Lutte des crasses
« Lequéré a compris depuis longtemps que tout n’est qu’un marché de dupes. Les armateurs, la pêche, les naufrages, les enchères, la morue, tout ce commerce autour du labeur harassant des pêcheurs, que personne, pourtant, ne considère. » À Islande ! est la version « lutte des classes » de la grande pêche, dans laquelle Ian Manook n’oublie personne : les politiques qui légifèrent sur le nombre de boujarons à fournir aux hommes du bord pour « faire de l’alcool à bord la carotte et le bâton du capitaine », les armateurs quasi esclavagistes qui n’ont pour seul horizon que le profit, les capitaines complices qui maintiennent leurs hommes au travail jusqu’à l’épuisement dans une « misère répugnante » et des « taudis puants ». Des conditions de vie épouvantables tolérées « parce qu’elles forment des équipages obéissants et aguerris pour la Marine nationale ».
La thèse politique est assénée au marteau-piqueur, histoire de bien faire sentir cette lutte des crasses. Le roman débute en 1904 à la veille de la loi de séparation de l’Église et de l’État, époque où le bon paroissien se soumet à cent soixante-six jours de jeûne annuels, rendant la consommation de morue indispensable. À travers les personnages de Marie, la jeune infirmière naïve venue de la capitale pour se constituer un patrimoine – l’exil est très bien payé – et d’une religieuse, sœur Élisabeth, qui veillait jusque-là sur les maux des pêcheurs, s’affrontent aussi deux visions des soins, santé publique contre charité chrétienne, dont on ne sait pas laquelle il faut préférer.
L’une et l’autre échoueront en tout cas à sauver Kerano, l’instituteur fourvoyé sur les bancs, ami de Lequéré, pêcheur confirmé et syndicaliste avant l’heure. On ne s’étonnera pas que dans ce roman noir les histoires d’amour finissent mal. Les paysages, eux, sont sublimes, bien qu’inquiétants, traversés de rares sérénités. La mer est souvent furieuse, mais la terre aussi enrage, jusqu’à l’éruption, dans un paroxysme de colère où se noient les dernières illusions sur les « héros » du Grand Métier. N. C.
À Islande !, Ian Manook, Paulsen, 288 p., 21 €