pont sont remis en place.

« Et après, poc a poc jusqu’à Brest on a travaillé les dimanches et les congés pour finir le bateau. On a tout délaissé : nos barques, la pêche, les champi gnons, nos femmes même. On s’est arrêté un moment pour faire les vendanges, mais c’e t to ut. Arrivés à Brest, la peint ure du pont n’était pas encore sèche, elle est partie sous les semelles des amis qui sont venus valser sur le bateau. »

Toute cette restauration est parsemée d’aventures qui, aujourd’hui, font rire :  »Nous avions commandé une hélice chez un fondeur, adaptée au moteur, au bateau et tout, on l’installe, on embraye et voilà le bateau qui recule. Nous avons fait tous les essais en marche arrière ! Pour finir en beauté, au dernier moment, le transpor­teur nous abandonne. On a récupéré en vitesse l’antenne et le gréement du Victor Hugo, et on les a posés sur Notre-Dame-de­ Consolation. On a quand même trouvé le temps de placer une centaine de bouteilles de Côtes du Roussillon et quelques bouteilles de muscat au fond de la cale. »

Quelle galère ! Mais quelle récompen­se ! Notre-Dame-de-Consolation dans le bas­ sin méditerranéen du port de commerce de Brest et dans la ria du Port-Rhu par­ mi les Catalans, les gavaxas, les Languedo­ciens, les Provençaux, les Galiciens et les Italiens. La grande mestre a pu être hissée en baie de Douarnenez et chacun a pu ap­précier la finesse de la coque et la pureté de ses lignes. Construite avant la motori­sation et restaurée de façon exemplaire, Notre-Dame-de-Consolation est sans doute la plus élégante de toutes les barques cata­lanes subsistant à l’heure actuelle.

Aujourd’hui, dans le port d’Argelès, elle se balance doucement. Elle vient d’être classée monument historique. Malgré son grand âge, c’est maintenant une barque très sûre et très solide.

Retour à Argelès

Octobre 1993, l’automne est maussade, du marin toujours du marin, de la pluie, un vrai temps breton ! Sur Notre-Dame-de­ Consolation, on discute peinture. La carène a été peinte en bleu ce printemps. Com­ me je regrette la couleur brune qui parait la barque à Brest, on me rétorque : « Les couleurs sombres, ça va en Bretagne, mais ici, entre le soleil et la tramontane, ta pein­ture foncée elle ne tient pas deux mois ! De toute façon, pour la peinture nous n’avons pas pu nous mettre d’accord, alors ce n’est pas encore ça. D’ailleurs, ici, les pêcheurs n’accordaient pas tant d’importance à ce sujet. Ils n’étaient pas assez riches pour cela; comme dit la Chanson de la ramendayre :  »Jo nom vull casar ab un marinero perqué no ganya pan » (Je ne veux pas me marier avec un pêcheur, parce qu’il ne gagne pas de pain). Alors, si le patron avait un parent qui travaillait aux chemins de fer, la barque était peinte cou­ leur wagon. Il n’y avait pas de petites éco­nomies et bien souvent les volets de la maison étaient de la même couleur que la barque. »

S’ils ne s’entendent pas sur le choix de la couleur, nos trois amis partagent en re­vanche une foule de souvenirs attachés à leur barque, qu’ils évoquent volontiers devant une bouteille de vieux Banyuls. « Au retour de Brest, se souviennent-ils, nous nous sommes retrouvés au creux de la vague, complètement vidés, comme si nous n’avions plus de but, il nous man­quait quelque chose. Et puis il a bien fal­lu s’occuper de tout ce que nous avions négligé, la maison, le jardin, vivre un peu avec les nôtres. Pendant quelques mois, nous ne nous sommes guère occupés de Notre-Dame. Nous avons juste changé le moteur et passé un coup de peinture. » Et puis les choses ont redémarré.

Cet été, la barque est sortie souvent, vers Collioure, Canet, Cerbère, Cadaquès, pour participer à différents rassemble­ments. Autant d’occasions de régler le gréement.

Notre-Dame-de-Consolation au premier plan de la flottille des barques catalanes et des voiles latines dans le deuxième bassin pendant les fêtes de Brest 92. © André Linard

A la redécouverte de la voile latine

« Lorsque nous sommes arrivés à Brest, nous n’avions encore jamais hissé la voi­le, et nous étions un peu inquiets. Com­ ment le bateau allait-il se comporter ? Nous avions fait tailler une grande voile de 75 mètres carrés, mais nous n’avons pas osé la mettre à Brest. Et comme le car et le penno du Victor Hugo ne nous pa­raissaient pas assez costauds pour tenir la toile dans la brise, nous nous sommes contentés de gréer une bastardo. »

L’immense mestre cousue à laizes fines dans un tissu synthétique de couleur écrue a été taillée pour la régate. Sur la côte, il y a maintenant une vingtaine de grandes catalanes et les occasions de se mesurer ne manquent pas. Il faut en découdre pour savoir qui verra le cul de l’autre ! « C’est pour cela, explique Jacques, que nous avons vu grand. Nous avons voulu aussi une voile qui ne fasse pas trop le sac : au niveau du car, l’envergure est qua­siment droite; ça c’est pour le plus près, c’est dans les bords de près que l’on voit la différence. » Cela fait un bout de temps que nos trois amis naviguent à la voile la­ tine, René sur la Bepa, Michel sur Valde­ mosa III et Jacques sur l’Isabel. Ils en connaissent donc un rayon et ils ont mis tout leur savoir dans le gréement de Notre-Dame-de-Consolation.

 »Le mât, nous l’avons prévu assez grand pour pouvoir tomber (gambiller, tréloucher) facilement sans avoir à faire descendre un homme dans le trou à l’avant du bateau. C’est une manœuvre délicate qu’il faut conduire rapidement, sinon tu te retrouves au diable ! Pour trouver l’inclinaison du mât, nous avons examiné une quantité de cartes postales à la loupe. Il faut que l’aplomb de la tête du mât tombe au mi­ lieu du pont entre l’étambrai et le capillo. La quête du mât, ça compte pour tomber, et aussi quand tu navigues à la bruta, car la voile porte moins sur l’arbre.

Au plus près, bâbord amure, à la bruta. L’écoute est bien bordée, le car est à un mètre du capian, la voile porte à peine sur le mât. Pour le virement à la bruta (en haut à gauche) un équipier borde le davant, un autre laisse filer l’orse. Le bateau serre le vent et vient à orse. (En bas) La barre a été poussée et l’on a saisi la ralingue de bordure pour faire porter à contre. (En bas à droite) Le bateau commence à prendre le vent sur tribord.© H. Jordan

« Après cela, on passe à des réglages plus fins. Une fois que tu as estrinché (en­ vergué) la voile sur l’antenne, il faut saisir cette dernière et fixer le point de la dris­se. Théoriquement, il se situe aux deux cinquièmes de l’antenne sur l’avant. Après, tu envoies et tu règles ta voile aux diffé­rentes allures avec le davant, l’orsa, l’oste, et l’escota. Pour la manœuvre, il faut au moins trois hommes. Autrefois, quand ils par­taient en pêche, ils étaient cinq à bord.

« La manœuvre de la mestre demande un peu d’expérience, c’est une voile qui très rapidement développe une grande puis­sance. Tous ceux qui ont bordé l’escota dans la brise savent ce qu’il en est, d’ail­ leurs, le plus souvent on évite de toucher l’escota et on préfère orienter la voile avec le davant et l’orsa.

« Pour virer vent debout de la bona à la bruta, ça ne pose pas trop de problèmes. On serre le vent après avoir pris un peu de vitesse et on pousse la barre sous le vent. Quand la voile est dans le lit du vent, on aide en faisant porter l’avant de la voi­le à contre, en tirant sur la bordure au ni­ veau du mât. Le devant de la voile joue alors le rôle d’un foc. Mais pour virer de la bruta à la bona, c’est plus difficile. A la bruta, on a du mal à ramener le car contre le capillo, et la voile qui porte sur le mât a plus de difficultés à passer le lit du vent. Et per lo cop, on manque à virer. Les vieux, ils viraient à la rame, quatre ou cinq coups d’aviron sous le vent et c’était fait. Seule­ ment, aujourd’hui on veut faire des ré­gates. C’est un peu pour cela que nous avons fait tailler une voile assez plate. »

Aux allures portantes les sensations sont plus fortes. A la bona, avec l’antenne horizontale, la voile fait le ballon et sou­lage le bateau. « Mais il faut faire attention, dit Jacques, un jour j’ai vu un mât se sou­lever. » A la bruta, l’antenne qui porte sur le mât fatigue beaucoup, en général, c’est comme ça qu’on la casse.

Nous abordons ensuite la question du lest. Quand les anciens partaient à la pêche, ils avaient les cinq cents kilos du sardinal dans la cale, et bien plus au retour avec le poisson et les filets trempés. « Sur Notre-Dame-de-Consolation, nous avons en­viron six cents kilos de galets en sacs et nous les déplaçons pour essayer de trou­ ver l’assiette idéale, au pied du mât, un peu vers l’arrière. Quand on voit que le bateau se traîne, on escampe un sac ou deux par-dessus bord. La place des équi­piers joue également un rôle important dans l’assiette du bateau. Il suffit parfois d’envoyer un homme ou deux à l’avant pour gagner quelques degrés au vent. »

Tous ces réglages sont longs et minu­tieux, ils s’affinent à chaque sortie et font l’objet de maints commentaires au retour, le soir sur le ponton. Car, si le gréement latin est à présent redevenu familier pour nombre de pratiquants, ceux-là sont en­core loin d’en connaître toutes les fi­nesses. Autrefois, les barques allaient à la mer huit mois dans l’année au moins, elles partaient de la plage à la voile, les équipages manœuvraient sans arrêt pour se rendre sur les lieux de pêche, ils avaient une connaissance de la mer et de la manœuvre que nous avons peine à imaginer. La voile latine a donc encore beaucoup à nous apprendre.

Mais, pour l’heure, la saison 1994 se ter­ mine. La mairie d’Argelès a mis à la dis­ position de nos amis une immense cave viticole désaffectée. Notre-Dame y a pris place entre deux majestueuses rangées de foudres. C’est là qu’elle passera l’hiver, bi­chonnée amoureusement, repeinte à neuf, avant de reprendre la mer au printemps.

Les projets ne manquent pas : Canet, Cerbère, Cadaquès, une estirada à Sète pour voir les copains et se mesurer aux sétoises, peut-être Stintino ? « Cette barque, il nous faut la mener à Stintino, en Sar­ daigne. Tu sais qu’on y parle le catalan ? Chaque été en août, il y a une grande fête et des régates dans la baie, ils ont des gozzos, des léoudos et ils savent les fai­re marcher. » Notre-Dame-de-Consolation à Stintino, c’est leur rêve à tous trois. La Méditerranée n’est pas toujours une mer de rêve, mais c’est une mer qui fait tou­jours rêver.

Le printemps des Catalanes

© Hervé Robert et Michel Thersiquel

De Cerbère au Grau-du-Roi, du Porthos au Bir Hakeim, en passant par Santa Espina, Ufa­ na, Victor-Hugo, Notre-Dame-de-Consolation, Saint-Piem, Anais, Cette, Saint-Elme, Abbé Gré­goire, Espérance et Mont-Saint-Clair, il y a au­jourd’hui une trentaine de barques catalanes qui tracent leur sillage dans le golfe du Lion et parfois même un peu plus loin, C’est le printemps des catalanes, Les associations qui possèdent une barque ou qui regroupent plu­ sieurs propriétaires ont fleuri en Languedoc et en Roussillon, Et c’est justice, Venue de Catalogne et construite à l’origine à Banyuls et à Collioure, la grande catalane (le sardina a investi tous les ports du littoral méditerranéen, Agde, Sète, Palavas et même Marseille. Recopiées par les charpentiers, ses formes ont donné naissance à une nombreuse famille. Utilisée pendant très longtemps pour la pêche au poisson bleu (anchois, sardine, maquereau et thon), elle conserve, dans le souvenir des pêcheurs, l’image d’un bateau sûr, marin et rapide, d’un bateau qui « pêche bien ».

D’ailleurs, après la guerre, lorsqu’il a fallu reconstruire la flotte de pêche, les chantiers, à la demande des pêcheurs, ont entrepris de construire des catalanes. A Sète, au chantier Camarotta, en 1946, on les construisait deux par deux pour aller plus vite. C’est ce qui ex­ plique l’importance de la flottille. Il existe en­core aujourd’hui des barques catalanes qui tra­ vaillent à la pêche. Et le mouvement de restauration lancé par les Catalans de Col­lioure a vite fait boule de neige. La catalane est, si on peut dire, un bateau relativement simple à restaurer : la documentation est très riche – cartes postales, brochures, articles (voir Le Chasse-Marée n°10) -, les vieux pê­cheurs sont toujours ravis de partager leurs connaissances, et les équipages actuels n’hé­sitent pas à se donner des tuyaux autour d’une bouteille de muscat et d’une brasucade. En outre, le gréement est relativement rustique : un poteau téléphonique en guise de mât, une antenne tirée de jeunes pins bien droits, une voile, cent cinquante mètres de bout, quatre poulies et .. , beaucoup d’huile de coude !

A ce jour, chaque port abrite une associa­tion qui bichonne une ou plusieurs barques et qui les fait naviguer. La Santa Espina s’échappe parfois vers Porquerolles, Anais, de Sète, a promené son capion du côté d’Alican­te, les sétoises sont allées à La Ciotat au prin­temps dernier. Ce n’est pas un hasard s’il y avait une dizaine de catalanes dans le port de Brest en juillet 92, la Mary Flore a même fait le voyage par le Canal du Midi et la mer. Chaque année, les barques se rencontrent à Palavas ou à Cadaquès lors des rassemble­ments de bateaux traditionnels. En 1991, toutes les barques se sont retrouvées à Sète pour le Défi des catalanes, disputé lors du très sérieux Défi des ports de pêche. Les occa­sions ne manquent pas pour en découdre. L’hiver, les barques sont tirées à terre ou désarmées dans les ports. On en profite pour faire les petites réparations. Au début du printemps, c’est l’espam, age, on gratte le cascal, on refait les peintures pour la saison. Parfois, en été, à la veille d’un rassemblement, on tire encore à terre pour enlever l’herbe et passer une couche supplémentaire de sous-marine. Si on peut gagner un nœud ou deux, c’est toujours ça.

© Hervé Robert et Michel Thersiquel

Sur l’eau, c’est la confrontation. Il y a les vieilles barques – Saint-Pierre construit à Sète en 1909 au chantier Aversa, Santa Espina ori­ginaire de Banyuls, Notre-Dame-de-Consolation, de Collioure – qui sont « rasières » sur l’eau et dont les lignes d’eau sont très fines. Il y a les sétoises – comme Cette et Espérance, de chez Stento – aux formes plus hautes, à l’arrière fermé. Il y a Anais, construite à Valras avec une tonture plus prononcée. Et Saint-Elme, la seule barque catalane qui batte pavillon bri­ tannique. On en voit aussi de plus petites de huit mètres, comme Ufana de Collioure, ou Mont-Saint-Clair de Sète, construit en 1940 chez Aversa.

Cette grande famille de barques restaurées offre un panorama assez complet de ce qu’a pu être autrefois la flottille des catalanes. Et s’il ne reste plus guère de restaurations à en­treprendre, il y a par contre encore beaucoup à faire pour maîtriser la manœuvre et retrou­ver tout l’environnement culturel des cata­lanes, la pêche, la vie à bord, le vocabulaire, la vie des chantiers. Voilà une besogne pas­sionnante à entreprendre pour les années qui viennent.

 

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