Si l’action des ONG en Méditerranée pour sauver les migrants tentant la traversée à bord de canots pneumatiques est très médiatisée, celle des stations de la SNSM du Nord-Pas-de-Calais est, elle, beaucoup plus discrète. Pourtant, depuis 2018, les interventions des sauveteurs pour secourir les migrants en mer du Nord se sont multipliées.
Dans la vitrine aux souvenirs de la station de sauvetage de Dunkerque, au milieu des statuettes de Jean Bart, figure tutélaire de la cité, est exposé le « clap » de Welcome (2009), un film tourné en 2008 par Philippe Lioret. Dans cette fiction, un jeune Kurde nommé Bilal prend des cours de natation afin de traverser la Manche à la nage, dans le but de devenir footballeur professionnel en Angleterre. Pour les besoins du tournage, le canot tous temps de la station de la SNSM de Dunkerque Jean Bart II avait été repeint en gris et maquillé en patrouilleur anglais… Alain Ledaguenel s’en souvient, lui qui cumulait alors les fonctions de président de la station et de patron du canot. Officier de la marine marchande – il a commencé sa carrière sur les premiers porte-conteneurs français de la CGM –, Alain est devenu membre de la SNSM en 1977, à Saint-Malo. En 1986, il entre au pilotage du port de Dunkerque et rejoint la station locale, dont il prend la présidence au début des années 2000.
Alain était sans doute loin d’imaginer que la fiction tragique de Lioret deviendrait, treize ans plus tard, le lot habituel des cinq stations du Nord-Pas-de-Calais, et en particulier celui des trente-deux bénévoles, dont vingt-cinq navigants, de Dunkerque. Dans ce détroit très fréquenté, les tentatives clandestines de traversées se multiplient après le renforcement des moyens de contrôle sur les points de passage terrestres « traditionnels ». En 2020, selon les chiffres officiels de la préfecture du Nord-Pas-de-Calais,quelque dix mille migrants auraient tenté de rejoindre le Royaume-Uni par des moyens de fortune, allant du kayak au semi-rigide faiblement motorisé. L’an passé, les cinq stations de la SNSM ont sauvé 365 personnes. « Des quatre-vingt-quatorze sorties organisées l’an dernier, vingt-quatre étaient dédiées à des sauvetages d’embarcations de migrants en perdition, ajoute Alain. Pour les six premiers mois de 2021, nous en sommes déjà à quatorze sorties… » Et, du fait de la technique dite de la « saturation », ce rythme devrait continuer à croître : certaines filières criminelles n’hésitent pas, en effet, à lancer simultanément à la mer plusieurs embarcations, afin de tromper la vigilance des forces de surveillance. Avec ses hauts-fonds, sa houle courte et ses courants, la mer du Nord est un piège mortel pour des hommes, des femmes et des enfants venus de zones de guerre ou de misère, et qui peuvent voir, presque toucher, l’objectif de leur odyssée : les côtes anglaises.
Qui leur porte secours quand ils se retrouvent à cours de carburant ou perdus en mer ? Contrairement à la Méditerranée, il n’y a pas ici d’eaux internationales qui permettraient aux ONG, très mobilisées à terre, d’intervenir en mer. Les moyens nautiques de l’État – patrouilleurs de la Marine, vedettes des douanes, de la gendarmerie maritime, des Affaires maritimes, remorqueurs de haute mer – assurent des opérations de police qui peuvent se transformer en opération de sauvetage en cas de demande d’assistance ou de péril imminent. Quand ils ne peuvent pas agir, ils contactent le cross Gris-Nez, qui « déclenche » les canots de la SNSM, les bénévoles étant opérationnels en une quinzaine de minutes. Le sauvetage, qui n’est engagé que lorsque les personnes se trouvent en réelle situation de détresse, peut aussi découler d’une alerte lancée par des navires de commerce ou des bateaux de plaisance.
C’est le cas le soir du 4 octobre 2020, à 17 heures 41, quand le Jean Bart II est appelé pour récupérer une embarcation en perdition, à 28 milles au Nord de Dunkerque. Une sortie particulièrement dangereuse, qui marquera les sauveteurs. Le patron de la vedette, Emmanuel Pelletier, pilote du port, taille sa route dans des creux de 3 mètres, par un vent de Sud établi à 30 nœuds. Sur place, il demande l’aide d’un chimiquier de 140 mètres battant pavillon danois. Malgré une collision avec le navire-citerne, les sauveteurs récupèrent péniblement, un à un, les seize migrants, en mettant à l’eau le nageur de bord. Le temps est si mauvais qu’il faudra au canot près de 4 heures pour regagner le port de Dunkerque. À l’arrivée, le président de station attend l’équipage et le canot, transformé selon ses propres mots en « radeau de la Méduse », une icône de la détresse en mer réinterprétée par le plasticien Banksy sur un mur de Calais en 2015. Choqués, malades, effrayés, les naufragés sont pris en charge vers minuit par la Police de l’air et des frontières, prévenue par le CROSS, après l’intervention d’urgence des pompiers.
Pour les sauveteurs, les migrants sont d’abord des naufragés
La répétition des opérations auprès de migrants laisse des traces dans l’esprit des bénévoles, marqués par les visages, les regards, les mots des hommes et des femmes qu’ils sauvent. Alain Ledaguenel a commencé à interpeller les autorités sur la situation, au risque de se faire tancer par le « siège » de la SNSM ou les autorités civiles et militaires. Pour lui, les sauveteurs bénévoles, dans le Nord-Pas-de-Calais sont devenus les « supplétifs » d’autorités publiques engagées dans une opération de police en mer. Cela n’est pas sans conséquences pour les moyens financiers de la station, puisque ces sorties ne font l’objet d’aucune compensation. Or le contexte sanitaire a privé Dunkerque de son carnaval et de ses bals, où la SNSM collecte des fonds grâce aux associations philanthropiques. Si, pour les sauveteurs, les migrants sont d’abord des naufragés, les risques encourus sont d’une nature qui n’a rien à voir avec une opération d’assistance à des plaisanciers en détresse. Alain note que certaines personnes lancées dans la traversée de la Manche refusent d’être sauvées, même en situation de perdition. Les sauveteurs se sont déjà vus menacés d’un poing brandi ou d’armes blanches, ou bien, dans un geste désespéré, de voir jeter un bébé à la mer en cas d’intervention. «Parfois, on en laisse partir, si le moteur de leur embarcation a redémarré», précise Alain.
Le président de la station de Dunkerque prévient qu’en cas d’intensification massive des départs cet été, le risque de rupture est réel pour les sauveteurs, avec comme conséquence une augmentation des morts en mer, à l’instar de la situation en Méditerranée, où mille deux cents personnes, au moins, ont perdu la vie en 2020, selon l’Office international des migrations.
À sa fondation en 1834, la société de sauvetage de Dunkerque s’appelait « Société humaine ». Ses sauveteurs sont aujourd’hui les témoins d’un drame inhumain, quotidien, qui est l’un des faits politiques et maritimes majeurs du temps présent. Vincent Guigueno