par Xavier Mével – C’était le dernier chantier bois de Sète. Pour éviter sa destruction, après le départ en retraite de son ultime patron, l’association Voile latine de Sète et du bassin de Thau a proposé de le réhabiliter, avec la double ambition d’en faire un outil adapté à l’entretien de la flottille traditionnelle et un pôle culturel de transmission du savoir-faire des charpentiers méditerranéens.
Au Nord-Est de l’agglomération sétoise, de part et d’autre du canal d’accès à l’étang de Thau, subsiste un vieux quartier de pêcheurs. De minuscules maisons basses aux toits de tuiles y dessinent d’étroites ruelles, tandis qu’au bord de l’eau des filets sèchent sur des pieux. Un monde d’hier, paisible, que semble narguer le tentaculaire réseau ferroviaire et routier qui le domine. A l’ombre de ces trépidantes girandoles de béton et d’acier, la Plagette et la Pointe-Courte font figures de jardins d’éden. On y travaillait dur pourtant, autrefois, quand charpentiers et calfats ne pouvaient satisfaire à la demande. Car, pendant un demi-siècle (1930-1970), ce quartier des Pointes était le haut lieu de la construction navale sétoise. Pas moins de neuf chantiers bois employant quelque quatre cents ouvriers s’y étaient établis.
Près de cinq cents bateaux étaient tirés en carénage sur les slips
C’est en 1930 que le chantier Aversa, fondé trente-six ans plus tôt au Souras, de l’autre côté de la ville, s’installe à la Plagette (CM 162). Le père, Luigi Aversa, vient de mourir; ses fils reprennent le flambeau et développent l’entreprise, assurant l’entretien et le renouvellement de la flotte de pêche. Au « grand chantier » s’en ajoute bientôt un « petit ». Les cinq slips ne désemplissent pas: près de cinq cents bateaux y sont « tirés » en carénage chaque année, sans compter les constructions neuves. André Aversa, le petit-fils de Luigi, intègre l’atelier familial après la guerre, et poursuivra l’oeuvre des deux générations qui l’ont précédé.
En 1975, le « grand chantier » est vendu à M. Enderwey dit « Le Belge », qui le cède sept ans plus tard à François de Santis, tandis que le frère de celui-ci, Antoine, dit « Nanou », entré comme apprenti chez les Aversa, rachète l’année suivante le « petit chantier ». En 1997, quand ce dernier est détruit, Nanou de Santis reprend le « grand chantier » où il a fait ses gammes. Alors les bateaux de pêche ne sont plus en bois et leur tonnage est devenu trop important pour qu’ils puissent être lancés à la Plagette. Nanou se rabat sur les petites unités. Durant six ans, avec quatre à cinq salariés, il construit une dizaine de vedettes et une vingtaine de nacelles, tout en assurant l’entretien et le carénage de l’ancienne flotte en bois. Ainsi survit le dernier chantier de la Plagette, tous les autres ayant disparu.
En 2002, l’heure de la retraite venue, Nanou met la clef sous la porte. Son chantier, bâti sur le domaine maritime, va-t-il être détruit comme les autres? Certains l’espèrent, qui savourent le silence revenu des machines et verraient bien la fameuse rue des Chantiers – dont le pluriel est déjà obsolète – débarrassée de son ultime furoncle industriel. A quoi bon conserver ces deux hangars grisâtres aux bardages disjoints, ces rails de slips pissant la rouille, toutes ces épaves de barques en déshérence? Il serait tellement plus simple de faire place nette !
Mais l’association Voile latine de Sète et du bassin de Thau ne l’entend pas ainsi. Quand Christian Dorques et ses quatre amis ont fondé cette structure, en 1988, c’était pour faire naviguer ensemble leurs barques catalanes, mais aussi pour participer à la sauvegarde du patrimoine maritime méditerranéen. Et le dernier chantier de la Plagette est un élément crucial de celui-ci, en tant que lieu de mémoire, mais aussi en tant qu’outil pour l’entretien de la flotte traditionnelle.
« Aujourd’hui, explique Ivan Choquet, l’actuel président de l’association, tous les chantiers manutentionnent les bateaux avec des sangles, ce qui est bien plus dangereux pour nos vieilles coques en bois aux charpentes fragiles que le tirage à terre sur ber. » Le chantier de la Plagette étant le seul à être encore équipé d’un tel dispositif, les propriétaires d’embarcations traditionnelles de la région ont pris l’habitude de venir caréner chez Nanou. Là, tout se passe en douceur : les bateaux viennent se poser sur un chariot immergé — dont le ber est si bien adapté à leur carène qu’on l’appelle aussi « berceau » —, l’ensemble étant ensuite tiré à terre sur un chemin de fer à l’aide d’un treuil électrique. Il n’était donc pas question de laisser détruire un si précieux équipement.
Bien sûr, ce seul argument utilitaire n’aurait pas suffi à convaincre les décideurs d’épargner le chantier. Pour le sauver, l’association a bâti un projet de reprise prenant en compte la dimension culturelle du site, témoin d’un demi-siècle de construction navale. Ici sont nées les dernières barques à voile latine, les premiers bateaux motorisés à cul-de-poule, les chalutiers de l’après-guerre, les pêche-arrière des années soixante, quantité de bateaux de servitude et de barquettes plaisancières, comme celle de Georges Brassens, Les Copains d’abord, toujours en attente de restauration. C’est pour pérenniser et faire connaître tout ce savoir des charpentiers sétois que l’association a proposé de créer dans le hangar à bateaux un « pôle ressources » où seront conservés et mis à la disposition du public, des objets, des documents, des ouvrages ayant trait à la construction navale méditerranéenne.
« Ton bateau, il vaut pas le prix de l’allumette pour le brûler! »
Ce n’était pas couru d’avance. Mais les Sétois en ont vu d’autres. Quand les cinq membres-fondateurs ont acheté la première barque de l’association, on leur a ri au nez: « Ton bateau, il vaut pas le prix de l’allumette pour le brûler! » Aujourd’hui, la Cette, parfaitement restaurée, est aussi fringante qu’à son neuvage, l’association compte une centaine d’adhérents et fait naviguer une vingtaine de barques, barquettes et nacelles, dont plusieurs ont été construites à son initiative dans les écoles de la région. De là à lui confier un chantier naval en fin de carrière, il y a un grand pas !
« Il a fallu se battre », avoue Christian Dorques. « Dans un premier temps, enchaîne Ivan Choquet — architecte de métier, il assure la coordination technique du projet — on a obtenu une Autorisation d’occupation temporaire (AOT) de cinq ans. Mais comme il nous fallait investir 150000 euros dans ce projet, c’était vraiment trop juste. En définitive, le Service maritime de la navigation, propriétaire du site, nous a accordé une AOT reconductible de dix ans. Le loyer annuel a été fixé à 4000 euros, ce qui correspond exactement à la subvention que la municipalité nous alloue. »
La première année (2002) est entièrement consacrée au nettoyage du chantier. Des week-ends à bouffer de la poussière entre deux grillades, à charrier les monceaux de saletés accumulées par trois générations d’ouvriers! « Quand on a fini de briquer les poutres de la charpente, se souvient Raymond Dublanc, le charpentier de l’association, elles étaient deux fois plus minces sans leur crasse! Sous un tas de gravats on a trouvé des caisses d’hameçons forgés, et un vieux fer de calfat… Il y avait aussi des tessons de bouteilles un peu partout; cela servait à éliminer les rats, qui sont hémophiles. »
Après ce grand ménage, peuvent commencer les travaux de réfection et de mise aux normes sanitaires de l’aire de carénage. Le terre-plein du chantier comptait quatre rampes de halage d’inégale longueur, dont les chariots étaient actionnés par deux treuils électriques. L’une des quatre rampes est enlevée — elle sera remontée ultérieurement dans le hangar à bateaux — tandis que les trois autres sont rallongées. Une dalle de béton est coulée sous les rails, avec un dispositif étanche permettant de récupérer les eaux de carénage. Ces installations auront coûté 60000 euros à l’association. Reste maintenant à remettre en état le hangar à bateaux et l’atelier des machines, dont les bardages en bois méritent réfection. L’aménagement du « pôle ressources » qui doit occuper une partie du hangar fera l’objet d’une tranche ultérieure.
Pour l’heure, le chantier de la Plagette est de nouveau en état de fonctionner. L’association a acheté des machines d’occasion et Raymond Dublanc va enfin pouvoir jouer de son herminette sans se casser les reins, car la prolongation des rampes inclinées de mise au sec s’est traduite par un rehaussement des rails. Si l’on en juge par le nombre de coques en souffrance sur le chantier de la Plagette, le charpentier ne manquera pas d’ouvrage. Il pourra aussi prodiguer ses conseils aux propriétaires venus là bichonner leur barque, la transmission du savoir et la sauvegarde des bateaux traditionnels étant les objectifs prioritaires de cette réhabilitation. Même si les prestations proposées aux particuliers sont tarifées, le chantier de la Plagette est d’abord un lieu culturel où des bénévoles enthousiastes s’efforcent de faire revivre un patrimoine tragiquement menacé.