Du 5 au 12 mai 2022, le festival international Jean Rouch a fait escale au musée du quai Branly-Jacques Chirac, avec dans sa programmation deux beaux court-métrages « portuaires », l’un consacré à un chantier de démolition navale près de Rangoon (Kaung Swan Thar, Dala Boatbreakers, « Les ferrailleurs de Dala », 12 minutes, 2021), le second, You won’t automate me (« Tu ne m’automatiseras pas », 20 minutes, 2021), consacré au travail d’un groupe de cinq accoreurs, ou lashers, dockers spécialisés dans l’amarrage de la cargaison, du port de Rotterdam. Ce film a été réalisé par Katarina Jabzec, une plasticienne slovène installée aux Pays-Bas depuis 2015. Ce n’est évidemment pas un reportage sur ce métier méconnu et dangereux, mais une étonnante œuvre d’ethnographie visuelle dans un sublime paysage industriel portuaire.
Les lashers montent à bord des bateaux où ils sécurisent les conteneurs à l’aide de lourdes barres de fer et de ridoirs. Comment témoigner de ce métier pénible, mortel même, puisque l’un des protagonistes se souvient de la mort récente de son collègue Yoshi, dont il a tatoué le nom sur ses épaules ? La parole de ces hommes est rare et ce sont leurs corps qui racontent un travail archaïque, au sens étymologique du terme, l’accorage étant aussi ancien que le commerce maritime. Les machines semblent avoir remplacé les hommes, dans un ballet incessant de portiques et de chariots cavaliers. Ils sont pourtant bien là. Dans cet environnement hostile, la sécurité passe par une gestuelle précise, souple, que la cinéaste capte d’une manière originale. Travaillant avec la chorégraphe Angeliki Diakrousi, elle met en scène le corps des lashers sur un ring de boxe, dans une salle de repos, ou dans les dunes de la zone portuaire de Rotterdam. Ils semblent se préparer comme des sportifs pratiquant un art martial inconnu, dont dépend leur survie à bord des navires. Montées en parallèle avec des scènes de travail « réelles », ces séquences sont accompagnées d’une mystérieuse voix prophétique, dont on découvre qu’elle est celle d’un homme solitaire, qui nettoie les conteneurs au jet d’eau. Sans lui, sans eux, les machines ne fonctionneraient pas longtemps.
En 2015, le film Dead Slow Ahead (« En avant lentement »), du réalisateur espagnol Mauro Herce, nous avait entraînés à bord d’un cargo, le Fair Lady, sur lequel les marins étaient presque invisibles, dominés par la taille et la puissance du navire. You won’t automate me constitue le volet portuaire d’un questionnement sur la place fragile des hommes dans les espaces techniques et maritimes de la globalisation.
Le site de la réalisatrice Katarina Jabzec : <katarinajazbec.com>