Par Gilles Millot – Bateaux de pêche les plus spectaculaires des côtes de France, les bisquines ont disparu dans les années 1930 après avoir atteint leur plus haut degré de perfection. Bien que le souvenir de ces splendides outils de travail soit resté très vivant à Cancale et Granville, dont les équipages s’affrontaient jadis en d’homériques régates, rien ne laissait présager leur retour. C’était sans compter avec le formidable élan populaire qu’a suscité le renouveau de la culture et du patrimoine maritimes. Grâce à une poignée d’érudits et de passionnés, qui ont su communiquer leur foi à toute une population, deux bisquines sillonnent aujourd’hui les eaux de la baie du Mont-Saint-Michel. Manœuvrés avec talent et parfaitement gérés, ces deux voiliers comptent parmi les plus belles unités traditionnelles naviguant aujourd’hui en Europe.
La voilure si caractéristique de la bisquine représente l’une des formes les plus achevées du gréement au tiers; elle comporte un mât de misaine et un grand mât à forte quête arrière, gréés chacun d’une voile au tiers amurée en pied de mât, surmontée d’un hunier et parfois d’un perroquet, auxquels s’ajoutent un tapecul et un foc amuré sur un long bout-dehors. Au début du XXe siècle, les bisquines de Cancale et de Granville sont les plus grands bateaux de travail des côtes de France à hisser ce type de voilure, qui était utilisé depuis la fin du )(ville siècle sur certaines unités de pêche et de cabotage appelées « bisquines » en Manche, « lougres », « chaloupes » et « chasse-marée » en Atlantique. L’usage du gréement au tiers est attesté sur les côtes Ouest de la France, et notamment en Bretagne atlantique, depuis la fin du XVIIe siècle; à l’origine, il se compose simplement d’une petite misaine et d’une grand voile amurée en abord, encore proche de la voile carrée; il évolue ensuite progressivement, par l’adoption des huniers, du foc et du tapecul, et par « axialisassions » de l’amure de grand voile.
En 1764, Duhamel du Monceau évoque dans son Traité des perches les « biscayennes ou bisquines » utilisées par les pilotes la marieurs du Havre. Le type de ces fines embarcations à cul pointu gréées de voiles au tiers est, comme son nom l’indique, originaire de l’Atlantique où ce gréement est depuis longtemps répandu. C’est ce nom qui sera le plus souvent retenu pour désigner les embarcations de pêche et de cabotage, elles aussi gréées au tiers, qui se diffusent en Normandie au cours du )(ville siècle. Quoi qu’il en soit, la bisquine — essentiellement caractérisée par son type de gréement, car la taille et les formes varient — est au XIXe siècle un bateau de travail très répandu sur tout le littoral manchard. On les rencontre en grand nombre dans le Cotentin, notamment dans le quartier de La Hougue et du côté de Barfleur. Les plus petites unités, souvent non pontées et dépourvues de tapecul, pratiquent la pêche côtière aux cordes ou aux filets dérivants. D’autres, d’un tonnage plus important, s’adonnent au petit cabotage, vont pêcher le hareng devant Dieppe, tendent leurs lignes jusqu’au large des ports du Trégor, ou draguent les huîtres en baie du Mont-Saint-Michel.
Ainsi les bisquines viennent-elles relâcher dans les ports de Granville et de Cancale où elles côtoient les grands bateaux non pontés de huit à dix mètres traditionnellement utilisés par les pêcheurs locaux. Ces canots baptisés carrés — du fait de leur unique mât gréé d’une grande voile carrée — vont disparaître peu à peu au profit des bisquines, qui leur sont préférées en raison d’une marche supérieure et d’une plus grande maniabilité.
Si, à la fin du siècle, la bisquine se voit à son tour détrônée dans sa région d’origine par de nouveaux types de bateaux gréés en sloups, comme les bautiers de Barfleur, ou, dans les petites tailles, par des vaquelottes à bourcet, elle continue en revanche à se développer en baie du Mont-Saint-Michel, où elle s’avère particulièrement bien adaptée aux pêches pratiquées : le chalut et la drague. Là, son gréement singulier perdure, tandis que ses formes évoluent vers un raffinement qui va donner ses lettres de noblesse au type et faire de Cancale et Granville ses véritables havres d’élection.
Les constructeurs
Les chantiers des bords de Rance, à La Landriais, La Richardais ou Le Minihic, se sont forgé de longue date une solide réputation, et ce sont eux qui reçoivent les premières commandes de bisquines cancalaises. Cependant, à partir des années 1840, la construction navale se développe aussi à Cancale. Ainsi, au tournant du siècle, Jules Bouchard et J. L’hôtelier, les deux principaux constructeurs de La Houle — le port de Cancale —, vont-ils lancer quantité de bisquines et de trois-mâts terre-neuviers.
A la fin du XIXe siècle, certains architectes navals vont pourtant critiquer les formes de ces bisquines cancalaises. Georges Soé, qui est au début du siècle l’un des meilleurs spécialistes des voiliers de pêche et de yachting, relève ainsi la position trop avancée de leur maître-couple et leur arrière trop fin, héritage d’une longue tradition architecturale, qui tend à se modifier ailleurs depuis le milieu du X1Xe siècle. Il est vrai qu’à Cancale, on construit encore sans plans ni véritables tracés, à partir de demi-coques élaborées selon les habitudes du chantier et les souhaits exprimés par les clients.
Au siècle dernier, de nombreux chantiers sont également établis à Granville. Louis Julienne, installé sur la grève du Hérel, s’affirme comme l’un des constructeurs les plus talentueux de l’époque. Grâce à son excellente maîtrise du tracé des plans — auxquels il apporte un tel soin qu’il se plaît même à aquareller son dessin —, Julienne va améliorer considérablement les formes de la bisquine en remédiant aux défauts mis en évidence par Soé. Ses bateaux sont si réussis qu’ils ne tardent pas à faire des émules du côté de Cancale. Dès lors, un courant d’échanges s’établit entre les deux ports de la baie, qui va contribuer, au tournant du siècle, à porter la bisquine à sa perfection. Le chantier Servain, autre constructeur granvillais réputé, poursuivra l’oeuvre entreprise jusqu’aux années 1920.
A Granville comme à Cancale, les commandes varient en fonction des fluctuations de la pêche. Comme les huîtres se sont raréfiées sur les bancs côtiers, les pêcheurs de la baie du Mont-Saint-Michel sont contraints d’aller draguer plus au large; leur zone de pêche pour le chalutage et les cordes s’étend de Perros-Guirec aux Anglo-normandes. Ils doivent donc disposer d’unités plus importantes. Les bisquines grandissent, au point que les plus fortes unités, dites de « 35 pieds » -mesurés à la quille —, atteignent une longueur totale d’environ 17,60 mètres pour 14,60 mètres à la flottaison. On verra même à Granville des bisquines de 40 pieds de quille.
Le gréement
Voilier de pêche le plus tollé des côtes de France, la bisquine est gréée au tiers. Sur les « 35 pieds » qui constituent la forme la plus aboutie du type, le mât de misaine présente une légère inclinaison sur l’arrière et atteint 13,50 mètres de hauteur au-dessus du pont. Quant au grand mât, il mesure 15,50 mètres et accuse une forte quête arrière très caractéristique de ce type de gréement. Enfin, le mât de tapecul mesure environ 9,50 mètres. Précisons toutefois que ce dernier sert surtout en régate; il est rarement gréé en pêche — sauf pour la traîne du chalut qui nécessite une bonne stabilité de route. Afin de simplifier la manœuvre, le tapecul sera d’ailleurs abandonné sur les bisquines de Granville pratiquant la pêche aux cordes.
La queue-de-malet — que les Cancalais appellent volontiers flèche en cul, bien que cette expression désigne généralement une voile établie au-dessus de la corne d’artimon — contribue à reculer le point d’écoute du tapecul à près de 4,50 mètres du couronnement. Cette disposition permet une bonne répartition du plan de voilure et équilibre les voiles d’avant amurées à l’extrémité d’un long bout-dehors pouvant atteindre les 10 mètres, par l’intermédiaire d’un rocambeau mobile, appelé rocambol dans le parler cancalais. Divers focs peuvent être gréés, depuis le tourmentin jusqu’au grand foc, ou bonnette, en passant par la Jeanne d’Arc. Ce dernier tient vraisemblablement son nom, typiquement cancalais, de la bisquine ainsi baptisée et armée sous le numéro CAN 928 au tournant du siècle. On rapporte que le patron de cette unité, qui pratiquait les lignes, avait mis au point un système de foc auto vireur afin de pouvoir manœuvrer plus facilement en équipage réduit, notamment lorsque ses hommes armaient les canots en action de pêche.
Les trois mâts de la bisquine peuvent porter un hunier. En outre, lors des régates, le mât de misaine et le grand mât sont souvent prolongés par un mât de perroquet; le grand mât culmine alors à une vingtaine de mètres au-dessus du pont. L’ensemble de ces espars est maintenu par un gréement dormant réduit à sa plus simple expression : pas d’étais ni de haubans mais seulement des bastaques dont l’itague se termine par un croc — dit de berdindin, déformation de bredindin -pouvant servir à manutentionner une charge ou affaler un canot. La modestie de ce haubanage est cependant compensée par un fort échantillonnage des mâts réalisés en pitchpin, un bois à la fois souple et résistant.
Contrairement aux anciens lougres dont toutes les vergues devaient être hissées sous le vent des mâts — ce qui obligeait à gambeyer au virement de bord —, les voiles de la bisquine s’établissent vergues à bâbord pour le mât de misaine et vergues à tribord pour le grand mât. Ainsi y a-t-il toujours un mât dont les voiles portent au mieux, quelle que soit l’amure.
Dans son ouvrage consacré à la bis-quine, Jean Le Bot décrit ainsi l’établissement des voiles : « les basses voiles s’envoyaient avec une drisse de mât à itague et une drisse de pic. La misaine, amurée sur le croc d’étrave, s’étarquait par sa drisse en garnissant le garant du palan d’itague à la toupie du ouinche (treuil de pêche) pour mettre la voile à bloc, à son poste. La grand voile, par contre, s’étarquait sur l’amure avec un jeu de palans, mais, étant donné les efforts considérables mis alors en jeu, la grosse poulie d’amure était reportée sur la carlingue, grâce à une longue tige de fer qui traversait la cale à poissons. »
Un voilier de travail
Bien qu’elle soit souvent représentée sous son gréement de régate, couverte de toile avec ses trois étages de voiles au tiers, la bisquine n’en reste pas moins avant tout un bateau de travail. Durant presque un siècle elle a fait vivre toute une population maritime, qui a su l’utiliser et l’adapter aux différentes pêches pratiquées, suivant la saison et l’espèce recherchée. Ainsi, il est clair que la disparition des bancs d’huîtres devant Granville au milieu du XXe siècle et, partant, l’abandon des dragues au profit du chalut et des lignes, ont contribué à l’évolution architecturale de la bisquine.
La caravane
La pêche sur les bancs d’huîtres sauvages en baie du Mont-Saint-Michel a commencé vraisemblablement dès le XVIe siècle. Elle devra être réglementée deux siècles plus tard dans un but de préservation et de gestion des stocks. Au début des années 1900, ces zones classées sont exploitées en commun à des périodes bien définies — généralement en avril — sous la surveillance de gardes-jurés, eux-mêmes placés sous tutelle de l’administrateur maritime.
Pour l’occasion, petites et grandes bis-quines se réunissent en nombre, ce qui crée une ambiance de fête dans le port de La Houle dont la fréquentation est alors exceptionnellement dense. En effet, la manœuvre des dragues — on dit aussi les fers — requiert un équipage nombreux, les plus grandes unités exigeant la présence d’une douzaine d’hommes. Ainsi, pendant une quinzaine de jours, les Terre-Neuvas qui n’ont pas encore embarqué pour les bancs viennent-ils volontiers prêter main-forte aux équipages habituels. On fait aussi appel aux paysans de l’arrière-pays que l’on surnomme « marauds » — ou maraous sobriquet aucunement péjoratif inspiré par leurs origines puisque la plupart d’entre eux viennent du marais de Dol.
Au signal, tous les bateaux appareillent ensemble vers les lieux de pêche, d’où le nom de « caravane » donné à cette activité collective qui réunit parfois devant Cancale plus de deux cents unités. Les gardes-jurés, dont les bateaux sont accompagnés par un aviso garde-pêche, veillent au respect des temps de pêche dans les limites des secteurs autorisés. Un empiètement sur les zones réservées aux Granvillais donnerait lieu à de sérieux conflits, comme ce fut d’ailleurs plusieurs fois le cas par le passé.
Le tapecul est dégréé avant l’appareillage. Pour cette pêche, seuls sont établis le foc, la misaine, la grand voile — on dit « taillevent » à Granville — et les huniers. Les voiles sont bordées presque à plat et le patron abat afin de placer le bateau au vent de travers.
Au coup de canon donné par l’aviso, les fers sont mis à l’eau, les cordes qui servent à les remorquer sont tournées sur les bittes et la pêche commence. Le dragage de l’huître s’effectue le plus souvent en dérive, et chaque rayée — on nomme ainsi un trait de drague — ne dure pas plus d’une dizaine de minutes. Le patron donne l’ordre de remonter le fer lorsqu’il juge que celui-ci est plein.
Les grandes bisquines embarquent quatre fers, chacun constitué d’un cadre métallique rectangulaire dont les plus grands ont une ouverture de 2,50 mètres sur 0,40 mètre. Cette structure en fer rond présente à sa partie inférieure un plat en forme de lame destiné à racler les fonds. A sa périphérie se fixe la poche dont l’arrière et la partie inférieure, en contact avec le fond, sont constitués d’un treillage d’anneaux en fer. Le reste de la poche est formé d’un solide filet.
Pour remonter le fer, on passe la corde dans un bonhomme : poulie coupée prise dans une fourche elle-même fichée dans un trou ferré de la lisse. Puis on la tourne sur le treuil appelé ouinche — on dit aussi moulinet à Granville —, et plusieurs hommes s’activent sur les manivelles. Lorsque le fer arrive à hauteur de la lisse, les marauds en saisissent les bras pour faire passer la lame inférieure à l’intérieur du pavois et déverser le contenu de la poche sur le pont.
Le Cancalais Emmanuel Delarose, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-dix ans, se souvient parfaitement de ses premières caravanes : « Je n’avais pas encore l’âge pour être mousse, mais j’étais porté sur le rôle « mousse de complaisance », comme on disait à l’époque. Quand on remontait les fers, moi j’étais derrière le ouinche et j’embraquais la corde à mesure, puis lorsqu’ils lamaient le fer, c’est-à-dire qu’ils mettaient le fer sur la lisse, j’aidais à embarquer la pouchée pour vider les huîtres sur le pont. » Rude métier ! En fin de journée, le poids du fer ajouté à celui de son contenu finit par peser lourd dans les bras.
Si nécessaire, le bateau remonte au vent afin de se replacer sur le banc, sinon les fers sont remis immédiatement à l’eau pour une nouvelle rayée. A mesure que les traits se succèdent, les huîtres sont descendues dans la cale. A la fin de la marée, les bateaux des gardes-jurés mettent pavillon à mi- drisse : c’est le signal qui précède le coup de canon du garde-pêche. Les fers doivent alors être remontés à bord. La caravane s’achève, et les bis-quines viennent mouiller devant le port.
« Parfois, précise Emmanuel Delarose, il y avait des bateaux qui étaient chargés avant que la mer soit au bas. J’ai vu une bisquine comme La Perle ramener cent mille huîtres dans sa marée. Ce n’était pas des tonnages dans ce temps-là, c’était des unités, on comptait les menées, par exemple deux dans chaque main ça fait quatre, mais cent trente-sept menées ça comptait pour cinq cents, il y en avait quarante-huit de plus, c’était la donation quoi. Alors, vous voyez qu’un bateau qui avait cent mille huîtres de livrées, il en avait en réalité presque cent dix mille, des mangées quoi ! » Les huîtres sont déchargées à l’aide de fourches le long du bord, dans un endroit préalablement signalé par une ligne. A marée basse, les femmes recouvriront les tas avec de vieux filets et le lendemain commencera le tri — l’élection puis la vente. En 1948, à l’époque où Roger Vercel publie La caravane de Pâques, la grande époque de la pêche aux huîtres est déjà révolue. Son rapide déclin s’est amorcé à partir des années vingt, les bancs d’huîtres sauvages ayant été décimés par la surexploitation et la maladie.
Le chalut
La pêche au chalut à bâton demeure l’une des principales activités des bis-quines. Si les Cancalais ont pratiqué le chalut de longue date, ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que les Granvillais, victimes de la disparition des huîtres sauvages, se tournent davantage vers la pêche au poisson frais. En 1911, on compte à Cancale une quarantaine de grandes bisquines pratiquant le chalut.
Le chalut est constitué d’un filet formant une poche triangulaire d’une longueur totale de 16 à 18 mètres, avec une ouverture d’environ 10 mètres — parfois davantage pour les plus grands engins. Chaque extrémité du bâton, dont la longueur détermine l’ouverture du chalut, comporte un patin en fer plat forgé. Entre ces deux patins, le bourrelet, un cordage lesté de chaînes, constitue la partie inférieure de la gueule du chalut qui va raguer sur le fond, la lèvre supérieure étant transfilée sur le bâton. Les bras forment une patte d’oie dont les extrémités sont reliées à des pitons fixés en avant des patins; ils sont réunis et amarrés par un nœud d’écoute sur la corde de chalut, l’ensemble constituant le train de pêche.
Le chalutage se pratique non loin des côtes, dans les parages de Chausey, au Nord ou bien vers l’Ouest jusqu’en baie de Saint-Brieuc. La mise à l’eau du chalut s’effectue au vent du bateau, suivant une méthode bien définie. Il peut arriver que l’engin se positionne à l’envers, auquel cas les quatre matelots et le mousse — équipage habituel d’une bisquine armant au chalut — devront recommencer l’opération… sous les vociférations du patron. Les bras comportent des repères permettant de coordonner leur dévidement, de telle sorte que le bâton reste toujours bien perpendiculaire à la marche du bateau. La corde de chalut est ensuite filée jusqu’à ce que la longueur totale du train de pêche soit d’environ trois fois la profondeur d’eau. Alors la corde est tournée sur la bitte de l’avant, puis reprise à l’arrière à l’aide d’un bout — appelé livarnette ou chien — qui évitera au bateau de lofer. La pêche peut désormais commencer.
Pour remonter le chalut, le patron fait larguer la livarnette et la bisquine vient dans le vent. Les hommes embraquent la corde jusqu’à ce que les bras puissent être passés dans les bonhommes et tournés sur les ouinches de l’avant et de l’arrière. Lorsque le bâton arrive à hauteur de la lisse, l’équipage saisit le filet pour faire venir la poche du chalut le long du bord. Celle-ci est ceinturée par une élingue ou erse à baguer, puis amenée sur le pont à l’aide du palan de bastaque du grand mât. Les captures sont constituées essentiellement de poissons plats — soles, plies, turbots ou raies —, mais aussi de grondins qui affectionnent les fonds sableux.
De l’habileté du patron à utiliser au mieux les vents, les courants et les horaires de marée dépend le nombre de coups de chalut donnés et souvent le résultat de la pêche. Quoi qu’il en soit, la sortie n’excède jamais vingt-quatre heures, les bateaux rentrant au plus vite afin de vendre leur poisson frais.
Les cordes
D’autres bisquines arment pour la pêche aux cordes, ou lignes de fond. Sur les plus grandes, l’équipage est composé de sept à huit hommes qui embarquent pour une marée de trois à quatre jours. Des couchettes sont alors installées dans le poste avant, ainsi qu’un poêle servant au chauffage en hiver et surtout à la préparation de la soupe. Les lieux de pêche sont parfois très éloignés du port d’attache et il n’est pas rare, en période de morte-eau, que les grandes bisquines aillent tendre leurs lignes à plus de cent milles dans la Manche. Leur présence sur la route des cargos et des paquebots n’est d’ailleurs pas sans dangers par temps de brume.
Quand la bisquine est arrivée sur les lieux de pêche, l’un des deux canots embarqués est mis à l’eau à l’aide du palan de bastaque. Armée par trois ou quatre hommes, cette embarcation est mouillée sur une ancre. Environ une heure avant l’étale de pleine mer, lorsque le courant a bien perdu de sa force, l’extrémité de la ligne — le tends — est amarrée sur l’orin du canot et la bisquine s’éloigne en travers du courant. A l’arrière, un homme laisse filer la ligne qui peut atteindre jusqu’à quatorze kilomètres de longueur et porter 2 500 à 2 800 hameçons — appelés bains —, souvent boëttés avec du maquereau ou de la seiche. La ligne est maintenue au fond par des grappins sur lesquels on amarre une bouée tous les deux à trois kilomètres. Lorsqu’elle est entièrement mise à l’eau, le deuxième canot, armé par trois hommes, est à son tour mis à l’eau et mouillé lui-aussi sur une ancre. A son orin est amarrée l’autre extrémité du tentis. La manœuvre a duré environ deux heures.
Tandis que la bisquine, gouvernée par le patron et un homme resté à bord, croise à proximité des bouées sous voilure réduite, les hommes dans les canots attendent. On imagine leur angoisse lorsque la brume tombe et que le froid les saisit ; parfois ils entendent le bruit inquiétant des grands vapeurs qui pourraient leur passer dessus sans même s’en rendre compte. Et l’inquiétude n’est pas moindre lorsque le vent fraîchit brusquement et que la mer se forme… En 1910, la bisquine Les trois frères (CAN 944), patron Constant Chouamier, perdra ainsi trois hommes dans le Nord-Ouest de Jersey, leur canot ayant été chaviré par une lame avant qu’ils n’aient pu être ramenés à bord.
Quelques heures plus tard, lorsque le courant de jusant commence à diminuer, les hommes des canots entament le halage de la ligne en la faisant passer dans un réa fixé à l’avant. Le poisson est jeté dans le fond des embarcations ou directement dans des mannes d’osier. Les prises sont constituées principalement de raies, de turbots, de bas — chiens de mer —, ou de congres lorsque les lignes sont mouillées à proximité des roches. Pendant ce temps, la bisquine fait le va-et-vient entre ses canots pour les débarrasser des mannes pleines, des grappins et des bouées. Trois heures sont nécessaires pour relever l’ensemble du tentis. La pêche terminée, les canots sont embarqués et, tandis que l’équipage prépare à nouveau les lignes, le bateau met le cap vers d’autres lieux.
Du fait de l’éloignement des zones de pêche, des dangers encourus, mais aussi des gains obtenus, les équipages des bisquines armant aux cordes sont particulièrement respectés dans les ports. A Cancale où cette pêche se pratique de longue date, on a compté au début du siècle jusqu’à quatorze bisquines pêchant aux cordes. Plusieurs petites unités de Granville s’y adonneront également suite à la disparition des bancs d’huîtres. Mais après 1918, il ne reste plus que trois ligneurs inscrits à Granville, dont le Kléber, construit et armé en 1906 à Cancale, avant que son propriétaire, Eugène Lecossois, ne vienne s’installer dans le port normand.
Les régates
Voilier de travail à part entière, la bis-quine va cependant acquérir ses lettres de noblesse grâce aux régates et aux fabuleux gréements adoptés à cette occasion.
Les premières régates de Cancale ont lieu en 1845; les bisquines, les carrés et les petites unités courent chacun dans leur catégorie. C’est peu après cette époque que s’illustre la fameuse Mouette appartenant au patron Dubreuil; rachetée par Félix Lehoérff, cette unité ira battre les pilotes du Havre. A l’instar de leurs voisins, les Granvillais organisent eux aussi leurs régates annuelles. Puis ce sera le tour de Dinard, de Saint-Malo et même de Perros-Guirec. Jusqu’au tournant du siècle, les bisquines de Cancale vont dominer toutes ces compétitions dans leur catégorie. Ces joutes nautiques rem portent un tel succès qu’elles attirent des trains entiers de Parisiens.
A la fin du XIXe siècle, l’habileté des constructeurs granvillais, qui vont s’inspirer des formes usitées chez leurs homologues de Cancale pour ensuite les perfectionner, permet aux patrons du port normand de lutter à armes égales avec leurs concurrents. Ce n’est pas un hasard si dès 1886 PEdouarg une bisquine construite par Louis Julienne, remporte les régates du Havre. Quelques années plus tard, le Vengeur et la Rose-Marie, deux autres unités du même charpentier, donnent du fil à retordre aux Cancalais. Dès lors, de sérieuses empoignades vont avoir lieu au cours de ces régates où la rivalité légendaire entre les deux ports ne manque pas de s’exprimer.
Les jours qui précèdent les rencontres sont consacrés à la préparation du bateau. Celui-d est échoué et béquillé, de telle sorte que les hommes puissent poncer la carène et l’enduire de suif, afin de favoriser son passage dans l’eau. Le gréement est entièrement vérifié et l’on va sortir pour l’occasion, outre le tapecul et son hunier, le petit et le grand perroquets — que l’on nomme à Granville les rikikis -et la bonnette. Mât de misaine et grand mât possèdent en tête un cercle métallique pour recevoir les mâts de perroquet, qui seront assurés ensuite par de sérieuses roustures. Une douzaine d’hommes s’avère nécessaire pour maîtriser ce gréement de régate. Il est vrai qu’au total la surface de voilure peut alors dépasser les 350 mètres carrés.
Le départ est généralement donné en ligne, chaque bateau étant amarré sur son tangon (bouée); inutile de préciser que l’excitation est grande à bord, le spectacle grandiose, et que chacun sur l’eau comme à terre retient son souffle. Les voiles sont établies, hormis le foc, qui demeure ferlé sur le bout-dehors. La misaine est bordée plat et la grand voile faseye. Au coup de canon le foc est envoyé, l’amarre larguée et le bateau abat par l’intermédiaire d’un croupiat que l’on a pris soin de préparer. Ce dernier largué, foc et grand voile sont bordés et les concurrents s’élancent dans un même ensemble.
Les bouées matérialisant le parcours sont le plus souvent des canots mouillés, arborant le pavillon national, à bord desquels se trouvent les juges-commissaires. Ces derniers doivent avoir parfois de sérieuses frayeurs ! Un concurrent qui refuse la priorité a toutes les chances de se voir aborder et bon nombre de bout-dehors ou de queues-de-malet ne se remettront pas de ces virements de marques. La plupart des patrons se font bien sûr un point d’honneur de ne jamais réduire la toile -à moins que cela ne fasse partie de la tactique de course. Et cette obstination n’est pas sans danger; on raconte ainsi la mésaventure d’une bisquine de Cancale qui, au cours d’un empannage malheureux lors d’une arrivée de régate à Granville, démâta complètement !
La combativité des équipages s’explique évidemment par le souci du prestige, mais aussi par les prix en espèces qui sont loin d’être symboliques. Les 250 ou 300 francs-or, auxquels s’ajoutent médailles, jumelles, longue-vue ou vase de Sèvres, attribués au premier, ont de quoi motiver les énergies.
Après l’arrivée, le bateau gagnant envoie le pavillon national en tête de grand mât, le second au mât de misaine. Quant au dernier, la tradition lui commande de hisser des balais dans sa mâture. Les réclamations sont fréquentes, et il n’est pas rare que des rixes éclatent entre les équipages après qu’ils aient débarqué. Les femmes ne sont d’ailleurs pas les dernières à prendre parti, ce qui donne parfois lieu à de cocasses échauffourées.
Emmanuel Delarose se souvient de la dernière régate de la Mouette (CAN 37) à Edmond Lehoërff — seconde du nom, construite en 1894 à La Houle —, à bord de laquelle il avait pris place : « C’était en juillet 1931, le bateau avait 37 ans, il était échoué sur les vases et son propriétaire attendait la marée d’équinoxe pour le monter au plain et le démolir. Son fils Félix était au cours de navigation avec moi à Saint-Malo, on était douze Cancalais cette même année à préparer notre brevet de capitaine. A nous tous, on a décidé de réarmer la Mouette pour les régates. On l’a grattée, elle avait des berniques et de la barbe en pagaille. On a fait des petits rafistolages et du calfatage et nous l’avons regréée avec les mâts de perroquet. Quelqu’un a dit : « elle a la musique dans l’étrave », la musique c’est le rigodon qui est donné sur la cale pour le bateau qui arrive le premier, alors l’équipage danse sur le pont.
« Le lendemain matin, il y avait des vents de suroît, force 5. Le patron a dit de démâter les mâts de perroquet et le mât de tapecul. Il ventait dur, le père Le-hoërff voulait mettre le foc numéro 2. Mais son fils a dit : « Si tu mets celui-là je débarque ! » Et le père a répondu : « Mets celui que tu veux ! » Alors on a préparé le grand foc et on est parti prendre notre bouée. On avait passé une livarnette sur le croupiat pour mettre en travers, au cap qu’on voulait, les voiles bordées à plat et le foc amuré et amarré sur le bout-dehors avec une garcette. Le grand hunier était à poste et le petit prêt à envoyer. On avait tiré les bouées au sort le samedi à la salle des pêcheurs, et nous on avait la deuxième bouée au vent. C’est un avantage : celui qui est au vent, il masque l’autre et ça lui permet de laisser porter un peu et de bien remplir les voiles. Le Saint-François était au vent à nous et le Courlis sous notre vent.
« Juste avant le coup de canon du départ, on commençait à choquer un peu, pour prendre de l’erre, en cachette quoi, et hop ! On a tout foutu dehors et vire le foc ! V’là le batiâo parti ! Ah nom de diou ! celui qu’était au vent à nous il met son petit hunier, et nous aussi. Nous v’là arrivés en tête à la bouée du Sud. On a viré vers la bouée de l’Est. On aurait bien envoyé la bonnette ou mis les voiles en ciseaux, mais il y avait trop de vent, alors on a laissé filer les écoutes.
« Quand on est arrivé à la bouée de l’Est, pour aller chercher la bouée du Nord, fallait empanner. Le bateau était plein d’eau, ça nous pissait entre les membres, mais comme on dit aux régates quand ça gîte : tant que l’eau n’arrive pas au piton de misaine on n’amène pas ! On avait une pompe en bois, mais ça ne suffisait pas et on a écopé avec des seaux. Nous devions faire deux tours. On avait embarqué cent sacs de sable de vingt id-los, deux tonnes de lest qu’il fallait mettre au vent en virant de bord. L’eau montait dans la cale et on perdait notre avance. Enfin on a gagné le prix, mais pas loin de couler. Après, Lehoërff a échoué le bateau devant sa porte et il n’a plus bougé de là. C’était fini pour la Mouette, elle a été démolie à la grande marée. »
La Mouette et la Perle (CAN 55), à Auguste Lehoërff, sont les noms qui reviennent le plus souvent dans les souvenirs des Cancalais. Avec quelques autres, ces deux bisquines ont fait la fierté des équipages qui les armaient, mais aussi celle de toute la communauté maritime pour laquelle les régates représentaient bien plus qu’un simple jour de fête.
Après le premier conflit mondial, la construction des bisquines va considérablement diminuer. Certaines vont pratiquer le cabotage, d’autres s’illustrer dans le pilotage, où leurs qualités de marche leur permettent de rivaliser à certaines allures avec les cotres. La motorisation alourdissant les coques et réduisant les gréements à l’extrême, les régates de l’entre-deux-guerres n’auront plus le panache d’antan.
Louis Julienne, constructeur granvillais
Né en 1842, Louis-Marie Julienne entre en 1860 au chantier Leclerc, et passe deux ans plus tard chez Lebuffe. Reçu maître-constructeur à Cherbourg en 1865, il fonde alors son propre chantier qui travaillera pour le commerce, la grande pêche, la plaisance et le pilotage.
Contrairement à la pratique courante des charpentiers bas-normands de l’époque, qui déterminent les formes des navires à partir de demi-coques qu’ils sculptent, la conception des bateaux de Julienne découle directement du dessin. S’il existe encore des demi-modèles de ses bateaux, ils ont vraisemblablement été réalisés après construction pour en conserver la mémoire ou permettre à de futurs clients d’en visualiser les formes. Cependant, nous ignorons toujours comment Julienne a appris à représenter le volume complexe d’une carène de navire. Sa maîtrise du trait est parfaite, ses plans, parfois aquarellés, sont extrêmement précis et, ce qui est plus rare, apportent souvent de nombreux détails concernant la disposition et les dimensions des pièces de charpente ou des emménagements. Et si d’ordinaire, les charpentiers constructeurs ne participent pas à l’élaboration du gréement et de la voilure, Julienne s’intéresse à tout. Même les espars sont dessinés en détail, figurant sur les plans comme les pièces minutieusement rangées d’un petit modèle en chantier !
Il est dommage de ne pas connaître ce qui se faisait avant Julienne à Granville et à Cancale, les constructeurs du port breton n’ayant pas laissé de plans, car ils ne travaillaient semble-t-il qu’à partir de demi-coques ou de gabarits. A notre connaissance, le seul plan authentique d’une bisquine de Cancale est celui de la Perle, relevé par Jean Le Bot. Construite à l’apogée de la bisquine, cette unité peut être comparée avec la Rose-Marie, certainement le dernier grand bateau lancé par Julienne. Il s’agit dans les deux cas d’un tracé de coque parfaitement abouti, allié à la perfection d’un type de gréement.
On trouve dans Le Yacht le plan de formes d’une bisquine qui aurait été construite par Julienne, et qui n’a pu qu’être retracé d’après le dessin original (il a servi de base à notre plan de modélisme). Dans les années 1890, les grandes bisquines de la baie du Mont-Saint-Michel ont atteint la perfection dans leurs formes. Il est difficile d’imaginer, surtout en évoquant le climat de compétition existant entre Granville et Cancale, que chacun des deux ports n’ait pas profité des progrès initiés par son concurrent. Pourtant, rien ne permet actuellement de l’affirmer et il subsistera certaines différences fondamentales de conception entre les formes des bisquines : ainsi à Cancale, l’avant des bateaux est-il plus porteur que l’arrière, tandis qu’à Granville, ces volumes d’extrémités sont plus équilibrés.
François Renault
Reconstructions
Les dernières bisquines disparaissent durant les années quarante. La vétusté, le manque d’entretien des bateaux qui ne sortent plus et les destructions perpétrées par les belligérants auront raison des quelques survivantes de la grande époque.
Il faudra attendre la fin des années soixante-dix, et le regain d’intérêt pour le patrimoine maritime, pour que chercheurs et passionnés puissent, à l’aide de publications de grande qualité, faire découvrir au public l’histoire de la voile au travail. Jean Le Bot, qui fut sans doute le premier en France à recueillir des données précises sur un voilier de travail, fait partie de ces pionniers, et ses travaux, menés de longue date avec la compétence et la précision qu’on lui connaît, vont constituer une documentation essentielle pour l’avenir.
L’élan est donné, sous l’impulsion énergique des membres de l’Association bis-quine cancalaise (ABc); avec l’appui financier de la municipalité, la charpente axiale d’une nouvelle bisquine est montée sur le quai de La Houle, au mois de septembre 1985. Le plan retenu est celui de la Perle de 1905, bisquine de 35 pieds construite par le chantier Bouchard. Jean Le Bot en avait relevé les formes vers 1950, à l’époque où elle était encore échouée sur la grève de l’Epi.
Le chantier est mené par trois constructeurs régionaux : Raymond Labbé et Alain Leclerc de Saint-Malo, et Charles Fresneau de Saint-Lunaire, tous spécialistes de la construction bois. Les Affaires maritimes ayant demandé de rehausser les pavois de 17 centimètres par rapport au plan d’origine, la voûte sera rallongée afin de conserver la ligne du bateau.
Dès lors, la construction ne va cesser de susciter adhésions et soutiens. De nombreux partenaires publics et privés s’impliquent dans le financement et, au printemps suivant, la pose des membrures donne une idée plus précise des formes du bateau à naître. Le bordage concrétise les efforts engagés avec les encouragements de la quasi-totalité des Cancalais, qui ont vite compris que ce voilier serait aussi le leur. Certains ont acheté une membrure, d’autres un bordé ou une pièce d’accastillage ; ils recevront un certificat de propriété et l’association dépasse bientôt les six cents adhérents 1 Le mécénat de plusieurs entreprises permet d’envisager la fin de la construction avec sérénité.
Samedi 18 avril 1987, il est 10 heures 37, une grande coque noire de 18,10 mètres glisse lentement vers la mer. Les milliers de spectateurs venus assister au lancement de La Cancalaire sont ravis. La bis-quine prend contact avec son élément, sous les applaudissements de la foule massée sur les quais de La Houle. Les membres de l’association ne sont pas peu fiers, et ils méritent bien les ovations dont ils sont l’objet. A l’époque, les reconstructions de bateaux traditionnels se comptent sur les doigts de la main, et La Cancalaise est le plus grand d’entre eux.
Après le mâtage, on procède au calage de l’étambrai. La forte quête du grand mât ne simplifie pas la tâche, mais le jeu de cales réalisé par le chantier Labbé est une véritable œuvre d’art exécutée au dizième de millimètre. Du soin apporté à cette opération dépend la bonne tenue du mât, dont le gréement dormant, si particulier, n’autorise aucun à-peu-près. Les travaux de finitions et d’emménagements se poursuivent à flot. Puis ce seront les premières sorties avec plusieurs anciens marins qui ont navigué sur les bisquines. Leurs conseils vont être extrêmement précieux et riches d’enseignements pour le nouvel équipage.
Ainsi Cancale a désormais sa bisquine, et du côté de Granville on ne peut y rester indifférent. L’exemple est donné et la dynamique se met en marche. Sous l’impulsion de Daniel Denis, l’Association des vieux gréements granvillais (AVGG) est bien décidée à s’investir à son tour afin de convaincre les décideurs de l’opportunité pour Granville de construire elle aussi sa bis-quine. Il faut aller défier les Cancalais !
En décembre 1988, La Granvillaise est mise en chantier dans les ateliers de Claude Anfray, sur les plans de la Rose Marie. « On avait à la bibliothèque municipale de Granville un plan de cette bisquine, précise Daniel Denis. C’était un relevé qui avait été effectué par l’amiral Pâris. Nous sommes partis là-dessus pour lancer notre projet. Puis nous avons fait la connaissance du petit-fils de Louis Julienne, lequel a retrouvé dans ses archives familiales les plans originaux de la Rose-Marie et a accepté de nous les confier. »
De dimensions presque identiques à celles de la Perle, la Rose-Marie a un brion plus arrondi, une voûte plus courte et une quille davantage en différence. Son maître-couple présente des fonds presque en V et les flancs sont nettement frégatés. Séduit par ce projet de reconstitution, le chantier Anfray aura vraiment à cœur de réaliser un travail en tous points remarquable. « On n’aurait pas pu passer une feuille de papier à cigarette dans les assemblages », précise Daniel Denis. Et de fait, La Granvillaise est un bijou, dont la qualité de finition très poussée pour un bateau de travail est bien dans l’esprit de Julienne.
Là encore, la municipalité et les collectivités locales vont prendre à leur charge une part importante du financement. Les Granvillais, eux aussi fiers de leur identité et de leur histoire, adhèrent en masse à l’association. De nombreux particuliers ou entreprises achètent un élément de la bisquine : membrure de chêne, bordé d’iroko, barrot de pont… et le comité local des pêches offre le grand mât.
Le 15 avril 1990 La Granvillaise est mise à l’eau en présence de dix mille spectateurs. En bonne voisine attendrie, La Cancalaise a bien évidemment traversé la baie pour assister au baptême de sa future rivale dans les régates que les deux associations ne vont pas manquer d’organiser. Déjà, rendez-vous est pris pour en découdre, d’abord à Cancale en juillet, puis à Granville en août. La Granvillaise remportera la première manche, mais toutes les autres seront à porter au crédit des Cancalais.
Premiers bords
Les premières sorties sont l’occasion pour beaucoup de découvrir les qualités et les exigences du gréement de bisquine. Il faut alors tirer parti des conseils des anciens qui ont embarqué avec plaisir et vite retrouvé les gestes d’antan. Yvon Georges, chef de bord de La Cancalaise, se souvient : » Avant de virer, les vieux disaient : « file le foc I » On se demandait pourquoi. En voile moderne, on avait appris qu’il ne fallait surtout pas choquer avant de virer. Puis on s’est aperçu que le foc est placé tellement en avant du centre de rotation du bateau qu’il freine complètement le virement de bord s’il reste bordé. Maintenant nous faisons comme eux, on file en grand l’écoute de foc, on le laisse bien faseyer et on vire. »
L’absence d’étais et le haubanage réduit à l’essentiel, en dépit d’une généreuse surface de toile, constituent le souci majeur de l’équipage, car les espars actuels n’ont pas les qualités des beaux brins de pitchpin d’autrefois. Inquiétude justifiée par la rupture du grand mât de La Cancalaise au large des Héaux de Bréhat. Suite au choc brutal de l’étrave contre une vague, le mât, cassé net, s’est abattu sur le pont avec sa vergue de hunier. On s’apercevra par la suite que cet espar en pin Douglas présentait une couronne de nœuds invisible constituant un point faible qui fut à l’origine de l’incident. Dès lors l’association adopte des espars en lamellé-collé, plus robustes et surtout plus légers, qui permettront de gagner du poids dans les hauts. Il en est de même pour les vergues, particulièrement lourdes dans leur version d’origine. Le fardage sera ainsi diminué du fait de l’échantillonnage moins important. En outre, ces vergues plus légères seront aussi plus faciles à hisser en équipage réduit.
« C’est la houle qui fait beaucoup travailler le gréement, précise Yvon Georges, l’avant du bateau est bien défendu et les chocs dans les vagues engendrent des coups de fouet au niveau des vergues. Parfois nous sommes obligés d’amener les huniers, non pas à cause du vent mais du fait de l’état de la mer. » Pour cette raison, par mer formée, l’équipage grée désormais sur le grand mât des fausses bastaques qui partent du capelage et font office, suivant l’allure, soit d’étais, soit de pataras raidis sur les taquets arrière avec des palans-mousse (petits palans mobiles). Cette disposition est notamment adoptée en régate, lorsque les trois étages de voiles sont établis. Pour la marche au près, le mât de misaine est moins soumis aux inconvénients des coups de mer de l’avant, du fait de la présence de la drisse de foc et de l’écoute de misaine qui contribuent à le maintenir dans l’axe longitudinal. Aux allures de largue, les mâts sont tenus par les bastaques raidies par un palan d’itague. La rupture d’une telle bastaque survenue au cours d’une régate coûtera à La Cancalaise son premier mât de misaine en lamellé-collé.
Manœuvrer une bisquine
C’est donc l’expérience qui va former les équipages des nouvelles bisquines. L’établissement des trois étages de voiles, s’il pouvait paraître compliqué au début, fait désormais partie des manœuvres habituelles. Une demi-heure suffit pour envoyer l’ensemble de la toile, à condition de prendre les précautions qui s’imposent. Établir successivement basses voiles, huniers et perroquets nécessite en effet de mettre en attente sur les vergues — qui devront être hissées bien à l’horizontale — les écoutes des voiles supérieures. L’oublier pourrait obliger à tout amener pour reprendre la manœuvre.
Misaine bordée presque plat et grand voile légèrement débridée, la bisquine marche assez bien au plus près, et remonte jusqu’à environ 55 degrés du vent. Là encore, l’état de la mer est déterminant : si le bateau se plante dans la vague, il peut s’avérer nécessaire d’abattre de 10 ou 15 degrés pour reprendre de la vitesse. La présence du tapecul, très en arrière, est importante pour la marche au près et déterminante dans l’équilibre de l’ensemble. Neutre ou légèrement ardent à la barre, le bateau saura confirmer la justesse du réglage.
Les trois voiles superposées ne nécessitent pas de réglage particulier l’une par rapport à l’autre. Simplement, le vrillage doit être homogène et l’on fera en sorte de border les écoutes de manière à ce que l’ensemble se comporte comme une seule voile. Aux allures portantes, il est cependant parfois difficile de border tout le phare avec la seule écoute de misaine ou de grand voile. En régate, l’équipage bosse un palan-mousse pour reprendre sur l’écoute et éviter la perte de temps qui consiste à lofer, border puis réabattre.
Chacun s’accorde à dire que ce gréement doit « respirer », et l’on donnera volontiers du mou aux écoutes de grand voile. « Faut pas border les voiles trop plat, précise Emmanuel Delarose. Faut qu’elles soient pleines. Bien étarquer les voiles quand il y a du vent et laisser libre quand il y a du petit temps. » Puis il ajoute : « La misaine, c’est la voile qui fait marcher le bateau; le phare de l’avant, c’est comme avec un chloup, si vous lui amenez sa trinquette, vous lui coupez les jambes ! »
Le virement de bord par petit temps nécessite de ne pas trop border la grande voile, laquelle, située presque dans l’axe du bateau, est la première à reprendre le vent. Il faut alors trois à quatre minutes pour retrouver la vitesse initiale.
Comme les équipages en feront vite l’expérience, la nécessité de réduire la toile — en amenant les voiles hautes — dépend davantage de l’état de la mer que de la force du vent. En effet, avec un lest intérieur de 12 tonnes, la bisquine bénéficie d’un couple de rappel important. Toutefois, bien qu’il soit assez raide à la toile, le bateau gîte facilement, sans pour autant que cela présente un réel danger. Pour ces raisons, il est sage d’amener les perroquets à partir de force 3, et les huniers à force 4… à moins que l’on ne se contente de faire masquer ces derniers dans les surventes.
Cette manœuvre consiste à filer de la drisse, sans toucher aux amures ni aux écoutes; alors le hunier bascule et tombe à l’envers, suspendu par son écoute, derrière la voile basse. Ainsi, les 40 mètres carrés du grand hunier peuvent-ils être effacés en quelques secondes. On peut ensuite, si nécessaire, l’amener tranquillement sous le vent en choquant l’écoute et la drisse simultanément, une bouline servant à maîtriser la voile; on prend soin de ne pas choquer l’amure trop tôt afin d’éviter qu’elle ne fasse cerf-volant. Le nez de vergue du grand hunier est alors passé à l’intérieur de la bastaque en conservant l’écoute bridée, ce qui lui évite de partir. Puis on amène l’arrière, avant de tout affaler sur le pont. Le hunier est enfin ferlé sur sa vergue, avec la bouline ou des rabans, et recouvert d’un taud de protection. Cette manœuvre peut être réalisée sous n’importe quelle allure, à condition d’avoir le contrôle de la vergue avant de choquer l’amure.
Prendre un ris dans la grand voile nécessite une attention particulière du fait de la présence d’un double point d’amure. Le palan d’amure est fixé sur la première cosse de ris par une poulie double à croc à ciseau; son dormant passe dans une autre poulie double fixée sur le pont et se tourne sur un cabillot aiguilleté avant de rejoindre le point d’amure. La technique utilisée actuellement par les Cancalais consiste à bosser une amure provisoire en passant un raban dans les cosses avant de choquer la drisse et de refixer le palan d’amure. La difficulté de cette manœuvre, assez pénible par forte brise ou mer formée, va conduire Yvon Georges à adopter un système de bosse passant en double pour revenir au pont par une poulie de renvoi avant de rejoindre un palan-mousse. A bord de La Granvillaise, on préfère amener carrément la voile pour prendre les ris.
L’empannage ne présente pas de difficultés particulières, à condition de pouvoir contrôler la voile en bordant plat avant de choquer doucement dès qu’on a passé le lit du vent. L’importante surface de voilure — plus de 80 mètres carrés pour la grand voile seule — nécessite toutefois du monde sur les palans d’écoute.
« Pour faire donner le maximum au bateau, précise Yvon Georges, il faut être au moins sept ou huit équipiers habitués à la manœuvre. Il faut de la force physique, mais ça ne suffit pas; mieux vaut avoir le bon geste, car un bateau de quarante-cinq tonnes ne se manœuvre pas comme un petit voilier ! »
Des outils pédagogiques
Dès le début de la construction, les deux associations se sont préoccupées de la gestion de leur bisquine. D’avril à octobre, les bateaux naviguent régulièrement et embarquent scolaires, classes de mer, comités d’entreprise ou particuliers désireux de naviguer une journée ou une demi-journée sur un bateau traditionnel. Douze couchettes dans le carré avant et cinq dans le poste arrière permettent aussi d’embarquer des passagers pendant plusieurs jours. La présence des îles Chausey, à quelques milles des deux ports et, au Nord-Ouest, celle des Minquiers et des îles anglo-normandes, offrent de magnifiques buts de croisière. Sachant que la bisquine est un médiocre bateau de près par mer formée, les conditions météorologiques conditionnent parfois les destinations.
La législation autorise l’embarquement de seize personnes en troisième catégorie, vingt-cinq en quatrième, voire quarante-deux en sixième, ce qui permet d’accueillir une classe entière et ses accompagnateurs. A l’expérience, ces voiliers parfaitement fiables se révèlent être d’extraordinaires outils pédagogiques. Aussi, tout en faisant marcher leur bateau, les équipages mettent-ils tout leur cœur à informer les passagers et à les intéresser à la manœuvre. Et ces derniers ne manquent pas de se piquer au jeu. On a ainsi vu une fillette de neufs ans embarqués depuis quelques heures, cramponnée à la barre, donner de la voix pour crier « parés à virer 1 » et morigéner un équipier qui n’avait pas répondu assez vite au commandement.
La Granvillaise navigue suivant la formule d’exploitation commerciale des « navires à utilisation collective » (Nuc), avec un patron et un bosco salarié à l’année. Les Cancalais en revanche ont préféré une gestion associative, mais une demande est en cours auprès des Affaires maritimes, afin que leur bisquine puisse naviguer en Nuc avec un patron et un matelot breveté, en périodes alternées, durant les mois d’été. D’un côté comme de l’autre, les projets ne manquent pas pour tirer un parti patrimonial encore accru des deux bateaux. A Cancale par exemple, après un premier essai de pêche à la drague, la bisquine va être équipée de ouinches afin de pouvoir participer à la prochaine « caravane » parmi les dragueurs ostréicoles modernes. Une démarche exclusivement culturelle, destinée à retrouver les anciens gestes du métier et à étudier le comportement du voilier en pêche. Un chalut à bâton est également en cours de fabrication, qui sera bientôt testé. Enfin, l’acquisition d’un authentique canot de bis-quine, construit à Douarnenez par les Ateliers de l’Enfer, permet d’envisager de réarmer les cordes. Affaires à suivre…
Remerciements : Emmanuel Delarose, Louis Julienne, Yvon Georges, Linda Salama et les membres de l’Association pour la bisquine cancalaise; Daniel Denis et les membres de l’Association des vieux gréements granvillais, Francis Laîné, France Maillard, Jean Raquidel.
Bibliographie : Jean Le Bot : Bateaux des côtes de Bretagne Nord (Editions Glénat); Bisquines de Cancale et de Granville (Editions des Quatre Seigneurs, Grenoble). François Renault : Bateaux de Normandie (Editions Le Chasse-Marée/Armen, Douarnenez). Denis-Michel Boell : Les bisquines (Editions Le Chasse-marée/Armen). La collection des Cahiers de la vie à Cancale.