La scène, noyée dans les ténébreux embruns d’un gros coup de vent, se passe à Belle-Île-en-Mer, au port, en mai 1978. L’Aeleutheria, un voilier de cinquante pieds et treize tonnes, vient de faire une entrée en catastrophe, poussé par la tempête, moteur en panne, voiles affalées, contre un quai qu’il a sévèrement embouti. Un gars a sauté du bateau et, plié par la bourrasque, à genoux sur la jetée Bourdelle, tente de passer une amarre à l’anneau. Soudain, il sent une main se poser sur son épaule. Il se retourne et se trouve devant une étrange créature, qui ressemble à un gros oiseau noir, le considère un moment et lui dit : « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain ».
L’épisode est légendaire. L’apparition de Yann Queffélec à Françoise Verny (et réciproquement) est, dans l’ordre laïc, aussi surnaturelle que l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous. Papesse incontournable du peuple lettré et « sage-femme des imaginaires bloqués », ainsi que la décrirait plus tard son poulain reconnaissant, « la » Verny a certes accouché bien des vocations et des ego. Elle en a découvert, des auteurs. Mais jamais à la faveur de ce qu’on appellerait, chez les mystiques, une vision. D’ailleurs, les mains de l’élu putatif, meurtries par deux jours de castagne dans le maelström atlantique, seraient pour l’heure bien en peine de tenir une plume. Pourtant, ce sont bien ces mains de concours, ces mains de Goncourt qui décrocheront sept ans plus tard la timbale sacrée avec Les Noces barbares, couronnant l’interpellation belliloise d’un irrésistible parfum de prophétie. Comment la madone des écrivains perdus avait-elle deviné ?
Le feeling, chéri. Elle savait parler aux gens de lettres et aux maîtres d’hôtel, rompre la glace et les amarres, ruiner les componctions qui affligent. « Voici votre turbot vapeur à la citronnelle, madame Verny, avec sa garniture de jeunes carottes en sifflets. – J’en ai rien à foutre de tes carottes en sifflets, chéri ! Je veux des patates, des patates avec du beurre ! » C’était notre capitaine Haddock à nous, les plaisanciers de la comédie imprimée. Forcément, le personnage n’a pas manqué d’inspirer ceux dont elle avait fait ses propres créatures. Elle est devenue Germaine Dubois dans une fiction de Claude Durand, la reine Zabo dans les romans de Daniel Pennac, une ogresse dans ceux de Jack-Alain Léger, une grand-mère dans un film de Godard, Éloge de l’amour, avant de ressusciter enfin, telle qu’en elle-même l’éternité ne la changera plus, sous les traits de Françoise Verny en personne, dans le récit chaleureux et foutraque de Yann Queffélec, récemment réédité, Naissance d’un Goncourt.
Et comme les femmes de caractère ne lui font pas peur, l’auteur renoue avec le genre du portrait en brossant aujourd’hui celui, tout aussi enlevé, de la navigatrice Florence Arthaud (lire p. 68 à 73), tragiquement disparue dans un crash aérien en Argentine, sa sœur de voile, née elle aussi dans les livres, une première fois par la grâce d’un père éditeur, une deuxième fois par la grâce d’un accident de voiture qui lui laissa, à 17 ans, de longs loisirs. Dans La Mer et au-delà, l’écriture du romancier, nette et coupante comme une étrave, déchire la fable un rien mièvre de « la petite fiancée de l’Atlantique » et installe en figure de proue de son éclaboussant récit une Antigone hauturière, toute d’audace et de panache, soulevant en gerbes égales le scandale et la fascination. Et qui, confesse son rhapsode, « lisait en moi du jamais lu par moi »…