À la mer, chacun de nous se doit de tenir son livre de bord. C’est comme ça. Il s’agit de consigner son estime, et puis de pouvoir rendre des comptes à l’armateur, aux actionnaires, aux autorités ou à l’état-major…
Ce journal devient aussi souvent, comme le note Huw Lewis-Jones dans la très belle anthologie Carnets de marins qu’il vient de publier, « au sein d’un monde bouleversé, un point d’ancrage émotionnel. » Bref, comme le journal intime des âmes seules en mal d’âme soeur, un compagnon à qui l’on se confie, un miroir qui nous écoute… Ce ne sont pas les solitaires, les Moitessier ou les Slocum, qui diront le contraire. C’est fou comme dirait l’autre, cette manie qu’ont les marins de faire des phrases ! – Ou des dessins : chez l’artiste embarqué, le naturaliste, l’hydrographe, c’est un métier et chez bien des marins c’est tout simplement une seconde nature. Témoin le capitaine Bligh, débarqué dans sa chaloupe et menant, contre toute raison et sans carte en main son équipage à travers le Pacifique. Sa rage de vengeance, pas plus que la faim, la soif ou la souffrance, ne le détournent du devoir de dessiner, en passant, le relevé de toutes les côtes rencontrées…
Dans un autre registre, les dessins de Tupaia, le pilote de Cook, ou son portrait du botaniste Joseph Banks, répondent à Georg Müller dessinant à la fin du XVIIe siècle les oiseaux et les poissons à têtes d’homme de l’Indonésie… On s’émerveillera aussi des couleurs et de la précision scientifique d’un Kumataro Ito (1860-1930) sur les récifs coralliens des Philippines ou d’Else Bostelmann (1882-1961) qui la première dessina les créatures des grands fonds aperçues dans le noir par le hublot de son bathyscaphe.
Ici sont réunis près de soixante journaux et carnets de baleiniers, d’explorateurs, d’humbles pêcheurs, d’espions ou de chirurgiens et de reporters d’avant la photo… Autant de chefs-d’oeuvre, pour la plupart méconnus, puisque non destinés à la publicité. À admirer, à savourer, pour rêver et s’en inspirer, pourquoi pas, comme autant d’antidotes aux clichés et selfies de vacances de tel ou tel réseau soi-disant « social » !
Carnets de marins, Huw Lewis-Jones, éditions Paulsen, 304 p., 39,50 euros