Par Nathalie Couilloud – Depuis quatorze ans, le « Grand Léjon » trace son sillage avec bonheur dans les eaux de la Manche. Modèle de vie associative, travail de fond pour la transmission du savoir-faire, riche programme de navigation, atelier de chants de marins… la famille du lougre de la baie de Saint-Brieuc n’a pas failli dans ses objectifs initiaux et a su prouver sa cohésion dans la durée.
Après tout, c’est un sablier: sortez les pelles! » En cette fin de journée, e Grand Léjon vient de s’échouer mollement au pied des maisons de Saint-Laurent-de-la-Mer, à quelques encablures du chenal d’entrée du Légué, dont on aperçoit sur tribord la bouée verte. C’est par cet échouement que s’achève ce que les habitués du lougre ont coutume d’appeler « la tournée des plages », qui consiste à raser le rivage au plus près, l’œil rivé sur le sondeur, pour se faire admirer des touristes. Quand il y en a, car en ce pluvieux mois d’avril, le temps n’incite guère aux promenades sur l’estran. « Tous à l’avant! » lance le chef de bord. Las! Nous ne sommes pas assez lourds pour faire basculer la puissante carène du « Gros Léon »!
Plantés pour plantés, autant observer les évolutions des voiliers qui reviennent au bercail: ils seront à l’apéro avant nous! La mer monte, nous décollons… pour talonner quelques mètres plus loin. A ce rythme, ils auront même fini le dessert avant qu’on passe le seuil. Nouveau frémissement. Personne n’ose bouger. Un cri vient de l’arrière: « C’est bon! » Alors, vrai, on repart? Cette fois, c’est la bonne et nous filons sur une mer d’huile pour prendre notre tour dans le chenal d’entrée. Quelques demi-clés plus tard, nous voilà serrés dans l’écluse, défenses en place, les deux aussières de pointe à poste. Plus tard, alors que nous embouquons la rivière, depuis la fenêtre d’un immeuble, un jeune homme nous lance un « J’arrive! » tonitruant. Dix minutes après, cet adhérent sera sur le quai pour prendre les bouts.
Pour cette première sortie de la saison, le temps s’est montré déplorable avec une pluie ininterrompue et une absence de vent presque aussi radicale, qui nous a privés du pique-nique au mouillage. Et, pourtant, la journée a été agréable : un chef de bord aguerri, une grande complicité dans l’équipage et, sous les cirés dégoulinants, beaucoup de chaleur humaine. Car les équipages du Grand Léjon forment une vraie famille. Attachante. Il y a « Gégé », Gérard Duval, dont le sac est toujours prêt à être jeté à bord avec sa bonne humeur par-dessus. Presque tous les week-ends en mer et cinq semaines de croisières effectuées en 2006 sur les six organisées… ce qui lui vaut l’affectueux surnom de « bernique du Grand Léjon »! Il y a Pierrot Beltante de la Tête des trains, le café qu’il tient dans les plaines de Seine-et-Marne, où il organise chaque année le festival de la Betterave musclée ! Nombreux sont ceux qui se renseignent pour savoir sur quelle croisière il est inscrit, car sa renommée de coq a fait le tour de la Manche. « On préfère la tambouille à l’ancienne aux boîtes en fer-blanc », affirme Pierrot, qui a concocté un recueil de recettes mitonnées à bord pour former la relève !
Il y a Gaby Lassale, le bricoleur génial. « Lorsqu’on m’a parlé de la reconstruction d’un voilier traditionnel, je me suis dit: chic! pas de modernisme, pas d’électricité à bord ! Donc, pas besoin d’électricien! » Mais Gaby a dû déchanter: ses compétences d’électricien sont vite devenues indispensables. En 1992, il adapte un tableau électrique, récupéré chez un ferrailleur pour 30 francs, qui a fonctionné jusqu’à ce que l’association puisse le remplacer. Il a aussi fabriqué, avec Philippe Saudreau, un guindeau à l’ancienne à partir d’un treuil de chantier naval à manivelle et de différentes pièces de récupération. Les équipages ne craignent plus maintenant de remonter la pioche de 60 kilos et ses brasses de chaîne. C’est aussi Gaby qui a dessiné et façonné la belle enseigne de la Maison du bosco, local de l’association.
Ce n’est pas un frimeur mais un bon vieux lougre
Ils sont nombreux à s’être ainsi unis pour la bonne marche du lougre, chacun apportant sa petite bille dans les roulements de ce bateau pourtant dénué du moindre winch. Les gens du Grand Léjon sont plutôt du genre discret. Dans les fêtes maritimes, ce ne sont pas les plus bruyants, mais quand il faut chanter, ils ne sont pas les derniers. Entre eux, les relations se jouent sur le mode de la complicité et du respect. Pas de démesure, de la tempérance!
C’est peut-être le bateau qui veut ça. Lui non plus, ce n’est pas un frimeur, plutôt un père tranquille, assez débonnaire, large de flancs, pas taillé pour la flambe, mais pour le labeur. Des formes rondes, de paisibles couleurs vertes, des voiles brique délavée. Si certains bateaux impressionnent par leur voilure démesurée, par les exploits pour lesquels on les sent taillés, lui rassure. Rassurants son large pont, ses mâts solides, ses hauts pavois. Sa silhouette attire la sympathie. Dans les bistrots, aux fenêtres des maisons, on ne compte plus les maquettes qui le représentent. C’est le bateau de la baie. Comme le phare dont il porte le nom, on n’imagine plus le paysage sans lui.
A l’approche de Saint-Brieuc, sur la RN 12, un panneau le signale comme une promesse de beaux voyages. Mais c’est surtout au passé du port de pêche du Légué que le Grand Léjon rend hommage, et plus particulièrement à la Jeanne d’Arc, un lougre de 1896 dont il est la réplique. Sur les plans de ce bateau, donnés à l’association par Jean Le Bot, le constructeur Louis Lemarchand avait noté au crayon la mention : « Très bon bateau ».
Une chance que Jean Le bot ait conservé les archives du charpentier de La Landriais, car les plans de la Jeanne d’Arc sont les seuls qui existent de ce type de lougre, dont le gréement évoque, en plus modeste, celui des bis-quines voisines. Portant deux mâts avec misaine et grand voile, il n’arbore un hunier que sur le grand mât. Pour faciliter les manœuvres, les vergues s’établissent de part et d’autre du mât, et l’on s’abstient de gambeyer au virement de bord. Comme les plus grands lougres de l’époque, le Grand Léjon a un bel arrière à voûte terminé par un tableau. Sa coque, robuste et puissante, rappelle que ces bateaux de la fin XIXe et du début du XXe siècle, quand ils ne pratiquaient pas la pêche fraîche au chalut, faisaient aussi office de sabliers et venaient échouer dans l’estuaire du Gouêt, au lieu-dit Sous-la-Tour. « La Jeanne d’Arc était un bateau fort, très porteur de l’avant pour supporter la traction du chalut. Mais il devait être relativement bon marcheur afin de pouvoir remonter dans le vent pour le trait suivant sans se mettre au plain. » A l’époque, les lougres du Légué étaient menés par six hommes, plus occupés à la manœuvre du chalut qu’à celle des voiles, d’une surface totale de 140 mètres carrés. Ces bateaux, très sollicités, avaient une durée de vie limitée et ils ont disparu après la Première Guerre mondiale.
« Nous repartons au charbon, la foi chevillée au corps »
En décembre 1987, Philippe Saudreau et Gilles Rot organisent une première réunion pour réfléchir à la reconstruction d’un bateau de travail représentatif de la baie de Saint-Brieuc. Six ans plus tôt, Philippe restaurait un cotre de Carantec quand il a vu paraître le premier numéro du Chasse-Marée: « Je me suis dit qu’on n’était pas tout seul à s’intéresser au patrimoine maritime. » Mais c’est surtout l’aventure de la Cancalaise qui va préparer le couffin du Grand Léjon. « On est allé voir la bisquine à Ploumanac’h, durant l’été 1987, et on s’est dit: pourquoi pas nous? » En 1988, Le Chasse-Marée a lancé son concours « Un bateau pour chaque port ». L’association est créée la même année, en juin 1988, après une rencontre avec Jean Le Bot, au Légué, dans la maison de Mme Jouve-Kermarec, l’historienne locale. « Ouest-France a titré « Les douze apôtres du Grand Léjon ». En fait, on était six… et il y avait six journalistes sur la photo! »
Dès lors, plus rien n’arrêtera les fondateurs. Le charpentier Yvon Clochet accepte le chantier après quelques hésitations. Il ne reste plus qu’à trouver 1,5 million de francs! Une tâche d’autant plus difficile que les élections de 1988 chamboulent le paysage politique. « Nous repartons au charbon, la foi chevillée au corps! » Le conseil régional accorde la première subvention: 150000 francs. Yvon Co-chef commence à tailler la quille dans son atelier de La Roche-Jaune, près de Tréguier. Comme le constructeur a refusé de travailler sur place, l’association fera transporter la charpente axiale du bateau pour l’exposer au printemps 1989 devant le musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc.
« La première commune à nous avoir aidés, c’est Langueux, qui nous a accordé 75 000 francs sur trois ans. Elle n’avait rien à gagner, parce qu’il y avait peu de chance qu’on vienne un jour tirer des bords dans les champs d’oignons ! Mais on ne la remerciera jamais assez, car c’est elle qui a allumé la mèche; les autres se sont senties piquées au vif et elles ont réagi. » Plérin va verser 15 000 francs sur trois ans et Saint-Brieuc 106 000 francs. Le total des subventions des collectivités publiques s’est élevé à 872 000 francs, la palme revenant au conseil régional (480000 francs), suivi du conseil général (175000 francs), soit le coût de la coque nue. Tout le reste — la moitié du budget! — sera réuni par les bénévoles grâce à la vente de milliers de pin’s, auto-collant, aquarelles, tee-shirts, membrures fictives… Le Crédit agricole, via sa Fondation, verse 220000 francs, qui, ajoutés aux cotisations et à divers dons, permettent de boucler le budget.
« Nous n’avons jamais engagé une phase de travaux avec Yvon sans être sûrs de pouvoir le payer. Dès qu’on avait les sous, on commandait le travail. C’est pour ça qu’on avait divisé les travaux en quatre tranches. Et on a tenu notre pari. » Jean-Luc Huet, l’actuel président de l’association, voit dans cette quête originelle des subsides l’un des fondements de la cohésion de l’association : « C’est sans doute parce qu’on a autant galéré pour réunir les fonds qu’on est restés aussi soudés. Sur d’autres projets, on a vu l’argent tomber du ciel et, aujourd’hui, il n’y a plus personne pour s’occuper du bateau. Nous, on a écumé toutes les fêtes maritimes pendant quatre ans, on a sillonné le pays pour parler du projet; ça a créé des liens forts entre nous. » Jusqu’à la foire-exposition de Saint-Brieuc, en 1990, où la coque du Grand Léjon, à nouveau amenée de Tréguier, trône sur son ber près de l’entrée: « Tout le monde s’arrêtait pour poser des questions. Soixante-dix mille visiteurs sont passés, et c’est là que le public a vraiment pris conscience qu’un bateau du pays était en train de naître. »
C’est vers cette époque qu’un ancien bosco de la marine nationale, André Vérité, se joint à l’équipe. Le lougre est maintenant arrivé à Sous-la-Tour, à côté de la petite cabane où l’on se relaie pour vendre les produits dérivés. « André est passé, il a fait plusieurs fois le tour du bateau. Et puis, il a dit d’accord. Après, c’était vraiment devenu son bateau. » Sollicité quelques mois avant par Philippe Saudreau pour réaliser le gréement, André avait grommelé quelque chose du genre: « Faites-le votre bateau, on verra après. » Pas vraiment convaincu! Cette fois, il est séduit. Bénévolement, il se met au travail, aidé par Francis Minier. Ensemble, ils vont réaliser bastaques, pantoires, palans, sous-barbe, moustaches, drisses, écoutes… Une cinquantaine d’épissures en tout, plus l’estropage des poulies. Un ouvrage particulièrement soigné, qui contribue largement à l’authenticité du bateau.
A bord, on s’étreint, on crie, on pleure aussi
Bientôt se profile le lancement. Le Légué héberge alors deux communes ennemies : celle de la rive droite vote à gauche et celle de la rive gauche à droite! La géographie a beau se moquer des enjeux politiques, les élus ne s’entendent pas mieux. Avant la mise à l’eau, chacun veut tirer à soi la couverture, au grand désespoir des bénévoles, qui ne veulent fâcher personne. Finalement, Saint-Brieuc refait son chemin de halage et accueille la rampe de lancement, tandis que Plérin installe les chapiteaux de la fête. Pour tout arranger, dans les jours qui précèdent le lancement, les marins coquilliers menacent de bloquer le port… avant de céder la place aux dockers en colère ! Le Jour J, le samedi 2 mai 1992, à 6 heures du matin, il pleut et il grêle. Le soleil se lève vers midi. Les conflits locaux sont aussi évacués. Et, avec l’éclaircie, un ministre aux fortes attaches locales arrive, celui de la Mer, Charles Josselin.
Le lancement se fait à l’ancienne grâce aux Charpentiers réunis de Cancale. Jacqueline Le Bacquer, la marraine, lance la bouteille, Philippe Jeantot — qui court alors sous les couleurs du Crédit agricole — tranche les bouts qui retiennent le bateau. Rien ne se passe. Chacun retient son souffle. Les charpentiers s’activent autour de la rampe. Un craquement sourd: le Grand Léjon glisse enfin et plonge dans l’eau verte du Légué. A bord, on s’étreint, on crie… on pleure aussi. Des années d’efforts récompensés. « Si tu savais combien de fois on a cru abandonner », confie timidement Jean-Luc Huet. « Les dizaines d’allers-retours Saint-Brieuc-La Roche-Jaune sur la fin, c’était de la folie », murmure Philippe Saudreau. Bénévoles, tous bénévoles, purs et durs. Alors, en ce jour de mai 1992, c’est la fête. Tellement la fête d’ailleurs qu’à 21 heures, il n’y a plus de pain; vers 22 heures, il n’y a plus ni frites, ni moules, ni saucisses; autour de minuit, c’est l’apothéose: on ne trouve plus d’alcool sur les quais ! « Un comble pour une fête maritime », conclut René-Pol Dagome, qui relate ces heures mémorables dans L’Echo du bosco, le bulletin de l’association.
Quelques aines plus tard, le Grand Léjon fait se première croisière pour rallier les fêtes de Brest, où seront décernés les prix du concours Bateaux des côtes de France. « Le concours, ce n’était pas vraiment notre objectif, cela nous semblait tellement inaccessible qu’on n’y pensait même pas. » Mais à Brest, puis Douamenez, le lougre attire les regards. Les journalistes aimeraient prendre en photo le carré. Impossible! Installé sur des palettes en bois juste au pied de la descente, trône le lit de Jacqueline, la marraine, et de Michel, son mari! Les emménagements seront terminés plus tard. Pierre Colin, Douarneniste devenu Briochin, se souvient que cela n’avait pas empêché le Grand Léjon de participer à la parade prévue en baie de Douarnenez, malgré un vent furieux qui avait découragé de nombreux concurrents.
Gilles Rot raconte la suite: « Le 17 juillet, Denis-Michel Boëll, conservateur du musée du Bateau et membre du jury, nous rend visite. « Alors, croyez-vous avoir obtenu quelque chose? » lance-t-il laconiquement. « Quelque chose peut-être, mais le premier prix, sûrement pas ! » lui répond-on. […] 20 heures. Bernard Cadoret apparaît à la tribune, la tension monte, les gorges se nouent: « Catégorie des plus de 12 mètres, pontés… let prix… le Grand Léjon, lougre du Légué! » La foudre vient de tomber, ce n’est pas possible, nous rêvons… Comme une volée de moineaux, l’équipage du bateau, tout de vert vêtu, se précipite sur l’estrade: ce soir, le roi n’est pas notre cousin! Après une courte nuit agitée, au réveil pâteux, nous nous demandons encore si nous avons rêvé tout éveillés. A la lecture de la presse où le Grand Léjon s’étale en couverture, le doute n’est plus permis: le rêve est devenu réalité ! »
Premier prix d’authenticité, prix spécial du gréement et prix de la persévérance en prime. L’affaire fait des jaloux: d’aucuns, au mouillage du retour, à l’Aber-Wrac’h, auraient bien passé au fil du sabre cet équipage outrecuidant! Gonflés à bloc, ceux du Grand Léjon n’entendent que l’appel du large et entreprennent dans la foulée leur première traversée de la Manche !
« Nous voulons des gens motivés qui veulent s’intégrer »
L’émotion des fêtes retombée, une question hante tous les esprits : « Saurons-nous faire naviguer et vivre ce bateau comme nous avons su le mettre au monde ? » Quatorze ans après, le Grand Léjon affiche quatre-vingts à quatre-vingt-dix jours de mer par an et l’association compte cent trente adhérents. Après avoir essayé toutes les formules possibles, celle de la navigation associative, avec le bateau inscrit en plaisance, s’est imposée. « Le port de Saint-Brieuc nous contraint à sortir sur des périodes très courtes; quand le plein est à 9 heures du matin, ça va, mais quand il est à midi et qu’il faut rentrer vers minuit, l’exploitation commerciale devient difficile. Et puis, demander des coups de main aux adhérents en réservant les sorties aux seuls passagers payants, ça ne dure qu’un temps. »
Alors, aujourd’hui, « quand on sent au téléphone que quelqu’un veut naviguer « en consommateur », on lui indique un bateau exploité en NUC [navire d’utilité collective]. Parce que nous, nous voulons des gens motivés, qui veulent s’intégrer, donner un coup de main ou apprendre. » Et, là, l’équipage du Grand Léjon se montre accueillant. Pierre Le Calvez, l’un des patrons, donne tout de suite le ton à ceux qui montent pour la première fois à bord: « C’est votre bateau », leur dit-il. Et ce n’est pas une formule. Dès qu’il y a un nouveau à bord, les manœuvres sont expliquées dans le calme avant d’être menées; chacun est pris en charge par un membre plus expérimenté de l’équipage, qui lui indique ce qu’il faut faire. Hisser la grand voile, envoyer le foc, prendre un ris, toutes les manœuvres exigent le concours de plusieurs personnes. C’est un travail collectif où chaque maillon de la chaîne a son importance. A la barre ou aux manœuvres, il y a de la place sur le Grand Léjon: à chacun de trouver la sienne. Dans le même esprit, avant de coopter un nouveau patron, l’association se donne deux ans pour le former et l’observer; actuellement, le lougre peut sortir sous la responsabilité de sept patrons différents, excusez du peu !
Ces méthodes ont porté leurs fruits: l’association n’a jamais manqué de bras pour entretenir le bateau, qui est en parfait état. Pas une poulie, pas un bout, pas un vernis négligés. « On a spontanément du monde aux pinceaux, et heureusement, car il y a quand même du boulot sur une coque de 13,40 mètres ! Certains ne naviguent pas, mais ils sont toujours prêts à donner un coup de main, car ils viennent pour l’ambiance », explique Gérard.
L’hiver, sous la responsabilité de Robert Le Floc’h, chargé de l’entretien du gréement depuis le décès d’André Vérité en 2000, les bouts sont vérifiés, les épissures sont reprises au besoin, les espars sont poncés, vernis, peints. Le samedi après-midi, il règne une ambiance studieuse et décontractée à la Maison du bosco, où les néophytes sont les bienvenus. Expliquer et transmettre pourrait être la devise de l’association, qui organise des formations à la lecture des cartes marines, à la navigation ou aux premiers secours.
L’indépendance financière est un autre motif de fierté pour l’association. Plérin achète des prestations (tournée des plages, échouage aux Rosaires, illumination du gréement en décembre…) et n’est sollicitée, avec Saint-Brieuc, que pour les dépenses exceptionnelles. En cas de fort coup dur, le Crédit agricole a toujours été aussi un partenaire fiable, comme la chambre de commerce et d’industrie, qui offre la place de port et met à disposition la Maison du bosco, à quelques pas du bateau.
Héros des fêtes maritimes et vedette de cinéma
En 2005, nombre de sorties ont dû être annulées ou écourtées en raison de problèmes mécaniques (avaries sur la pompe d’eau de mer, arbre d’hélice cassé, suivi de l’inverseur), illustrant une contrepèterie bien connue dans la marine : « On rit bien dans la machine! » Résultat: à l’automne, l’association n’avait plus de réserve financière. Une tombola est aussitôt lancée : 1250 billets vendus ! Saison sauvée ! Car, il n’est pas question d’augmenter les cotisations. « L’un des buts des fondateurs de l’association, explique Etienne Miossec, était de faire naviguer le maximum de gens à un prix modique. On s’y tient. L’adhésion est de 30 euros par an et nous demandons une participation de 4 euros par jour de mer pour équilibrer nos frais de gasoil à la fin de l’année. »
L’une des principales ressources de l’association provient de l’organisation de la partie maritime de plusieurs fêtes. Au Légué, il y eut les belles heures de Quais des artistes, à Plérin, il y a la Fête de la musique, à Binic, la Fête de la morue, et à Saint-Quay, la Fête des plantes. Le Grand Léjon y invite les bateaux traditionnels amis. Les repas des équipages sont soignés et tous les voiliers invités sont défrayés.
Plus rare, mais lucratif, le tournage de films, avec déjà quatre rôles au palmarès du Grand Léjon. Etienne Delahousse, ancien patron du Saint-Guénolé, a participé avec le lougre au tournage de Pêcheurs d’Islande, en 1995. « Le réalisateur, raconte-t-il, nous criait au porte-voix: « Arrêtez les bateaux! » alors qu’on était au portant! Une fois, lors de la renverse, les bateaux se sont mis à éviter dans tous les sens. On entendait hurler dans le porte-voix: « J’avais dit de ne pas bouger les bateaux ! » » Cette même année, grâce à l’amitié que les Briochins ont tissée avec l’association des Cornish Luggers de Looe, le Grand Léjon — tout de noir repeint — a aussi été invité sur le tournage de Poldark, un téléfilm britannique retraçant l’épopée des smugglers du XVIIIe siècle. En 1997, il s’est illustré dans Le Comptoir de Marie, un film de Sophie Tatischeff tourné près de Plouha. En 2006, enfin, le Grand Léjon s’en est allé quelques jours à Dahouét pour figurer dans un téléfilm de France 3, Les Vauriens…
N’appartenant à personne, un bateau associatif est un peu à tout le monde. Il arrive alors que certains cherchent à se faire calife à la place du calife. Ce n’est pas le cas au Grand Léjon, où chacun assume ses responsabilités dans l’intérêt commun. Car un bateau comme celui-là représente autant de plaisirs que d’exigences. « Le premier prix d’authenticité nous a donné des devoirs ! Nous avons adopté le GPS et la VHF pour des raisons de sécurité, et, en cherchant bien, on trouvera quelques manilles en inox. Mais nous n’avons pas de voiles en tergal, même si elles sont en simili, ni de radar, ni de winches. Le rouf n’a pas été rehaussé et nous n’aurons jamais de guindeau électrique, car ceux qui viennent à bord veulent naviguer à l’ancienne. »
Un journal, un atelier de chants de marins, un site Internet…
Pour tenir ces objectifs, éviter l’usure des responsables et les prises de pouvoir, la présidence de l’association change tous les trois ans et le tiers du conseil d’administration est renouvelé chaque année. Le président n’est pas non plus livré à lui-même : il est entouré de trois vice-présidents et d’un trésorier qui gèrent chacun une commission. Pierre Le Calvez s’occupe des affaires techniques, Bemard Guéguen du programme de croisières, Etienne Miossec des fêtes maritimes. Pour la coordination, un conseil d’administration, ouvert à tous, a lieu chaque mois. Et si certains membres sont plus anciens que d’autres, cela ne leur confère pas une voix prépondérante. Il existe aussi des petits groupes de travail, comme la commission responsable de l’Echo du bosco, qui réalise chaque année trois ou quatre numéros d’au moins seize pages. « Il s’épaissit avec l’âge », plaisante Bernard. On y trouve des articles ethnologiques ou techniques, des récits de croisières, des échos sur les temps forts de la saison… Les adhérents ont ainsi préservé la mémoire des jours enfuis, les hommages et les fous rires aussi…
Une autre équipe gère le site Intemet de l’association. Constamment mis à jour, il contient de nombreux documents. Parallèlement, des courriels tombent régulièrement sur les ordinateurs des adhérents: « Le Grand Léjon arrivé à Guernesey samedi soir. Tout va bien à bord »; « La croisière s’amuse, après Herm, Jersey aujourd’hui, mais avec balade à pied et resto, la météo ne permet pas de sorties »; « Ce soir, vendredi à 21 heures, le Grand Léjon arrivé sur Bréhat avec un joli coucher de soleil, vent force 3 à 5, vitesse 5 nœuds, nombreux maquereaux à bord, rillettes prévues »… Les équipiers mettent ensuite en ligne leurs photos, entretenant de la sorte un lien fort et constant entre les membres de la famille: ceux qui ne naviguent pas savent (presque) tout ce qui se passe à bord et ne perdent pas de vue « leur » bateau.
En 2001, c’est un atelier de chants de marins qui a vu le jour. Le groupe, qui compte aujourd’hui une quinzaine de personnes, a été baptisé avec humour « Comme tu pourras », du nom d’une bouée cardinale de la baie. Chacun de ses membres est soliste à tour de rôle, les autres reprenant le refrain. Avec un répertoire de plus de soixante chants, les veillées peuvent durer jusqu’à l’aube!
Pas question pour autant de manquer un départ ou de râler s’il faut appareiller en pleine nuit pour profiter d’une renverse de courant. Si le Grand Léjon a beaucoup de qualités, ce n’est pas un bateau de près; il doit donc saisir toutes les opportunités pour avancer. Et si le vent s’obstine à lui faire face, il change de destination! « Les croisières vers Carteret se sont souvent terminées dans le Trieux! Une fois, on a embarqué une fille de Carantec pour une croisière aux Anglo-Normandes; le soir, on s’est retrouvé au mouillage devant chez elle! » Quant aux îles Scilly, elles n’ont été touchées qu’en 2005, au retour des régates de Looe, qui ont lieu tous les deux ans et dont le Grand Léjon ne saurait manquer une édition. De St. Mary à Lézard, le lougre a avalé les 145 milles en vingt-huit heures, avec un vent de Sud-Sud-Ouest. Cinq nœuds de moyenne, c’est plutôt bien pour ce bateau qui ne commence à s’exprimer qu’à partir du force 4. C’est qu’il pèse tout de même 27 tonnes, « voire 30 avec les bonshommes… et la bière! »
« Un élément qui a permis au Légué de sortir de sa léthargie »
Lourd, peut-être, mais joliment mené. « Nous sommes fiers de ce bateau, raconte Odile. Nous essayons de naviguer proprement, de faire de belles manœuvres, d’amener les voiles au dernier moment. A Binic, on s’amuse à virer de bord presque à toucher la digue ! » Avec le temps, les souvenirs se ramassent au chalut. Nul n’a oublié la démonstration de drague de coquilles Saint-Jacques dans le Ferlas, près de Bréhat, où l’engin est resté croché au fond; comme il y avait du vent, deux ris partout, il a fallu tout amener en vitesse et revenir au moteur… Le soir, les coquilles flambées au whisky et à la crème n’en avaient que plus de saveur!
La plus dure navigation? « C’était au retour de Penzance, en 1993, raconte Philippe, par un bon 7 ou 8 de Nord-Ouest. Le soir, c’était calme plat, le vent a fraîchi dans la nuit, on a pris un ris, amené la misaine, mais on restait trop toile sur l’arrière. En plus on est tombé en panne de GPS et de loch. On était quatre valides à bord, c’était physique, on se relevait à la barre tous les quarts d’heure. Quand on est arrivé à Saint-Quay, vingt-quatre heures plus tard, on était couverts de bleus, les mains crispées… contents d’arriver, quoi ! »
Durant toutes ces années, le Grand Léjon n’a jamais connu d’avarie grave ni d’accident. Ce séducteur tranquille n’a d’autre ambition que de plaire : ainsi a-t-il galamment offert son baptême de mer à une dame de quatre-vingt-douze ans, lors du dernier festival Imagimer de Saint-Cast. « Quand on a lancé l’association, on ne pouvait absolument pas s’imaginer quinze ans plus tard. Alors, c’est sûr, on est très heureux qu’il navigue toujours », se réjouit Philippe Gaudreau, qui- a aujourd’hui pris un peu de recul… pour restaurer son propre bateau. « Ce qui nous fait plaisir aussi, c’est que le Grand Léjon a été l’un des éléments qui ont permis au Légué de sortir de sa léthargie. »
Alors, la relève? Elle viendra sans doute des jeunes qui ont tiré leurs premiers bords sur le Grand Léjon et qui reviendront, un jour, quand ils se seront posés quelque part, en espérant que ce ne sera pas trop loin du Légué. Les fils de Philippe Saudreau et de Jacques Le Nouvel sont entrés dans la marine marchande. Stéphanie, la fille de Jean-Luc, partie pour une croisière de quinze jours sur le Grand Léjon, y a finalement passé un mois. A son retour à Douarnenez, où son père était venu la chercher, elle lui a affirmé: « Maintenant, je sais ce que je veux faire, je vais naviguer. » La jeune lycéenne, qui était alors en première, est aujourd’hui officier et prépare le diplôme supérieur de la marine marchande pour devenir commandant. Dans son sillage, plus d’un mousse est devenu marin : à l’école de la mer, le Grand Léjon a aussi fait ses preuves.