par Xavier Mével – La Cancalaise fête ses trente ans du 23 au 25 juin. L’occasion de rappeler la genèse de cette bisquine, première réplique d’un grand bateau traditionnel réalisée grâce au talent et à la générosité d’une équipe toujours aussi enthousiaste.
Quand on dévale le raidillon menant à l’anse de Port-Mer, on ne voit qu’elle, longue coque noire à la voûte effilée qui se dandine en faisant clignoter l’éclat vert de son antifouling. Ce samedi 15 avril, veille de Pâques, La Cancalaise, fraîchement sortie d’hivernage, ne porte encore que ses bas-mâts. Sur le pont, une vingtaine de personnes, filles et garçons de tous âges s’affairent. C’est la première journée de la saison, simple remise en jambes pour certains, initiation pour les novices. Au programme, une matinée au mouillage, le temps de faire connaissance avec la bisquine et les arcanes de son gréement, un pique-nique sur le pont et un après-midi de navigation.
Tandis que Florian Guéguen et Blandine Bahu – le chef de bord et sa « matelote » – enseignent aux nouveaux venus l’art de haler drisses, écoutes, boulines et autres palans aux poulies « faiseuses de veuves », nous empruntons la descente pour nous asseoir à l’abri du charivari. Chichement éclairé par un double pointillé de prismes de pont, le carré n’a pas encore revêtu sa tenue de croisière. À chaque fin de saison, La Cancalaise est vidée des éléments amovibles de ses emménagements, pour laisser la coque respirer et pouvoir déceler d’éventuels signes de fatigue. « On s’est même demandé si on n’en faisait pas un peu trop, nous confie Félix-Yann Chevallier, président de l’abc (Association bisquine cancalaise), mais quand on a appris les malheurs de La Granvillaise attaquée par la mérule, on n’a plus douté. » Parmi les fidèles de l’abc, on compte autant de volontaires pour l’entretien que pour la navigation. Et cela dure depuis trente ans. Depuis le 18 avril 1987.
Ce jour-là, les 35 pieds de quille de La Cancalaise ont dévalé la rampe enduite de saindoux. Tout le monde retenait son souffle, la marraine Mme Raquidel, épouse du maire de Cancale, comme le parrain Éric Tabarly. On avait même creusé une souille devant la cale, craignant que la coque ne talonne. « Quand elle s’est mise à flotter, avoue Félix, on a tous versé notre petite larme. »
Ainsi s’achève la première étape d’une aventure extraordinaire qui a germé au tout début des années quatre-vingt dans les bistrots du port de la Houle. Il y avait là des Cancalais pur souche et des « hors-venus », tous « voileux » acharnés jalousant leurs parents d’avoir connu le temps des bisquines, les bateaux de travail les plus toilés que pêcheurs aient jamais manœuvrés. Parmi ces utopistes de comptoir, Marek, artiste peintre d’origine polonaise établi à Cancale depuis 1968, n’était pas le moins passionné. Dans le portrait que lui consacre le n° 6 du Chasse-Marée, il déclare rêver qu’un jour Cancale construise sa bisquine. « Le grand-oncle de Monique, ma compagne, avait construit ces bateaux, nous confie-t-il. Jean-Yves Jamet, un entrepreneur rennais, a lu l’article et m’a contacté. De mon côté, je connaissais Raymond Labbé, le constructeur de Saint-Malo. On faisait des réunions chez Jean-Yves, à Jugon-Les-Lac. Il était copain avec Jean Le Bot, [auteur du livre fondateur Les Bateaux des côtes de la Bretagne Nord] qui nous a rejoints lui aussi. »
« Au début, on nous a pris pour des fous »
L’association est créée le 7 juillet 1984. Elle est présidée par Jean-Paul Froc, fils d’un entrepreneur local, lui aussi très impliqué dans le projet. Transfuge des Glénans, Jean-Paul s’y connaît en bateaux traditionnels pour avoir restauré La Mauve, un maquereautier. Il sera épaulé par deux vice-présidents – Marek et Jean Le Bot – et son copain Michel Le Tallec, chargé des démarches administratives.
« Moi, intervient Félix, c’est Jean-Paul qui m’a proposé de rejoindre l’abc. Je venais juste de m’établir à Cancale comme paysagiste après avoir été marin pêcheur. Je suis d’ici, mes grands-oncles avaient été patrons de la Mouette et de la Perle. Mon père aussi avait navigué sur les bisquines après la guerre, quand elles étaient armées en plaisance. Dans toutes les familles de Cancale, les jeunes de ma génération étaient fascinés par ces bateaux disparus. Mais pour nos parents, ce passé était bien révolu ; mon père disait qu’on ne pouvait plus refaire de bisquines. »
L’ambition de l’association sera de démontrer le contraire : l’ABC va tout mettre en œuvre pour construire une réplique de la Perle, dernière grande bisquine cancalaise dont Jean Le Bot a relevé les formes. Immense défi : en 1984, les répliques de bateaux traditionnels sont encore rares et il ne s’agit que de petites unités, comme les chaloupes Éliboubane (1981) et Telenn Mor (1983), ou le lougre de Loguivy An Durzunel (1984). La bisquine est deux fois plus grande : 18,10 mètres de longueur, un déplacement de 45 tonnes, une surface de voilure de 350 mètres carrés. Le coût du projet va avoisiner les 2 millions de francs. « Au début, remarque Marek, on nous a pris pour des fous. »
Le projet est lancé aux fêtes de Pors-Beac’h, en 1984. Une vingtaine de Cancalais font le déplacement avec mission de rassembler le maximum d’adhésions. Et ça marche, tout comme la chasse aux subventions. La municipalité dirigée par Jean Raquidel promet 150 000 francs sur trois ans. Le premier tiers permet d’acheter le bois de la charpente axiale. Du bois exotique, car Raymond Labbé craint que le chêne ne gerce sur ce chantier en plein air dont on pense alors qu’il pourrait durer cinq ans.
« Nous voulions que la construction se fasse en public, au port de la Houle, rappelle Félix. Il fallait que ça se voie. » Dans l’enclos flanqué du « chalet » de l’association où se vendent adhésions, affiches et autres produits dérivés, les deux charpentiers Alain Leclerc et Charles Fresneau façonnent à plat la quille, l’étrave et l’étambot. En juillet 1985, la charpente axiale est dressée et posée sur des tins en béton. L’occasion d’une de ces fêtes mémorables qui vont émailler l’histoire de l’abc et regarnir régulièrement la caisse de bord. Pour l’heure, tout l’argent a été dépensé. Le chantier va-t-il être interrompu dans l’attente des subventions promises par les mairies de Cancale et Saint-Malo, par la Fédération régionale pour la culture maritime (FRCM) et par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) alors sous l’égide d’Alain Decaux, soutien très actif du projet ? Les Cancalais ont une meilleure idée, qui fera florès : vendre les membrures 5 000 francs pièce à des souscripteurs volontaires. En trois mois, les quarante-quatre membrures trouvent preneurs.
Les couples sont façonnés à Saint-Malo dans l’atelier de Raymond Labbé, car ce travail exige un outillage sophistiqué. En revanche, ils sont montés au port de la Houle. Et le spectacle de cette coque qui prend forme ne laisse pas d’épater les Cancalais. Notamment le « comité des casquettes », les Joseph Leclerc – dit « La Guiche » –, Jojo Grossin, Emmanuel Delarose et autres marins du cru dont les avis seront très précieux.
Un autre miracle se produit pour le financement du bordage. L’ABC parvient à convaincre la Fondation des pays de France de lui accorder 300 000 francs. C’est la première fois que cet organisme financé par le Crédit agricole et spécialisé dans la restauration de monuments patrimoniaux s’intéresse à une reconstruction… mobile. Ensuite, l’élan était donné et les aides en argent ou en nature ont permis d’achever la besogne.
« Un motoriste de Vannes nous a offert le moteur, raconte Félix, un Detroit Allisson 2 temps de 180 chevaux. Il tourne toujours ! » « Les voiles, enchaîne Marek, c’est Émile Burgaud qui les a confectionnées. Il est venu ici voir “La Guiche” qui avait voilé des bisquines, pour se faire expliquer la coupe et les finitions. » Bien sûr, nombre d’adhérents participent au chantier selon leurs compétences respectives. C’est ainsi que Hans Tappiser, un villégiaturiste allemand est venu en vacances avec sa caisse à outils pour monter le circuit électrique.
« Pour le grand-mât et le mât de misaine, se souvient Félix, Yvonnig de La Chesnais, nous a proposé d’aller choisir les arbres dans sa propriété de Dol-de-Bretagne. On les a ramenés à Saint-Malo et mis à tremper pendant un an dans la « mare aux canards » [le bassin Jacques-Cartier] pour qu’ils “dessèvent”. Les autres espars nous ont été donnés par le propriétaire d’une forêt de Saint-Briac. »
« Notre but est d’abord de faire plaisir aux adhérents »
En avril 1987, La Cancalaise est prête pour la mise à l’eau. « Initialement, rappelle Félix, on devait le faire avec une grue, mais nous rêvions d’un lancement traditionnel. Raymond Labbé a estimé que cela coûterait 45 000 francs. On ne les avait pas, mais on s’est débrouillé. » Une fois encore, Marek a réalisé une aquarelle dont les reproductions en tirage limité seront vendues au profit de l’association. Et la rampe sera construite gracieusement par une entreprise locale avec du bois-de-fer récupéré de l’estacade de la Fenêtre alors en réfection.
Après le lancement et le mâtage, Félix et Yvon Georges passeront quelques semaines fébriles à armer la bisquine dans l’urgence. Car le bateau est déjà retenu par un groupe pour la Pentecôte.
Depuis lors, le fonctionnement de l’abc n’a guère changé. La bisquine navigue tantôt en mode associatif avec les adhérents, tantôt en NUC (navire à utilisation collective) avec des passagers payants. La saison de navigation s’étend d’avril à octobre, soit cent quarante jours de mer, dont soixante en NUC. Pas davantage, car les statuts de l’abc lui interdisent de dépasser un chiffre d’affaires de 60 000 euros. « Nous tenons beaucoup à cette dualité, précise Félix, car elle nous permet de conserver un nombre important d’adhérents. Notre but est d’abord de leur faire plaisir. Sur nos quatre cents adhérents, la moitié navigue plus ou moins et une cinquantaine très souvent. Aujourd’hui, nous privilégions d’ailleurs les sorties à la journée car on peut embarquer à vingt-huit personnes au lieu de quinze en croisière. »
Charlène, de L’Hermione à la bisquine
Il est l’heure du pique-nique quand nous escaladons la descente. Assis sur la lisse de pavois ou sur le grand panneau, chacun pioche dans son sac de victuailles de quoi se sustenter. Étonnamment, à quinze jours de l’élection présidentielle, le sujet ne vient sur les lèvres de personne. « Ici, prévient Félix, pas de politique ni de religion », histoire d’éviter les sujets qui fâchent.
Cette journée de retrouvailles est l’occasion pour les anciens d’évoquer les bons moments passés à bord. Aymeric, élève ingénieur à Brest, se fait charrier pour avoir entonné Tea for Two en pleine nuit, espérant ainsi calmer les ronflements de ses voisins. Comme tous ici, c’est l’ambiance amicale qui le retient à l’abc. Féru de régate, il apprécie aussi l’apprentissage de la voile traditionnelle : « À bord, il y a toujours quelqu’un qui vous apprend quelque chose. »
Et Charlène Gicquel, adhérente depuis une dizaine d’années, de renchérir : « La bisquine est un voilier très intéressant à la manœuvre. Ça fait travailler les méninges. Et en plus elle va vite. » On peut la croire. Charlène était le second de L’Hermione lors de son voyage en Amérique. Actuellement second capitaine du luxueux cinq-mâts Ponant, elle vient souvent à Cancale entre deux embarquements, car ses parents y résident désormais. « On y passait nos vacances, au camping, c’est là que j’ai appris la voile. »
Mon voisin de pavois, Jean-Louis Rétaux, crinière blanche en queue-de-cheval, est l’un des « guides » de l’abc, un de ces aînés qui accompagnent les groupes lors des sorties à la journée à Chausey, en baie de Saint-Malo ou en baie du Mont-Saint-Michel. « Nous en organisons une douzaine par an, précise-t-il. On évoque l’histoire, la géographie… Je pourrais parler de Chausey pendant des heures ; j’ai dû m’y rendre à peu près quatre cents fois depuis que je navigue. »
La Cancalaise est un bateau fédérateur qui réunit des gens de tous âges, sexes et conditions, les plus chevronnés ayant à cœur de transmettre leur savoir aux nouveaux venus. Les trois patrons historiques de la bisquine – Jean Paul Froc, Félix-Yann Chevallier et Yvon Georges – sont toujours là, mais ils se sont souciés de former la relève. Et la génération suivante est prête.
Ce samedi, la bisquine navigue sous la responsabilité de Florian et Blandine, les deux marins saisonniers. Ce sont les seuls salariés de l’association, avec Chantal Cléraux, la secrétaire permanente. Florian, beau gosse au look « branché » – il est aussi préparateur de voiliers de course au large – a découvert La Cancalaise en 2012. « J’ai été deux ans matelot, et après une parenthèse sur un trimaran de la Route du rhum, je suis revenu comme patron. Avec ses dix voiles à gérer, la bisquine est un bateau passionnant. »
Avant d’appareiller, Florian perché sur le grand panneau réunit tout son monde pour un « point sécurité ». Il rappelle que sur le pont d’une bisquine, l’espace le plus sûr se trouve entre le grand-mât et le banc de quart, là où aucun palan ne risque de vous assommer. Grand-voile, misaine et foc sont établis sans problème grâce aux efforts conjugués de grappes humaines. Plus légères que les vergues d’origine en bois massif, celles d’aujourd’hui, en lamellé-collé, n’en exigent pas moins le concours de nombreux bras. Les apprentis qui ont appris ce matin à tourner la drisse de grand-voile sur la massive bitte à croc en pied de mât sont ravis de mettre en pratique leur savoir tout neuf.
Le coffre largué, La Cancalaise s’ébroue vers le large, propulsée par un frisquet Noroît de force 4. Malgré sa voilure très réduite, elle marche à 6-7 nœuds. Debout sur le banc de quart, le timonier maîtrise la longue barre franche à l’aide d’un bout glissant sur une bague à gorge. Durant tout l’après-midi vont s’enchaîner virements vent devant, lof pour lof et autres manœuvres de nature à roder l’équipage. La bisquine fait ainsi plusieurs allers-retours entre la côte et le phare du Herpin, avant de mettre le cap sur la pointe du Grouin. Alignées sur cette crête comme des cormorans, les silhouettes noires d’une foule de promeneurs observent La Cancalaise se faufiler entre la falaise et l’île des Landes.
Florian commande les manœuvres avec assurance. Félix l’observe, le laisse faire, puis, avec délicatesse, lui indique d’autres manières possibles de procéder. « Si on existe encore, conclut-il, c’est parce qu’on est des marins et non les conservateurs d’un musée. » De là le plaisir des Cancalais à se donner en spectacle. Il faut les avoir vus virer de bord au ras des quais de Douarnenez, ou embouquer les canaux d’Amsterdam tout dessus en se « freinant » à l’aide de traînards pour mesurer leur audace… C’est ce talent-là que les anciens de l’abc ont à cœur de transmettre. Plus qu’une école de voile, La Cancalaise est une école de vie. C’est pour cela qu’elle séduit tant.
Photo de couverture : Lancement de La Cancalaise le 18 avril 1987 au port de la Houle. © Michel Thersiquel