Par Jean-René Clergeau – Au début du siècle, les gabares de Gironde naviguaient par centaines entre Bordeaux et l’estuaire, sur la Garonne et la Dordogne. Construites avec force de bois, elles étaient l’archétype du bateau de charge fluvio-maritime, l’équivalent des fameuses barges de la Tamise, des ewers de l’Elbe ou des frégates du Tage. Alors qu’on pensait le type totalement disparu, la dernière survivante de la flottille était retrouvée en 1989. L’étude sérieuse de la charpente affaiblie des «Deux Frères», mais aussi celle de son activité sur le fleuve permettent aujourd’hui de connaître un peu mieux ces bateaux. D’autant que ce sloup est en train de renaître sur les cales du Chantier Durand et qu’il va bientôt reprendre le chemin de l’eau pour restituer une part du patrimoine de la très sauvage « Rivière de Bordeaux ».
L’histoire de la restauration des Deux Frères, petite gabare de la Garonne d’une trentaine de tonneaux, dernière survivante d’une flottille qui entre les deux guerres comptait plusieurs centaines d’unités, commence le jour où deux jeunes femmes décident d’y consacrer toute leur énergie. Priscille de Lignerolles et Jacqueline Gross ont un profond respect du passé et un goût prononcé pour les belles choses. Passionnées par l’histoire, l’architecture et la musique — notamment le chant choral —, elles s’intéressent aussi naturellement au patrimoine maritime de leur région. Rien d’étonnant, car la première est fille de capitaine au long-cours, tandis que la seconde navigue sur la Luciole, un monotype d’Arcachon construit par Barrière en 1942.
En 1988, Priscille et Jacqueline viennent assister au rassemblement des voiliers traditionnels à Douarnenez. Elles s’émerveillent, piétinent dans la foule et se jurent de revenir la prochaine fois avec un bateau. Le virus est trop fort pour que les quelques parts souscrites dans l’armement du bac d’Arcachon, le Président Pierre Mallet, suffisent à les satisfaire. Elles ont aussi le sentiment que chez elles, sur la Garonne et la Gironde, et même à Bordeaux, le passé maritime est injustement négligé… « Il n’y a pas même une place ou une rue pour honorer le nom d’Antoine-Domi-nique Bordes, qui était sans doute le plus grand armateur français de son temps », s’indignent-elles.
C’est à la faveur du concours « Bateaux des côtes de France » et suite à une correspondance avec Le Chasse-Marée qu’elles retrouveront la trace des Deux Frères. Une gabare de Gironde ! C’était presque trop beau pour être vrai… Jacqueline et Priscille avaient déjà songé, bien sûr, à ce type de bateau tellement lié à l’histoire locale. Mais les très rares épaves, comme celle du Château Hunayme et du Phebus échoués près de Libourne, du Roger-Martha expatrié à Lannion, ou du jean-Georgette coulé à Saint-Capraise, étaient disloquées depuis longtemps. Nos amies pouvaient bien se révolter — et d’autres avec elles — à l’idée qu’un type de bomeur fluvio-maritime aussi représentatif de la Gironde que le sont la barge pour la Tamise, l’ewer pour l’Elbe ou la frégate pour le Tage, ait totalement disparu, rien n’y faisait : barges, ewers et frégates naviguent aujourd’hui par dizaines alors que nos belles gabares ne sont plus que souvenirs. Honte à la France !
Ainsi les Deux Frères — dont on ignorait alors qu’il fût centenaire — n’était rien moins que l’ultime chance de pouvoir étudier dans le détail, de visu, la construction, la charpente, les modes d’assemblage et les échantillonnages d’une authentique gabare de Gironde. Cette unité exceptionnelle était vraiment susceptible de stimuler la recherche sur l’histoire du bornage en Gironde et dans l’estuaire — c’était bien là l’un des buts avoués du concours. Mieux, les avis les plus optimistes laissaient espérer que la gabare pouvait encore être sauvée et naviguer à nouveau.
Remuer ciel et terre
Désarmé en Méditerranée, le bateau appartenait à l’association « Vieux gréements de Balaruc » qui, par la voix du Chasse-Marée, proposait de l’offrir à une association implantée dans son lieu d’origine et désireuse de le restaurer. Dès qu’elles prennent connaissance de cette information, en 1990, Priscille et Jacqueline sautent dans le train pour se rendre à Palavas. Là, sur le terre-plein du port, elles découvrent une gabare en piteux état, mais tellement généreuse de formes qu’elles la trouvent splendide.
La décision de sauver les Deux Frères est vite prise. Et pour concrétiser le projet, les deux amies créent l’association « La gabare de Bègles » — bientôt rebaptisée « La gabare de Gironde » — avec le concours de quelques amis et surtout le soutien de leurs frères respectifs, David et Christian. Dès lors, le plus dur reste à faire. Il faudra remuer ciel et terre pour intéresser à ce projet les partenaires qui lui sont nécessaires. Et en premier lieu la ville de Bègles, dont la municipalité, dirigée par le journaliste Noël Mammère, entreprend justement de revaloriser son passé fluvio-maritime. D’autres communes riveraines du fleuve, associées à la fête estivale « Feux de Garonne », épouseront le mouvement. Ainsi la gabare centenaire, après un long parcours routier, pourra-t-elle regagner les berges de la Garonne qui l’avaient vu naître. Elle était virtuellement sauvée.
En attendant de trouver un chantier et d’entamer les travaux de restauration, Jacqueline et Priscille vont s’efforcer de retracer la carrière de cette gabare en cherchant à rencontrer les témoins qui l’avaient connue et en se livrant à un patient travail de recherche en archives.
Elles consultent d’abord la liste des immatriculations du port de Bordeaux durant la période d’activité des Deux Frères, afin d’avoir une idée précise de la flottille des bateaux de ce type naviguant dans l’estuaire et sur la Garonne, mais aussi sur la Dordogne, l’Isle et même, pour certaines unités, sur le canal du Midi. Elles se penchent ensuite sur les statistiques d’entrées et de sorties des différents ports du fleuve, même les plus petits, ce qui leur permet de suivre, presque depuis le début du siècle, les différents mouvements de leur bateau, et de connaître les frets qu’il transportait. Enfin, elles épluchent les factures de chantiers qu’elles ont pu retrouver, afin de savoir les réparations qu’il a subies au cours de sa carrière commerciale, car certains transports — celui des graviers particulièrement —, fatiguaient les coques et obligeaient à un entretien permanent. Durant sa période d’activité professionnelle, les Deux Frères a ainsi été scrupuleusement entretenu, ce qui explique probablement son étonnante longévité.
C’est le 27 avril 1892 que cette gabare tout juste sortie des chantiers Tramasset, au Tourne, quartier périphérique de la petite ville de Langoiran, sur la Garonne, à environ vingt-cinq kilomètres en amont de Bordeaux, fut armée par Jean Bergeret pour qui elle venait d’être construite. Ce jeune homme de vingt-six ans était issu d’une famille comptant au moins trois générations de gabariers. Il habitait Portets, un petit port sis de l’autre côté de la rivière, sensiblement en face de Langoiran. On l’avait surnommé Galurin, parce qu’il préférait les chapeaux aux casquettes habituellement arborées par les gens de sa profession.
Les chantiers Tramasset, fondés en 1837, jouissaient alors, et devaient jouir jusqu’à leur fermeture, en 1987, suite à l’abandon des gabares et de la construction en bois, d’une haute réputation. C’est ainsi qu’au cours de leurs cent cinquante ans d’existence, ils allaient construire un grand nombre de bateaux de tous types et tailles, depuis le canot ou la yole jusqu’à la gabare, voire le caboteur de mer.
Sloups et courreaux de Gironde
Les Deux Frères, long de quinze mètres environ, pour trente à trente-cinq tonneaux (suivant les divers jaugeages subis au cours de sa carrière), était un dote, terme désignant ici une gabare à quille, par opposition au courreau qui est une gabare à fond plat, construite sur sole. Deux types bien différents de conception, dont chacun avait ses avantages et ses inconvénients, et ainsi ses partisans.
Le sloup était un bateau à arrière rond, plutôt ventru mais bien taillé aux extrémités, avec des formes très particulières aboutissant à des façons avant et arrière dissymétriques. A l’avant, les œuvres vives assez fines se prolongent par un brion pincé qui accroît l’efficacité du plan de dérive. En revanche, les œuvres mortes atteignent très vite la pleine largeur du maître-bau et donnent un volume impressionnant au niveau des joues. Le franc-bord est haut et l’étrave particulièrement longue. Dès le tiers avant, et vers l’arrière, les fonds s’évasent jusqu’à devenir plats avec un bouchain marqué. Ils remontent alors doucement vers un étambot court tandis que la muraille, sans perdre en largeur, descend nettement vers le couronnement.
Lorsqu’il se trouve échoué, posé horizontalement sur sa quille, le sloup pointe l’avant fort haut. Mais à flot le bateau retrouve son équilibre : le brion mince s’enfonce jusqu’à faire jouer le volume des joues, tandis que les formes plates de l’arrière lui font lever le cul… ainsi la quille se met-elle en différence. Sur les Deux Frères, le tirant d’eau au brion dépasse de cinquante centimètres celui du talon. Cette différence de tirant d’eau, typique des bateaux de Gironde — on la retrouve également sur les filadières utilisées pour la pêche — trouve peut-être sa raison d’être dans la pratique locale de l’échouage par l’arrière. En outre, cette mise en différence de la quille permettait, en cas d’échouement sur l’un des nombreux bancs de l’estuaire ou du fleuve, d’éviter et de manœuvrer plus rapidement pour se dégager.
En raison de sa quille saillant de vingt à trente centimètres sur toute la longueur de la coque, le sloup avait aussi l’avantage — par rapport au courreau dépourvu de cet appendice — de pouvoir, même lège, remonter au vent. Une précieuse qualité lorsqu’il s’agit d’embouquer les étiers perpendiculaires au fleuve, où se nichent la plupart des petits ports de l’estuaire. De plus, le sloup était considéré comme plus solide et durable que le courreau. En revanche, il était généralement un peu plus petit et, à dimensions égales, d’une capacité un peu plus faible. Enfin, dans certains cas, son tirant d’eau plus fort du fait de sa quille pouvait être un handicap. Sur la Dordogne par exemple, le sloup ne pouvait guère dépasser Castillon, dernier port où se fait encore sentir l’influence des marées.
Le courreau bénéficie par contre d’un très faible tirant d’eau. Il est en effet construit sur sole, celle-ci étant renforcée par une forte carlingue et d’épais carlingots. Mais ce type de construction présente lui aussi quelques inconvénients. Contrairement au sloup, le courreau à lège dérive tellement qu’il est pratiquement ingouvernable. Il ne peut naviguer convenablement à la voile qu’avec un enfoncement d’un bon mètre, correspondant à peu près à une demi-charge.
Ce comportement n’avait toutefois qu’une importance relative dans la mesure où, la plupart du temps, les gabariers naviguaient « au courant ». Lorsque le vent de bout ou de travers était suffisamment fort pour faire dériver le bateau, le mât était abattu afin de diminuer le fardage et l’équipage bordait de grands avirons sous le vent pour corriger la dérive. L’accès de certains étiers situés au vent posait cependant des problèmes, qui ne seront définitivement résolus qu’avec la motorisation. Pour pallier à ce défaut majeur, les courreaux privés de fret devaient parfois charger un lest plus ou moins onéreux, comme les pierres de Bourg-sur-Gironde, qui étaient ensuite très difficiles à revendre parce qu’elles étaient souvent affreusement salpêtrées.
Les Deux Frères, comme tous les sloups et courreaux de Gironde, ne possédait qu’une seule écoutille de très grande dimension fermée par des panneaux et entourée de solides hiloires. Cette ouverture donnait accès à la cale qui, délimitée par deux cloisons transversales, occupait les deux tiers du volume de la coque. Sur l’avant, une descente permettait d’accéder au poste que Pierre Sire, auteur du merveilleux Fleuve impassible (Julliard, 1980), décrivait ainsi : « La petite cabine tenait lieu à la fois de carré et de poste d’équipage. Comme sur toutes les gabares, elle était aménagée à l’avant, sous le gaillard. Il y avait là deux cadres avec leurs couvertures, une table, un banc, un fourneau à charbon de bois et une lampe à cardan fonctionnant au pétrole. » Sur l’arrière, un autre panneau ouvrait sur un petit volume de rangement qui, à l’époque de la motorisation, sera entièrement occupé par la mécanique.
Le gréement
Les gréements des sloups et des courreaux étaient identiques : grand voile à corne et grand foc endraillé sur un étai frappé à l’extrémité d’un fort bout-dehors supporté par une guibre prolongeant l’étrave. Avec ses sous-barbes, haubans et marchepieds, souvent en chaîne galvanisée, l’avant des gabares était très imposant. La grand voile à bordure libre était enverguée sur une longue corne; elle était articulée sur un nilicboiron à lanterne, enfilé sur le mât où il pouvait glisser. Mais il était toujours hissé à bloc, n’étant amené que pour les opérations d’entretien.
Pour effacer la voile, on se contentait en effet de larguer la drisse de pic; la corne alors s’abattait le long du mât, contre lequel on la serrait avec la toile à l’aide d’un hale-bas frappé à mi-corne et de trois ou quatre tours de drisse, cette dernière servant ainsi de raban. On ramenait ensuite au pied du mât le restant de la voile, après avoir largué son écoute. Quant au foc, on l’amenait le long de sa draille à l’aide d’un calebas, avant de le rabanter sur le beaupré si on le jugeait nécessaire.
Les écoutes de foc et de grand voile étaient bordées sur des rocambeaux coulissant chacun sur sa tamisaille, sorte de barre d’écoute constituée d’une pièce de bois d’une douzaine de centimètres de diamètre fixée en travers du pont et courant sur toute la largeur du bateau. Ainsi les voiles changeaient-elles d’amures automatiquement sous le seul effet de la barre, ce qui était bien commode au louvoyage. Ce dispositif permettait aux gabares d’être armées par un équipage réduit, généralement limité à deux hommes, auxquels s’ajoutait parfois un mousse ou la femme du patron qui en tenait lieu.
Le mât était très haut afin de pouvoir, en rivière, profiter des risées passant au-dessus de la végétation des rives. Lorsqu’il fallait l’abattre, au passage d’un pont ou pour réduire le fardage, cet espar basculait autour d’une grosse broche de fer, entre deux hautes et fortes jumelles emplantées sur la carlingue. Cette manœuvre très fréquente était facilitée par un treuil à engrenages porté par les jumelles; cet appareil agissait sur une sorte de palan à chaîne, que l’on appelait la mécanique. Deux hommes suffisaient largement à cette opération, d’autant qu’au relevage leurs efforts étaient limités par la présence d’un lourd contrepoids de fonte fixé au pied du mât.
En raison de leur gréement identique, les profanes pouvaient aisément confondre sloups et courreaux dont la silhouette ne se distinguait guère que par les formes arrière, les courreaux ayant un petit tableau triangulaire tandis que les sloups avaient un arrière arrondi divisé en deux par l’étambot vertical qui portait le gouvernail.
Bornage en Garonne
En dépit de son tonnage assez faible, les Deux Frères aurait très bien pu faire le cabotage de l’estuaire. Pourtant, sa carrière semble s’être surtout bornée au transport des vins entre Langoiran ou Portets jusqu’à Bordeaux à la descente, et à celui des futailles vides à la remontée. Ainsi, le service des Ponts et chaussées du port de Portets mentionne-t-il pour le seul mois de janvier 1924 quatre entrées des Deux Frères chargé de futailles, pour un total de trente et une tonnes, et cinq sorties à destination de Bordeaux qui totalisent cent vingt-huit tonnes de cargaison en vin. En dehors de la saison viticole, ce fret était remplacé par les sables, graviers et bois de chauffage. C’était une navigation sans problèmes, qui se faisait au rythme des marées, la gabare descendant vers Bordeaux avec le jusant et en remontant avec le flot.
Pour retracer cette modeste histoire, Jacqueline Gross et Priscille de Lignerolles ont d’abord entrepris des recherches à Portets, lieu de naissance de Jean Gergeret, le patron du bateau. Autrefois, cette petite ville située en face de Tourne possédait trois ports et une tour qui servait à la perception du péage. « Madame Théron, le maire de cette commune, nous a généreusement ouvert ses archives, se sou-viennent-elles. Et par chance, le nom de Jean Gergeret ne lui était pas inconnu. Elle nous a même arrangé une visite chez Agnès Petit, la petite-fille et seule descendante du patron des Deux Frères.
« Dans le petit magasin vert qu’elle tenait de sa mère — qui était une fille de notre gabarier — entourée de journaux, chaussons, espadrilles, fruits et légumes, boîtes de conserves, bonbons et autres confiseries, cette femme de soixante-dix-huit ans nous a montré la seule photo qu’elle possédât de son grand-père. Par contre, elle ne se souvenait plus très bien de la gabare. C’est alors que Madame Théron se rappela avoir une carte postale du port de Portets avec une gabare. Nous avons aussitôt examiné ce document à l’aide d’une loupe et avons eu la grande joie d’y reconnaître notre gabarier à son bord, arborant le fameux galurin qui lui avait valu son sobriquet. »
Sans doute Jean Gergeret prit-il ses Invalides en septembre 1925, alors qu’il avait atteint la soixantaine. C’est en effet à cette date que les Deux Frères changent de propriétaire. Le sloup est désormais « armé et patronné » par Jean Poujeaux — dit Aramis qui à partir de 1931 sera associé avec son fils Louis — dit Henri, ou l’Haricot. Leur fret consistera alors principalement en sables et graviers que l’on remontera de Bordeaux sur Langoiran, pour redescendre à vide.
Priscille et Jacqueline ont également rencontré l’épouse de Louis Poujeaux. « Elle ne s’occupait pas du travail de son mari, racontent-elles, mais elle voulait vraiment nous aider et elle nous a conseillé d’aller rendre visite à son beau-frère. Cet homme de quatre-vingt-onze ans habite au bord de l’estey qui sépare les deux communes du Tourne et de Langoiran et qui se jette dans la Garonne. C’est là, chez lui, devant la maison héritée de son beau-père, que les Deux Frères avait coutume de s’amarrer. Le vieil homme nous confia qu’à l’occasion il prêtait main-forte à son beau-père pour charger ou décharger la gabare pleine de graves. Il se souvenait très bien des couleurs de la coque et du mât.
« Ces témoignages nous étaient très précieux. Mais ils ne suffisaient pas. Notre grande chance est d’avoir déniché chez une sympathique marchande de journaux découverte au hasard de nos promenades dans Langoiran, trois cartes postales anciennes montrant les Deux Frères dans son estey, devant la maison d’Aramis Poujeaux… Ces photographies, associées dans nos esprits aux souvenirs des témoins que nous avions rencontrés, nous ont permis de mieux visualiser notre bateau. »
En 1931, Aramis Poujeaux décidait de motoriser la yole qui lui servait d’annexe. Cette embarcation sera dotée d’un moteur d’automobile d’une quinzaine de chevaux, acheté d’occasion. Ainsi l’annexe pouvait-elle à l’occasion jouer le rôle de remorqueur. A tout prendre, cette pratique astucieuse, adoptée par plusieurs gabariers, était semble-t-il plus fiable que la motorisation souvent « bricolée » des sloups. Sur le fleuve, on se souvient encore des vieux moteurs de camions américains, achetés au lendemain de l’Armistice, qui équipaient certaines gabares et se sont avérés pour le moins récalcitrants; il est vrai qu’ils étaient menés à coups de trique et par des mains totalement inexpertes.
A cette époque, les Deux Frères vient tout juste d’interrompre son activité professionnelle pour passer à la plaisance. Acheté en 1944 par Monsieur Puyo, un exploitant agricole de l’Ile-Cazeau, il est rebaptisé Cucaracha. C’est alors que le sloup est réquisitionné par les Allemands, qui ne savent sans doute que faire de ce voilier non motorisé. Ce handicap le sauvera peut-être, car il survit à la guerre et est acquis en 1946 par le propriétaire des Chantiers de la Gironde, Monsieur Chevalier, qui le fait immatriculer sous le nom de Lanturlu.
Bien qu’elle conserve son gréement d’origine, la gabare est alors dotée pour la première fois d’un moteur; il s’agit d’un Vandoeuvre de 26 chevaux dont l’arbre d’hélice excentré est porté par un massif latéral, faisant saillie à travers le bordé, à côté de l’étambot, une technique assez courante pour les voiliers purs dont l’étambot est trop étroit pour supporter un tube d’arbre d’hélice. Ainsi motorisé, le Lanturlu promènera la nombreuse famille de Monsieur Chevalier tant sur la Garonne et l’estuaire, que sur le bassin d’Arcachon.
Suite au décès du propriétaire, en avril 1952, le Lanturlu, dont le moteur a été enlevé, est vendu à Monsieur Phelipot qui le ramène aux Chantiers Tramasset pour une révision complète. Plusieurs bordés sont alors remplacés, ainsi qu’une partie de l’étambot. C’est à ce moment que le Lanturlu est gréé en ketch, avec deux focs amurés sur le beaupré. Il est également doté d’un moteur Renault-Couach de 40 chevaux. Armé à la plaisance, il navigue le long des côtes françaises, espagnoles et portugaises.
En 1956, l’ancienne gabare passe une fois encore dans de nouvelles mains. Elle est vendue à un retraité de La Rochelle qui élit domicile à son bord. Celui-ci lui ajoute un second moteur, dont l’arbre d’hélice également excentré fait pendant au précédent.
Certes le vieux bateau semblait alors assez fatigué, mais il n’en demeurait pas moins tout à fait apte à reprendre du service, car il avait été jusque-là très bien entretenu — ce qui ne sera plus le cas ensuite, si l’on en juge par l’état dans lequel il sera récupéré à Balaruc.
En 1967, le Lanturlu est vendu à Sylvain Barrier, qui le cède à son fils dès l’année suivante. Six ans plus tard, c’est René Perez qui l’acquiert. Avec l’aide de sa famille, ce nouveau propriétaire entreprend de refaire son aménagement, avant de le convoyer par le canal du Midi à Balaruc, près de Sète. Là, il sera vendu une nouvelle fois, en février 1989, à Monsieur Vincent, qui le cède à son tour, dès le lendemain de son acquisition à trois copropriétaires, Messieurs Descamp, Bonaventure et Guibert. Et sept mois plus tard, c’est l’association « Vieux gréements » de Balaruc qui en a la charge. Les plaisanciers sont-ils plus instables que les gabariers ? En tout cas ce bateau aura connu trois fois plus de propriétaires en quarante-trois ans de plaisance qu’en cinquante-cinq ans de labeur.
Les Deux Frères en chantier
Commencée au début de l’année 1992, la reconstruction des Deux Frères va être confiée aux chantiers Durand de Marans. René Durand, descendant d’une lignée de charpentiers de marine, profession qu’a épousée également son fils, est réputé pour l’excellente qualité de ses réalisations. Très connu pour ses bateaux de service mytilicoles, il a aussi beaucoup travaillé pour la dernière génération des architectes « classiques », les Cornu, Amiet, Sergent et autres qui appréciaient particulièrement son savoir-faire de charpentier allié à ses sérieuses connaissances du dessin et de l’architecture navale.
Cette compétence permettra une reconstitution parfaite de la gabare. A commencer par un relevé extrêmement précis de formes, de charpente et d’échantillonnages. Emprisonnée dans un quadrillage rigoureux de fils à plomb, la gabare livrera ainsi tous ses secrets, dont la mémoire sera conservée sur le papier avant que ne soit entrepris le démontage.
Quelques détails de charpente. En haut à gauche, les membrures dévoyées encastrées dans le couronnement. En dessous, les mêmes membrures ajustées dans le massif arrière. Au centre, les couples doubles et les serres attestant de la force exceptionnelle de cette charpente. En dessous, un chaumard sculpté dans la t’argue de pavois. En haut à droite, quelques beaux détails de pont : une écoutille et une claire-voie. En dessous, une vue d’ensemble du pont et du pavois ajouré.
Cette connaissance très précise d’un bateaux de charge de la fin du XIXe siècle, la qualité des plans réalisés et des documents accumulés pendant cette opération, l’expérience précieuse de la reconstruction de ce bateau par René Durand, son fils et leurs compagnons donnent tout son poids à cette entreprise, qui à l’évidence correspond parfaitement aux buts du concours « Bateaux des côtes-de-France ». « Malgré toutes les difficultés rencontrées pour travailler sur une coque aussi ancienne, reconnaît René Durand, j’ai eu un immense bonheur de constructeur, car la charpente d’un tel bateau, je n’en aurai peut-être jamais de semblable à refaire… J’ai voulu y mettre tout mon métier ! »
Les Deux Frères a une quille de fort échantillonnage dont la hauteur diminue progressivement jusqu’à l’étrave : sa section de 45 cm x 20 cm à l’arrière passe à 25 cm x 20 cm à l’avant. Les varangues de 15 cm sur le droit forment avec les allonges de fond, les genoux et les allonges des hauts, une membrure forte de 30 cm pour une maille de seulement 15 cm. L’ensemble est repris par une carlingue de 20 cm par 20 cm qui court du marsouin jusqu’au massif d’étambot, ainsi que par une serre de bouchain et une serre-bauquière en deux virures. Posée en prolongement de cette dernière, une pièce de couronnement horizontale, réalisée à la manière d’une membrure en trois épaisseurs décroisées, vient donner à l’arrière de la gabare sa forme ronde.
Dans ce couronnement viennent aussi s’encastrer les têtes de quatre membrures dévoyées sur chaque bord. Son épaisseur est telle que son parement extérieur peut également recevoir directement les trois virures de préceinte en contact. L’ensemble encore décroisé est cloué avec des carvelles et donne à l’arrière une solidité à toute épreuve. Enfin, la dernière utilité de cette belle pièce de couronnement est de permettre un meilleur clouage des abouts de bordés de fonds que la solution classiquement adoptée, où le clouage se fait sur des remplis placés entre deux membrures. A l’avant, l’immense étrave doublée par deux apôtres se prolonge par un taille-mer, sorte de guibre propre aux gabares. Trois membrures de l’avant sont dévoyées.
Comme la membrure et les pièces de charpente, l’ensemble du bordage est en chêne. La préceinte fait 70 mm d’épaisseur, le bordé d’échouage 60 mm et les autres virures 45 mm. Le bordage de pont, les plats-bords, les hiloires de cale sont réalisés avec le même souci de robustesse. Ainsi conçue, la charpente de la gabare apparaît comme extraordinairement compacte. Au regard de ses faibles élancements et de cet important volume de bois permettant des liaisons fortement décroisées, on comprend mieux qu’un tel bateau ait pu devenir centenaire, bien qu’il ait transporté des frets à pleine charge pendant quarante-cinq ans. Le plus étonnant est qu’en dépit de cette structure extrêmement massive, la gabare conserve malgré tout une véritable élégance. Sans doute le pavois ajouré à batayoles y est-il pour quelque chose.
Au cours de cette longue reconstruction l’immense hangar des chantiers Durand sera le théâtre d’une étonnante métamorphose. Le Lanturlu semble s’estomper à mesure que l’on y prélève les éléments qui le constituent, tandis qu’à deux pas de là, un autre bateau est en train de naître lorsque les pièces déposées viennent retrouver leur place sur une épine dorsale neuve, l’ensemble quille-étrave-étambot trop délabré ayant dû être remplacé. Au cours de cette étrange alchimie, les artisans iront de mauvaise surprise en mauvaise surprise, nombre de pièces qu’ils croyaient sauver devant finalement être remplacées. Mais, « quand le vin est tiré, il faut le boire ». En fin de compte, cette restauration « lourde » aboutira à une véritable reconstruction. Bien qu’il soit rigoureusement identique au sloup d’origine, les Deux Frères est maintenant un bateau pratiquement neuf. Entretenu convenablement, il peut désormais espérer une seconde carrière aussi longue, sinon plus longue que la première.
Bien qu’elle ne soit pas encore achevée, la gabare laisse déjà deviner ce qu’elle sera le jour de son lancement. La membrure découpée dans du chêne tors du même échantillonnage que l’original est en place. Les préceintes et bordés également, qui achèvent de donner sa forme à la coque. Hiloires, livet, jambettes et lisses ont aussi été montés et le pont est en cours d’achèvement. Il ne restera bientôt plus qu’à réaliser les aménagements intérieurs et autres finitions. Quant aux jumelles du mât dont l’étambrai a déjà été réalisé, elles ne pourront être mises en place qu’après la sortie du hangar, faute d’une hauteur sous linteaux suffisante.
Une collecte d’objets du bord
Tandis que travaillaient les charpentiers, d’autres personnes s’intéressaient activement au bateau. En effet, les amis de l’association, les familles liées à l’histoire de la gabare ont su mettre à profit cette période pour collecter le matériel et l’accastillage nécessaires à l’armement des Deux Frères. Trois grappins d’origine seront ainsi retrouvés par la famille Poujeaux : le plus grand était celui de la gabare, le moyen équipait la yole, et le plus petit était une ancre de touée servant à se déhaler en draguant les fonds ou en s’agrippant aux berges des étiers. La famille Poujeaux a également retrouvé un grand aviron de gabare appelé porte-plume, les ferrures en fer doux du mât de charge et du pic, un rocambeau de tamisaille et une poulie métallique du mât de charge… D’autre part, M. Thorilland a fait parvenir, de Bordeaux, à l’association une pompe de cale, tandis que M. Duverger a permis la récupération d’organes essentiels sur l’épave de la Phebus, au port de Libourne, comme le précieux treuil d’abattage du mât qui peut être sauvé, et une ancre à jas d’une centaine de kilos qui pendait traditionnellement à tribord.
Redécouvrir le fleuve
Bien sûr il y a encore fort à faire avant la mise à l’eau, mais déjà les précieux témoignages d’anciens gabariers, comme André Chaba — dit Le Cadet — ou Henri Gonthier, donnent à imaginer ce que seront les premières manœuvres.
Sur le programme de navigation dont elles rêvent déjà, Priscille et Jacqueline sont intarissables : « Porter haut les couleurs de la région et du « fleuve impassible » qu’aimait tant Pierre Siré, participer aux rassemblements, mais surtout donner à réfléchir à tous ceux, jeunes ou moins jeunes, qui ont le goût de ce rythme si particulier que l’on ne trouve qu’au fil de l’eau. A la faveur de cette lenteur, porté par le flot ou le jusant, chacun pourra découvrir, ressentir plus profondément notre estuaire et notre fleuve. Il y a tant de choses à apprendre, la faune et la flore, les techniques de navigation, les vignobles, les esteys, l’architecture… le patrimoine de la Gironde en quelque sorte ! »
A peine le jury du concours « Bateaux des côtes de France » leur a-t-il accordé une mention spéciale pour « l’intérêt patrimonial » de leur entreprise, que déjà nos deux amies se sentent concernées par le nouveau concours « Patrimoine des côtes de France » ! « On verra », disent-elles prudemment, avant d’ajouter : « Quoi qu’il en soit, nous allons sûrement organiser une exposition sur les gabares, les ports, le fleuve et son environnement, à bord des Deux Frères bien sûr, et peut-être à terre ».
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