par Sandrine Pierrefeu – Construit en 1957 au Sud de Lisbonne pour le transport du sel, Albarquel fut désarmé en 1970. Restauré par deux jeunes Français, le caboteur portugais a été racheté en 2014, in extremis et après maintes aventures, par l’un des deux marins qui l’avaient sauvé en 1976. Il le prête aujourd’hui aux Bordées, une association marseillaise bourrée d’énergie et de générosité.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
Le chantier naval de Mestre Jaime – prononcer « maistre j’aime » – a beau se trouver en face de Lisbonne, un calme absolu règne à l’aube sur cette ria du Tage où s’alignent les coques en bois. Chants d’oiseaux, friselis de l’eau que pousse le flot et froissement des roseaux. Bleues, noires, vertes ou orange, peintes de roses, de madones et de lions, les carènes posées sur l’estran semblent sortir d’un rêve ou d’un conte. Mais surtout, d’un autre siècle. Sous le hangar ouvert à la brise qui se lève chaque jour un peu après le soleil, de forts voiliers sont toujours construits ici à l’herminette et aux outils électriques, selon ce qui est le plus pratique.
Les charpentiers de Jaime, comme ceux de son père avant lui, ne s’embarrassent pas de postures ou d’idées toutes faites : à contretemps d’une époque qui semble ne pas avoir trouvé le chemin du chantier de Sarilhos Pequenos, ils fabriquent des bateaux en bois – autrefois des navires de travail ou de transport, aujourd’hui des répliques ou des restaurations – de la même manière qu’il y a cinquante ou soixante ans. Le treuil hale les coques aux grandes marées, sur des rails de fer ; la vieille machine à ruban destinée à aiguiser les scies fait toujours son ouvrage quand les lames, décidément, ne mordent plus ; les lisses, les pavois et les poupes sont sculptés d’ornements sobres mais omniprésents.
Bien sûr, ces détails prennent du temps à réaliser mais l’efficacité n’a pas toujours le dernier mot sous le toit de Jaime. Ces traits d’élégance qui identifient les bateaux de chaque chantier et de chaque grève – chaque recoin du fleuve, chaque plage a développé son type de gréement et de carène – font toujours la fierté de ceux et celles qui façonnent et font naviguer ces voiliers. Pas question de se priver de ce supplément d’âme pour gagner quelques heures.
Les iates de Setúbal, voiliers véloces et marins
Albarquel retourne tous les hivers dans le giron de cet atelier naval, le dernier des dizaines de chantiers installés autrefois sur ces rives. Le iate de Setúbal de 25 mètres de longueur hors tout pour 5,70 mètres de large n’a pas été construit par Jaime ni par son père : il est sorti en 1957 du chantier Pedrouços, à Lisbonne. De nombreux ateliers fabriquaient alors ces voiliers de travail qui cabotaient entre les rives du fleuve Sado, où se trouvent les salines qu’ils desservaient, jusqu’au Tage et ses marchés, et tout le long de la côte portugaise. Ce type de navire semble être issu d’une hybridation, au XVIIIe siècle, de bateaux de charge hollandais et de voiliers traditionnels du Sado. Leur coque et leur gréement ont été peu modifiés depuis le début du XIXe siècle.
Ils étaient alors nombreux puisqu’en 1871 la moitié des navires sortis du Sado vers le large étaient des iates de Setúbal. Ici, le mot iate, qui s’orthographie aussi parfois hiate ou yate, n’est pas, selon les auteurs du livre Embarcações tradicionais do Sado, publié par le musée d’Archéologie et d’Ethnographie de Setúbal en 1986, une traduction littérale de l’anglais yacht. Il désigne au Portugal un type de voiliers à corne gréés de deux mâts de même taille reliés par un maroquin.
Dotés d’un fond tout à fait plat, ils pouvaient échouer sur la grève le temps du chargement de sel, puis repartir avec la marée suivante. Ils devaient être en mesure de louvoyer dans les bras du fleuve avant de passer l’embouchure et de faire front à la houle du large jusqu’au port suivant, voire jusqu’en Europe du Nord, où le sel portugais était prisé des pêcheurs et des conserveries. Voiliers véloces et marins, les iates devaient porter loin la charge et se montrer maniables pour capter les bouffées d’air dans les multiples rias de cette région du Portugal.
En 1933, une dizaine de ces voiliers, aussi appelés iates português, étaient encore inscrits au cabotage international. La Compagnie du sel, basée à Setúbal, en possédait plusieurs jusque dans les années 1950, avant la construction du grand pont sur le Tage (1966) et la révolution des Œillets (1974).
Les affaires allaient bien, et il était encore plus rapide et plus rentable de transporter les pondéreux par la mer que par la terre. Quand la Compagnie du sel a commandé cette nouvelle unité aux chantiers Pedrouços, elle a investi dans une coque plus grande que les autres, qui pouvait charger 80 tonnes de sel contre les 50 tonnes habituelles. Le bateau sera baptisé Albarquel, du nom d’une plage de l’embouchure du Sado.
Le sel resté dans les cales a préservé la structure
« Ce caboteur à voile et moteur devait augurer d’une ère nouvelle. En fait, il fut le dernier iate de Setúbal construit et il n’a jamais travaillé à la voile. En 1970, il a été désarmé », nous a expliqué Bruno Houmard, le capitaine de la marine marchande qui a découvert Albarquel sur la rive Sud du Sado, dans la caldeira (lagune) de Troia, où il était échoué depuis 1973. « J’étais en fin de cycle d’études à l’Hydro du Havre et j’avais profité de mes vacances pour venir en tandem de Normandie à Lisbonne, où nous avions découvert ces magnifiques voiliers de travail abandonnés. Un couple de Hollandais vivait sur le Tage, à Gaio-Rosário, à bord du Sejas Feliz, construit par le père de Jaime », raconte-t-il. Avec un copain de promo de l’Hydro, Jacques Welferinger, dit Welf, Bruno rêvait d’acheter un bateau et de partir en voyage. Quand Frans, le Hollandais, lui parle d’un grand iate de Setúbal échoué à Praia da Sapec, quelques dizaines de kilomètres plus au Sud, il n’a plus le temps d’aller le voir à vélo mais cette « coque promise » lui reste en tête.
Plusieurs mois plus tard, au printemps 1976, conscrit à bord du bâtiment océanographique d’Entrecasteaux, il fait escale à Lisbonne. Profitant d’une permission de quelques heures, il file voir Frans qui le guide jusqu’à la grève où gît le bateau. « Il restait encore beaucoup de sel dans la coque, des paniers pour le charger et même les longues planches de bois qui servaient de coupée entre la grève et le bord, à l’échouage. Il était tout armé et prêt à travailler quand il avait été jeté là. Heureusement, parce que le sel resté dans les cales a empêché la structure en pin de pourrir. Le mât en eucalyptus, lui, était foutu. La partie de la coque que la marée touchait était mangée par les tarets. L’avant, où il n’y avait ni sel ni eau de mer en guise de traitement, était bouffé par les capricornes ! Mais le bateau flottait à chaque marée et Frans n’avait pas menti… C’était un joli voilier de charge, robuste et bien construit.
« Albarquel a été le premier iate à être conçu pour recevoir un moteur et, à ma connaissance, le seul à avoir une membrure doublée. Les membres ont été chantournés, à la scie, alors que les couples simples des autres bateaux étaient faits à la hache. »
Bruno doit rembarquer, mais la coque lui plaît et il se désole de la voir s’abîmer ainsi. Il avertit Welf, qui vient voir le bateau quelques semaines plus tard et en tombe aussitôt amoureux. Aidé de Frans, il contacte la quinzaine de personnes ayant des parts dans le vieux iate et parvient à l’acheter, en copropriété avec Bruno. À la marée suivante, la coque est remorquée sur la rive Nord du Sado, à Praia da Sapec, et hissée sur la grève, au chantier de Manuel Viana. « À l’époque, il existait plusieurs ateliers de charpente navale sur cette plage. Aujourd’hui, il n’y a plus de plage. Tout a été avalé par le port de commerce. »
Comment Albarquel est devenu un ketch
Dès l’été 1976, Welf et Bruno, qui travaillent dans la marine marchande, sont libres à peu près cinq mois par an ; jusqu’en 1980, ils se relayent au Portugal pour refaire le bateau. Apprenant comme ils peuvent le portugais pour se débrouiller avec les artisans, ils vivent dans le voilier en chantier – « Le bordé était ouvert, on rentrait par la coque ! » – ou au sous-sol d’une maison voisine. En 1976, Mestre Viana remplace la quille en pin et 150 mètres de bordage. Quand il n’aide pas les charpentiers sur le chantier, Bruno arpente les hangars de Setúbal pour trouver les pièces manquantes. « Nous n’avions pas trop de sous, il fallait se débrouiller. »
Dans un atelier de mécanique, il reprend le moteur d’origine, un Cummins 6 cylindres de 160 chevaux. Dans un entrepôt de la Compagnie du sel, sur le port de Setúbal où il cherche des voiles d’occasion, il tombe sur une partie de la garde-robe d’origine, en coton. « Le gars voulait me les vendre, mais il y avait le numéro d’immatriculation d’Albarquel dessus : TL 158 – Trafico Local. “Tu vois bien qu’elles sont à moi !” Les Portugais sont honnêtes : il m’a rendu les voiles ! » Dans une casse, il trouve un guindeau rouillé à cœur. Il le porte au soudeur Francisco Perreira, qui plus tard lui fera aussi les ferrures et les cadènes du bord : « Il l’a collé trois jours dans le feu, et c’était reparti… Ce guindeau est toujours en service ! » Quand le moteur est en place et la coque terminée, Bruno et Welf font remorquer le bateau du Sado à Gaio-Rosário, sur le Tage, où se trouve l’atelier des frères Braz, maîtres voiliers.
L’atelier existe toujours et on y fabrique surtout des bâches et des tauds mais, à l’époque, tous les matins, dans la cour encore à l’ombre, les artisans sortaient la machine et le banc pour travailler dehors. « Ils étalaient les voiles sur le sable et cousaient toute la journée », raconte Bruno.
Albarquel avait été conçu un peu différemment des autres iates. Il était gréé d’un seul mât de 12 mètres et de voiles à bordure libre. « Nous hésitions sur le type de gréement à lui donner. Finalement, nous avons récupéré un grand mât de 19 mètres, sur le Vencedor. Il était entreposé de l’autre côté de la baie, je l’ai remorqué chez les frères Braz… en planche à voile ! Il était en pin de Riga. Les marins locaux ne juraient que par ces pins du Nord. Mestre Braz m’a ensuite montré un coin de plage, près de son atelier : “Sous la vase, là, tu en trouveras un autre. Un bon, en “noir de Riga” (quand on en grattait l’écorce avec un couteau, le jaune du bois virait au noir). – Il devrait aller pour ton bateau !” Il faisait 17 mètres. C’est comme ça qu’Albarquel est devenu un ketch.
« Les frères Braz ont taillé de nouvelles voiles en coton d’Égypte. Ils insistaient toujours : “C’est de la qualité, ce coton-là, il vient d’Égypte !” Nous avons laissé tombé la bordure libre pour mieux remonter au vent… C’était une bêtise, mais à ce moment-là, nous y croyions. » Dans un chantier de démolition, en face de chez Viana, Bruno déniche un vît-de-mulet et des espars qui feront office de bôme et de beaupré. Et les deux voiliers taillent et assemblent les 250 mètres carrés de coton des cinq voiles du ketch. « Ils étaient allés prendre les mesures à bord avec trois bouts, ils montaient les laizes sur le sable, dans la cour, et ça tombait nickel ! »
En 1980, le moteur fonctionne, la barre franche a été refaite, le guindeau à main est en place et le nouveau gréement à poste. Les deux garçons et quelques amis quittent le Tage : « Nous nous en doutions mais même avec les voiles bômées, et malgré les 5 tonnes de lest rajoutées pour remplacer le sel et équilibrer le bateau, il ne remontait pas bien au vent. Il était en revanche facile à la barre, très stable et assez rapide au-delà du vent de travers. Un bon bateau, robuste et sain. Nous étions parés pour partir nous balader ! », se souvient Bruno.
Navigation à l’envie entre la Norvège et le Brésil
Pour les derniers préparatifs, Albarquel est échoué sur la grève de la Dérobée, à Trégastel. En avril 1981, Welf, Bruno, sa femme et quelques autres équipiers dont Claude Millot, futur armateur du ketch Fleur de Passion, appareillent pour le grand voyage de leurs rêves : cap sur la Norvège, via les îles Scilly, l’Irlande et le canal Calédonien. « Le bateau était facile à mener et à manœuvrer. Nous naviguions à l’instinct, à l’envie. Comme nous avions le temps, nous faisions le moins possible de près. À Inverness, nous avons attendu trois semaines avant de mettre cap sur la Norvège ! »
Ensuite, la route d’Albarquel descend vers l’Amazonie. Les copains et copines se relayant pour les traversées, le ketch tourne avec un équipage de huit à dix personnes. Après l’escale à Belem, il remonte le fleuve Amazone, puis le Rio Negro. « Nous n’étions plus que deux ou trois par moments, mais avec ma femme et Welf, nous nous débrouillions. Nous avons passé trois mois sur le lac Tefé, très haut sur le Rio Negro, puis notre bébé est né à São Luis », se souvient Bruno.
« Ensuite, il a fallu rentrer. Après deux ans de voyage, ma femme avait envie de se poser dans un univers plus stable. J’ai confié Albarquel à deux Brésiliens qui vivaient à bord et l’entretenaient, puis j’ai repris le travail. Welf a ramené le voilier au Portugal en 1984. Cette fois, nous l’avons sorti de l’eau au chantier de Jaime – le père –, ici, à Sarilhos Pequenos. Francisco Perreira nous a aidé à caréner et les frères Braz nous ont fait un nouveau jeu de voiles, toujours en coton d’Égypte ! »
Aucun des deux copropriétaires n’ayant le temps ni le budget pour continuer à naviguer, le bateau est confié à l’association Dundée Aimé, qui projette de reconstruire un harenguier à Boulogne et cherche un voilier traditionnel pour se faire connaître. « Nous avons passé des moments extraordinaires à bord de ce bateau, que nous avons amené à Douarnenez 88 », se souvient Alain Bourgeois, alors président de l’association. « En 1989, j’ai repris le ketch pour l’entretenir : il fallait refaire le gréement dormant, les voiles, une partie du pont. Mais Welf voulait vendre ses parts. Heureusement, Sylvie Gouttière, une amie officier de marine marchande, et son mari Jean-Éric, ont pris le relais. »
Retour en Méditerranée avec Sylvie et Jean-Éric
« Nous naviguions tous les deux à la Brittany Ferries, expliquent ces derniers, et nous étions basés au Havre. Nous avions vingt-cinq ans et rêvions d’une vie différente. Avec nos deux salaires, à condition d’habiter à bord, nous pensions avoir les moyens d’entretenir le bateau. En fait, nous ne nous en serions pas sortis sans les fêtes maritimes et le coup de pouce du Chasse-Marée, qui a affrété le bateau à Brest 92. »
Leur métier laisse à Sylvie et Jean-Éric du temps pour naviguer deux à trois mois chaque été et effectuer les travaux qu’ils n’ont pas les moyens de confier à un chantier. « Caréner une coque comme celle-là, à deux, c’est dix jours sans voir le soleil et le soir, on se couche trop fatigué pour manger ! Nous avons dû tout apprendre au fur et à mesure. Pour refaire le gréement dormant, par exemple, nous avons demandé aux anciens de la Brittany Ferries de nous montrer comment faire les épissures sur du câble et nous nous sommes débrouillés », raconte Sylvie.
Le couple se fait aussi la main à la voile. « Pour mouiller, quand nous n’étions que deux à bord, c’était sportif. Pour remonter 200 mètres de chaîne de 22 au guindeau à main, sans traîner pour ne pas dériver à la côte, nous nous relayions tout en courant de l’avant à l’arrière pour mettre un coup de moteur et soulager le treuil… Vingt mètres de la proue à la barre, aller retour, ça fait 40 mètres. C’est long !
« Je me souviens aussi d’un coup de vent force 10 à Carteret. Tenir le bateau à la barre franche sur le pont balayé par les embruns – nous n’avions pas encore la timonerie fermée – n’était pas une mince affaire : j’ai fini accrochée à un taquet pour ne pas me faire emporter, le ventre plein de bleus. » Sylvie raconte les aléas de cette expérience qui a tout exigé d’elle et de son mari. « Nous avons littéralement consacré notre vie au bateau de 1989 à 1997. »
L’hiver 1990, Albarquel retourne chez Jaime père. Un troisième jeu de voile est réalisé par les frères Braz, une barre à roue est posée et une timonerie installée sur le pont. Tout en continuant à se faire des émotions fortes – un bouchon de nable enfoncé de l’intérieur provoque une jolie voie d’eau en mer, à l’issue du chantier –, le couple apprivoise le ketch. En 1993, le iate croise en Sardaigne, en Corse et en Tunisie ; l’année suivante, en Espagne et aux Baléares. « C’est un bateau sain et stable, qui navigue à merveille dès que le vent monte : entre force 5 et force 7, c’est un régal ; après, il faut réduire et savoir anticiper, car il a de la puissance. »
Chaque hiver, il faut dénicher un nouveau port qui accepte la grande unité à moindres frais. Après les îles du Frioul, Albar-quel hiverne à Port-Vendres. « Nous avions de plus en plus de mal à trouver des places dans les ports et des copains pour naviguer. La plupart ayant terminé leurs études, ils travaillaient et commençaient à avoir des enfants, ils ne pouvaient plus nous rejoindre aussi longtemps. Nous-mêmes, nous avions envie de fonder une famille. Or les deux projets demandaient trop d’énergie pour être compatibles ! En 1997, quand nous avons compris qu’il fallait refaire la quille, attaquée par les tarets et la vrillette, nous avons jeté l’éponge. »
Albarquel transformé pour le charter en Normandie
Comme toujours dans l’histoire d’Albarquel, la lassitude des uns rencontre l’enthousiasme de nouvelles énergies. Christophe Beyssier, alors skipper du Tante Fine à Fécamp, rêvait d’avoir son propre bateau. « Je lorgnais des caïques turcs quand je suis tombé sur Albarquel dans les “belles annonces” d’un magazine. Nous sommes arrivés à un prix qui me convenait et, en mai 1997, j’ai signé ! J’étais sûr que nous arriverions, avec ma compagne Sophie, à décrocher des subventions pour le restaurer et je pensais pouvoir le faire tourner sur la côte du pays de Caux avec des passagers à la journée ou en petite croisière. »
Engagé sur Tante Fine pour l’été, il charge un ami de convoyer Albarquel au chantier Drassanes i Escar, à Roses, sur la Costa Brava, auquel Sylvie avait demandé un devis. Le pin de la quille y est changé pour du chêne du Limousin ; le bordé est repris en partie, ainsi que la ceinture en pin qui protégeait le haut du pavois. Christophe, entre-temps, crée une SARL à Fécamp. Afin de passer le bateau en statut professionnel, il fait réaliser un relevé de formes et une étude hydrostatique.
Le ketch arrive à Saint-Valéry-en-Caux en août 1997. « Dès le mois d’octobre, nous avons entièrement vidé le bateau et entamé des travaux. Nous avons refait les emménagements pour pouvoir loger confortablement des passagers durant une dizaine de jours. La capacité des réservoirs d’eau est passée à 2 000 litres, nous avons ajouté un groupe électrogène, un chauffage, un ballon d’eau chaude, et repris l’électricité. Nous avons travaillé comme des damnés et, à la fin, le bateau était douillet, élégant et conforme aux normes NUC. »
Restait à convaincre les autorités : « Avec les Affaires maritimes, ça n’a pas été simple. Pour sauver la saison 1998, nous avons fait intervenir le député de notre circonscription. Une dérogation nous a été accordée pour effectuer des sorties à la journée avec du public ! »
L’hiver suivant, Christophe reçoit l’aide « providentielle » d’un voisin de port, Francis Bruneval, un industriel aux doigts d’or séduit au premier regard par Albarquel. Il va soutenir les mécanos successifs du bord et, grâce à lui, des pièces de rechange introuvables sont usinées. Le Cummins, en partie refait, est sauvé.
Pour les voiles, Christophe fait appel à Pierre-Alexandre Jouvençon, de Rouen. Cette fois, le coton est abandonné au profit du Dacron et le gréement courant est refait en polypropylène texturé, couleur chanvre. « Nous avions décroché des aides pour la restauration mais, pour le fonctionnement, nous devions être autosuffisants, donc il nous fallait des matériaux efficaces. Pas question de changer de garde-robe et de gréement tous les quatre ans ! »
Une fois le bateau classé NUC, l’exploitation commence. Les sorties à la journée alternent avec des croisières. Le skipper vit à bord pendant la saison et complète parfois son chiffre d’affaires par de l’hôtellerie à quai. « Tout se passait bien… sauf financièrement ! Je travaillais quasiment bénévolement. Tout ce que nous gagnions partait dans le bateau. Pour m’en sortir, il aurait fallu naviguer ailleurs en hiver. J’adorais Albarquel mais j’avais envie de passer du temps avec ma famille. Après la saison 2006, j’ai décidé de le vendre. »
Encore une fois, le ketch rencontre un nouvel élan : « J’étais en mission océanographique et je me creusais la tête pour trouver un moyen de retourner dans le Grand Nord, que j’avais découvert à bord d’un baliseur danois, puis avec Jean-Louis Étienne. Une amie m’a alors envoyé les photos d’Albarquel. Mon père construisait des bateaux en bois, je ne voulais pas “replonger” dans des coques bois… mais j’en suis tombé amoureux ! », raconte Claude Minaudo, qui achète le ketch en 2008 avec l’idée d’en faire un bateau de voyage en Arctique.
Le caboteur du soleil se fait bateau refuge en Norvège
« Bien qu’il n’ait pas navigué depuis deux ans, le bateau restait très beau et inspirait confiance. Les emménagements intérieurs de Christophe donnaient une impression de chaleur et de confort. Il me faisait penser à un refuge de montagne. Un bateau refuge, c’était exactement ce qu’il nous fallait pour notre projet : organiser des croisières associant voile et ski en Norvège et au Spitzberg ! », résume Claude Minaudo, qui doit néanmoins revoir le voilier à fond avant de partir. « Albarquel prenait l’eau par le pont ; la hanche et la lisse tribord avaient été enfoncées et une partie du bordé arrière tribord était endommagée. Comme je n’avais pas les moyens de passer par un chantier classique, j’ai cherché une autre solution et fait appel au chantier associatif Tramasset, au Tourne, sur la Garonne. »
Glisser la vieille coque dans cette encoche du fleuve, où l’on construisait des bateaux depuis le XIXe siècle, et travailler sur place pendant presque six mois fut une aventure pour Claude, le futur équipage du bateau et les charpentiers de cet atelier social et solidaire. « Une belle aventure collective », se souvient Claude qui crée alors, avec Isabelle Jouette, l’amie ayant déniché le ketch, la société Albarquel Expédition. Ils obtiennent le label Bateau d’intérêt patrimonial (BIP) pour le voilier. « Nous avons enlevé les roufs, déponté, changé une vingtaine de membres, toutes les jambettes, le bordé jusqu’à la quille, une partie des barrots et le pont, que nous avons refait en pin sylvestre. Toutes les ferrures tenant les gueuses de lest ont aussi été regalvanisées à chaud.
« Nous avons rajouté des caisses à eaux grises et eaux noires et un réservoir de 1 000 litres de gasoil. Tout le gréement dormant a été changé, ainsi que les poulies et les barres de flèche ; le mât d’artimon a été scarfé ; le haut du moteur reconditionné par un atelier professionnel. Au total, nous avons ajouté 180 000 euros d’investissement au prix d’achat pour avoir un bateau paré pour les hautes latitudes. »
Quand Claude et son équipage quittent la Garonne fin 2008, Albarquel, qui lui avait semblé « mou et fatigué » à l’aller, a retrouvé sa raideur et son aisance d’évolution. Le 1er janvier 2009, il quitte Dieppe, où les derniers préparatifs ont été achevés, pour sa première saison en Norvège et au Spitzberg.
« Un enchantement ! Je ne trouvais que des qualités à ce bateau de charge stable, beau, sain, bien isolé, agréable et douillet. Son fond plat nous permettait d’approcher très près de la côte et d’observer les animaux facilement. » Comme le skipper craint d’endommager la coque dans la glace, alors que le voilier est basé à Tromsø, en Norvège, il ajoute un blindage en acier à l’étrave et sur le bordé – 1 mètre au-dessus de la flottaison et 2 mètres en dessous. Les voyages continuent, puis Claude base Albarquel à Bodø, plus au Sud sur la côte norvégienne, où la concurrence est moins vive.
« L’entretien du bateau était exigeant financièrement, il coûtait entre 50 000 et 80 000 euros par an. Les travaux étaient toujours faits avec l’avance sur trésorerie : nous “passions” tout juste chaque année, sans que je puisse me payer au départ, puis seulement au SMIC ensuite. Pourtant, Albarquel Expédition marchait bien. Les clients étaient nombreux et je menais la vie que j’aimais. Les réservations affluaient, si bien que nous avons commencé à affréter l’ancienne gabare de l’Iroise Fleur de Lampaul, quelques mois par an, pour qu’elle tourne avec nous. »
Sauvé à nouveau par son premier propriétaire français
Fin 2012, le bateau rentre à Cherbourg et entame la préparation de la saison suivante quand une série d’infortunes financières et commerciales ébranlent le fragile équilibre d’Albarquel Expédition. L’association Les Amis d’Albarquel est créée par des copains et d’anciens passagers pour tenter de renflouer les caisses et permettre de réaliser les travaux nécessaires avant la saison, mais les fonds sont insuffisants. « Le Spitzberg et la Norvège ne sont pas des parages commodes. Nous avions démâté à l’île aux Ours en 2010 et je ne souhaitais pas partir dans le Nord si le voilier n’était pas en parfait état. La mort dans l’âme, et après nous être battus comme des fous, nous avons annulé les voyages prévus et déposé le bilan. »
Bruno Houmard, qui n’a cessé de suivre la vie du voilier depuis 1997, le rachète aux enchères en 2014. « Il pourrissait depuis deux ans dans le port de Cherbourg, il allait partir au fond, on ne pouvait pas laisser faire ça… J’ai rappelé une poignée de copains et, avec leur aide, j’ai pu racheter le bateau. C’est une histoire de fou, je sais ! L’histoire d’un amnésique. » Bruno ramène Albarquel au Portugal, chez Mestre Jaime fils, qui a repris le chantier familial. « Je savais qu’il y serait accueilli à moindres frais et qu’il pourrait y être réparé comme il fallait. »
Le racheter est une chose, reprendre à son compte l’entretien du ketch et le faire vivre, en est une autre… L’ancien capitaine au long cours cherche une association ou un groupe de personnes à qui confier la tâche. En 2017, après de nouvelles péripéties, sa route rencontre celle de Fabio Christiny et de l’association Les Bordées, que ce dernier a fondé du temps où il travaillait dans un collège de la banlieue marseillaise, tout en préparant un master d’anthropologie sur l’Association de Jeudi-Dimanche (AJD) du Père Jaouen.
Fabio est aussi un marin. À l’époque où il rencontre Bruno, il est capitaine de Belle Étoile, réplique de dundée langoustier de Camaret. « Tout l’été, avec Clémence, marin avec moi sur Belle Étoile et quelques autres, nous avons monté un projet précis, inspiré des fonctionnements croisés du Bel Espoir, de la Cancalaise et de Belle Étoile. L’idée était de faire d’Albarquel une plate-forme de mise en lien, de partage, où se côtoieraient des publics de tous horizons. » C’est ainsi que les Bordées se mettent à la recherche d’un voilier pour proposer des sorties et des croisières à prix libre ou à petit budget, depuis Marseille.
Fabio et sa bande ont déjà expérimenté des navigations dans cet esprit à l’AJD et avec des foyers ou des structures de quartiers. Dans leur esprit, « un grand bateau traditionnel à Marseille serait un outil idéal. Il fallait créer un espace d’évasion et de réinvention de soi pour des jeunes en rupture, des migrants isolés, tous les publics ayant peu d’accès aux loisirs et à la nature. »
À l’automne 2017, Bruno accepte de confier le ketch aux Bordées, tout en le mettant parallèlement en vente. « Nous avons sollicité par mail une quinzaine de personnes pour leur proposer de nous retrouver au chantier de Mestre Jaime, de travailler sur le bateau pour le ramener au printemps en Méditerranée. En quelques jours, une douzaine de personnes se sont rendues disponibles, avec des compétences dans les domaines dont nous avions besoin. En plus de la caisse de bord, beaucoup ont accepté de mettre un peu d’argent de leur poche pour rassembler les 4 000 euros nécessaires et payer l’assurance. Nous avons réussi à faire les travaux les plus importants, à mettre un peu de gasoil dans les cuves, à retrouver des batteries et à renouveler le matériel de sécurité. Nous avons ainsi pu participer à Escale à Sète en mars 2018 », racontent Fabio, Marian et Clémence, trois piliers des Bordées.
Révolution culturelle sur le chantier portugais
« Depuis, ça n’arrête pas ! C’est fou ce que ce bateau déclenche de sympathie et d’énergie. Le iate lui-même y est pour quelque chose, la “couleur” du projet aussi. » Avec Albarquel, les Bordées expérimentent une certaine idée du pouvoir partagé, de l’ouverture à l’autre, de la tolérance et de la frugalité. Il règne dans l’équipe – pour l’instant 100 pour cent bénévole, même si le « trio » sera bientôt salarié – un esprit de militantisme actif, vigilant et précis.
« Pour certains, le bateau n’est qu’un prétexte à tester une autre forme d’organisation collective. Ce pourrait être une ferme ou un atelier de vannerie, ce serait pareil ! », s’amuse un garçon venu prêter main-forte début 2019. Pour d’autres, l’enjeu maritime est central. La place en mer des femmes, des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, la nature des rapports de pouvoir à bord, les méthodes de transmission des savoirs – enseigner sans écraser –, font partie des sujets de réflexion permanents aux Bordées.
Chacun avec ses mobiles, ses envies et ses compétences, plus d’une cinquantaine de personnes se sont relayées au Portugal pendant trois mois l’hiver dernier. « Les bénévoles étaient charpentiers de marine, marins ou mécanos… D’autres apportaient des expériences et des regards différents », explique Marian, qui a organisé les rotations pour qu’une équipe d’une quinzaine de volontaires soit toujours sur place.
Le mot a aussi couru que le ketch avait besoin de matériel et de bras parmi d’autres groupes animés du même esprit ou sur des bateaux amis dans toute l’Europe. Des voiles, poulies, cordages ou pièces d’accastillage, changés à bord d’autres bateaux, ont été mis de côté pour Albarquel. Matériel et pièces de rechange ont ainsi transité dans les véhicules qui ont afflué cet hiver vers l’atelier de Mestre Jaime.
Sur les rives du Tage, charpentiers portugais et volontaires s’apprivoisent dans une atmosphère parfois cocasse, toujours bienveillante. Depuis deux ans, le maître s’est notamment habitué à voir des filles sur le chantier. Jamais, avant, une femme n’avait utilisé ses machines. Jamais il n’en avait vu calfater, s’occuper d’un moteur ou jouer du transpalette. La révolution culturelle menée par cette troupe mixte et bigarrée a fait trembler sa moustache, les premières semaines. « Ils ont vu que nous travaillions dur et que nous savions faire des choses. Le bateau est reparti et a navigué tout l’été 2018, et il est revenu à l’automne avec un programme de travaux précis. Mestre Jaime et les autres voient bien que nous nous y tenons et que nous faisons les travaux ! », résument Fabio et Marian, qui se partagent entre le Portugal et Marseille, avec Clémence et d’autres, pour organiser la saison de navigation à venir. À tour de rôle, les membres des Bordées font le lien entre les nouveaux arrivés et l’équipe locale.
Charpentiers du chantier portugais et bénévoles des Bordées utilisent tour à tour les machines du grand atelier. Ils partagent aussi les douches chauffées au bois, les sanitaires et certains outils que Jaime consent à prêter. Régulièrement, les deux équipes organisent un repas ensemble. Dio, le pintador, a passé le pinceau à des peintres plus jeunes car, vraiment, il n’en pouvait plus de dessiner des fleurs, mais il revient souvent et chante parfois le fado avec Jaime, après quelques verres de vin.
« Avec trois fois rien, ils font des miracles ! »
Parfois, tout de même, Jaime s’étonne encore. « Ne faites pas ça ! Surtout pas ! » D’ordinaire si posé, le maître hausse le ton. Ôter le contre-étambot sans avoir enlevé le bordé, en retenant seulement la poupe avec des sangles ? Il n’a jamais vu faire ça ! Chez lui on ne « bricole » pas. Pour une réparation de cette ampleur, on travaille dans les règles, en prenant le temps de déconstruire en grand, pour refaire. Ou alors, si les dégâts sont trop importants, on laisse tomber et on construit un nouveau bateau.
Les bénévoles des Bordées, dont beaucoup ont connu l’AJD, sont rodés à la débrouille et aux menus moyens. La nouvelle pièce a été façonnée sur place, à partir de pin local acheté et choisi par Jaime. À cœur vaillant… les sangles tendues à bloc, le démontage est lancé. Jaime se signe deux fois, puis s’éloigne pour ne pas assister au désastre. L’équipe s’active, déterminée, pendant presque trois semaines.
Le contre-étambot est à poste. Il tient. Avec de la minutie, de la patience, et à coups de « force de conviction », les pièces voisines ont repris leur place et la poupe est à nouveau fiable. De même, plusieurs barrots, pourris par le haut, ont été doublés cette année par en dessous, sans déponter.
« Tout enlever, les roufs, le pont… aurait été idéal, mais nous n’en avions pas les moyens. Il a fallu tout faire, cette année, avec un budget de 6 000 euros ! », explique Fabio. En plus de l’entretien courant, déjà important pour un navire accueillant du public, des travaux structurels ont été menés à bien. Quarante mètres linéaires de lames de pont ont été changées et recalfatées par les bénévoles, après celles qui ont été renouvelées l’an passé. La contre-étrave a été refaite, les amarrages plats de tous les haubans en métal ont été repris et un nouvel encornat de grand-voile a été fabriqué.
« Avec trois fois rien, ils font des miracles ! », s’étonne Bruno Houmard, qui a rejoint le chantier pour quelques jours. Les uns et les autres s’arrachent sa présence. Dans le poste moteur, entièrement repeint en blanc, devant le Cummins dont la rouille a été piquée et qui semble neuf, Laurent, mécano, s’enquiert de l’emplacement de certaines pièces de rechange et de détails d’entretien. Idem pour le gréement et le passage de certaines manœuvres. Le propriétaire se fait alpaguer pour causer électricité. « En fait, Kim en sait plus que moi », glisse Bruno, soutenant son équipe qui reprendra et simplifiera une bonne partie des systèmes 220, 12 et 24 volts.
« Avec tous les soins que vous lui prodiguez, il serait peut-être temps de penser à me l’acheter, ce bateau ! », taquine Bruno. Silence et sourires sur le pont. Il sait bien qu’aux Bordées, tous sont bénévoles et mettent la main au gousset pour tenir le bateau à flot. Une voix, finalement, lance : « Il serait peut-être temps que tu nous le donnes, plutôt, non ? »
Remerciements à Henry Kérisit.