Par Philippe Urvois – Après avoir appris la charpente marine sur le tard, Guy Brouet se voit confier la restauration d’un bateau dont il ne connaît ni le type, ni l’origine. C’est le début d’une longue enquête sur les grèves catalanes…
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie et d’encadrés supplémentaires.
Pour se rendre au chantier Aversa depuis le centre de Sète, mieux vaut éviter la voiture. Le quartier de la Plagette est séparé du reste de la ville par un entrelacs de routes et de voies ferrées et qui ne connaît pas la ville a vite fait de perdre son chemin. Il est préférable de longer à pied le Canal Royal, qui remonte jusqu’à l’étang de Thau. Une voie étroite se faufile au ras des quais sous les piles du pont Sadi-Carnot où gronde un flot ininterrompu de voitures puis sous celles du pont Maréchal-Foch, réservé aux trains. Elle débouche au cœur de ce quartier enclavé, quai de la Daurade.
Celui-ci porte bien son nom. En ce matin d’octobre, une foule de pêcheurs au coude à coude attend depuis la veille le poisson qui vient d’amorcer son retour à la Méditerranée, après avoir prospéré tout l’été dans l’étang de Thau. Le phénomène se reproduit chaque année et rythme la vie de ce quartier tranquille, comme celle de Pointe-Courte, de l’autre côté du canal.
L’ancien chantier Aversa – officiellement appelé chantier de la Plagette – est à deux pas de là. Son portail vert s’ouvre sur des hangars aux bardages fatigués jouxtant un slipway dont les rails plongent dans les eaux de l’étang. En 2004, après la fermeture de ce chantier – il y en eut jusqu’à neuf dans la rue –, l’association Voile latine de Sète et du bassin de Thau y a élu domicile (CM 193). C’est avec l’un de ses adhérents que nous avons aujourd’hui rendez-vous.
Guy Brouet a le visage rond, les yeux clairs et l’accent chantant ; le même qu’au téléphone, lorsqu’il nous a proposé de venir admirer le petit bateau qu’il a patiemment restauré. Dans sa famille, établie près d’Aix-en-Provence, la mer ne faisait pourtant pas partie du quotidien. « Je suis plutôt d’origine rurale, concède-t-il. Ma seule référence maritime, c’est une grand-tante dont le mari était navigateur. Mais on en parlait uniquement parce qu’elle avait passé sa vie à l’attendre derrière sa fenêtre. »
Un agrégé de mécanique en cap de charpente marine
Son parcours professionnel est également sans rapport avec ce milieu. Après avoir suivi des études d’ingénieur et passé une agrégation de génie mécanique, Guy enseigne l’informatique industrielle à des élèves de bts, au lycée Vauvenargues d’Aix-en-Provence. Mais – allez savoir pourquoi ! – il nourrit dès l’enfance une passion pour la charpente marine, les bateaux de pêche et leurs complexes apparaux. Cela l’amène tout naturellement au modélisme naval. Il réalise notamment, à la fin des années soixante-dix, une maquette de l’Hémérica, un chalutier classique construit en 1957, et vient tout juste de terminer celle d’un remorqueur italien.
Son perfectionnisme et son sens du détail le poussent constamment à apprendre et il se constitue, au fil du temps, une solide bibliothèque maritime, affirmant un net penchant pour les ouvrages techniques. Il s’intéresse aussi à la navigation et fréquente le Centre nautique des Glénans. « Je connaissais certains ouvrages presque par cœur, reconnaît-il. Et à force d’accumuler des connaissances, j’ai fini par avoir envie de les valider. » Les hasards de la vie vont lui en fournir l’occasion. En 2007, son établissement scolaire lui demande de participer au Salon des métiers et des formations de Marseille. « Le stand d’à côté présentait des modèles de barques méditerranéennes, poursuit Guy. Il était tenu par un de mes anciens élèves, devenu directeur du lycée Poinso-Chapuis, qui forme les jeunes à la charpente marine. Je lui ai demandé s’il était possible de suivre ces cours… » Dès la rentrée 2008, Guy partage donc son temps entre Aix, où il continue d’enseigner, et Marseille, où il prépare un cap de charpentier de marine. « C’était une classe de seize élèves, poursuit-il. Les gamins étaient polis et plutôt étonnés de me voir. Certains étaient là par vocation ou par tradition familiale ; d’autres par défaut. Mais le prof était jeune et avait dirigé pendant dix ans un chantier naval ; il avait une grande capacité à motiver ses élèves. » Guy se présente à l’examen final quelques mois plus tard. Dispensé des épreuves de culture générale, il ne passe que la pratique : une épreuve de technologie sur table suivie de sept heures de traçage et de douze heures d’atelier pour réaliser un ensemble de membrures. Le voilà diplômé.
De Skellig aux Voiles latines de Sète
« Tous les élèves partaient ensuite en stage… Pourquoi pas moi ? » Profitant des vacances de Pâques, Guy fait un court séjour à Douarnenez où l’association Skellig construit la réplique d’un langoustier de l’Iroise. Il s’initie ainsi à la pose de bordages et s’émerveille à la vue de la voûte de ce voilier de travail : « D’un point de vue mécanique, ce porte-à-faux qui encaisse les coups de mer est très étonnant ». Il découvre aussi une culture et des gens très différents de ceux qu’il côtoie habituellement. Un autre monde s’ouvre à lui. Il ne l’oubliera pas puisqu’il reviendra à plusieurs reprises suivre l’avancement du Skellig, jusqu’à son lancement, le 29 août 2011.
Ce premier stage l’a motivé et il projette rapidement d’en faire un autre au chantier Bernard de Saint-Vaast-la-Houge, qui restaure alors le terre-neuvier Marité. Malheureusement, le projet, prévu au printemps 2009, capote… C’est en se promenant un dimanche d’été à Sète qu’il découvre le chantier de la Plagette. « L’association venait de faire l’objet d’un reportage à la télévision et j’ai reconnu le portail, raconte Guy. Un adhérent repeignait les jambettes de son bateau. Je suis entré. » Un premier séjour de quinze jours, à l’automne 2009, lui permet de découvrir les lieux et ceux qui le fréquentent. Il ne tarde pas à devenir un membre actif des Voiles latines, bien qu’habitant toujours Aix-en-Provence, distant de 190 kilomètres.
En septembre 2010, René Allera, alors président de l’association, lui demande de présenter un exposé sur la charpente marine à l’occasion des Journées du patrimoine. Guy amène des plans, des maquettes et captive son auditoire, surpris par le niveau de technicité de son propos. « On m’avait demandé de parler des hommes, précise-t-il ; j’ai voulu montrer que les charpentiers de marine travaillent beaucoup avec leur tête. »
Au début de l’année 2011, Guy est en retraite depuis quelques mois et les responsables de la structure lui proposent alors de prendre en charge la restauration d’un petit bateau nommé Thétis. Ce dernier, relégué depuis plusieurs années sous un des hangars de l’association, est en mauvais état : il a subi une première tentative de restauration plutôt maladroite et une partie de son étrave a brûlé. Rassuré par la taille modeste de l’embarcation (4,30 mètres), Guy se laisse tenter. Ce sera l’occasion de mettre en pratique tout ce qu’il a appris.
Thétis, un bateau qui servait de jardinière
Il découvre un bateau « tout en rondeur, comme une Quatre Chevaux », avec un bouchain dur et un fond plat. Une emplanture de mât, située très en avant, indique qu’il était autrefois propulsé à la voile. Ses extrémités sont pointues, comme celles des barques de Sète, mais la présence de deux quilles d’échouage n’est pas habituelle… En interrogeant les adhérents de l’association, Guy apprend qu’il pourrait s’agir d’un « llagut », une barque traditionnelle de la côte catalane, mais sous toute réserve, car personne n’a véritablement cherché à retracer l’histoire du bateau.
L’embarcation faisait office de jardinière lorsqu’elle a été repérée, en 1988, par Roger Chambert, un artisan venu travailler dans la propriété d’un médecin de Marseillan. Roger Chambert la récupère et la transporte dans son garage près de Bézier, où elle reste plusieurs années. Le mât du bateau a déjà été supprimé et le banc central a été coupé pour installer un moteur Bernard. Celui-ci correspond à un modèle produit entre 1955 et 1965, alors très courant sur les barques de pêche de la région. L’artisan va repeindre la coque du bateau et travailler sur son moteur, auquel il ajoute un inverseur, mais il ne termine pas cette restauration. Il revend l’embarcation cinq ans plus tard à David Rousseau, un enseignant. Ce dernier veut la remettre rapidement en état de naviguer, mais la barque n’a plus de nom et, surtout, plus de papiers. Seul indice : les quatre chiffres qui composent son numéro d’immatriculation ont été conservés dans un petit sac de toile que les propriétaires successifs se sont transmis. Hélas ! personne ne se souvient de leur combinaison. Ses recherches aux Affaires maritimes demeurant infructueuses, le nouveau propriétaire se résout à faire une demande d’immatriculation aux autorités et baptise son bateau Thétis, du nom d’une divinité marine.
Puis il dépose le moteur – endommagé lors d’une des premières tentatives de mise à l’eau –, trouve un mât d’occasion et fait confectionner une voile au tiers à Mèze. Après avoir connu quelques frayeurs en passant sous les ponts de Sète, où le courant est parfois violent, il équipe ensuite le bateau d’un petit moteur hors-bord de 4 chevaux et bricole une jumelle de mât permettant de basculer l’espar… Thétis va ainsi naviguer en mer et sur l’étang de Thau pendant près de huit ans, principalement lors des vacances scolaires. Le vol du moteur, quai des Moulins où le bateau était amarré, décide cependant David Rousseau à revendre Thétis à M. et Mme Chardès. Mais le couple ne l’utilise guère et décide, en 2004, d’en faire cadeau à l’association des Voiles latines…
Dans les collections du musée de Barcelone
Guy aborde la restauration avec rigueur et méthode. « J’ai d’abord défini une procédure, précise-t-il. Il fallait avant tout relever les formes du bateau pour en établir les plans et, parallèlement, évaluer l’étendue des travaux. » Il invite donc au chevet de Thétis un ancien charpentier de Mèze, André Buonomo, dont le diagnostic se résume en ces mots : « Il va y avoir du boulot ». Toute la structure longitudinale est pourrie et le bordé est à changer, à l’exception d’une partie des préceintes.
En mars 2011, Thétis est calé sur deux tréteaux dans l’atelier de l’association, la quille parfaitement horizontale. Guy, en relève les formes et dessine son plan de charpente sans rencontrer de difficultés majeures. Ces plans, espère-t-il, vont lui permettre de mener plus efficacement des recherches sur le bateau, mais il ne sait pas encore comment les orienter.
C’est à Douarnenez, où il est venu voir l’état d’avancement du Skellig, qu’il trouve une première piste. « Va voir Elvira Mata de ma part, lui conseille Paul Robert, responsable des Ateliers de l’Enfer. C’est la directrice des services techniques du musée maritime de Barcelone. Si ton bateau est d’origine catalane, elle pourra sûrement te renseigner. »
En novembre 2011, Guy se rend donc pour une semaine de l’autre côté des Pyrénées, avec ses plans. L’accueil au musée de Barcelone est des plus chaleureux : une documentation technique sur les formes des barques catalanes a été réunie à son intention, ainsi qu’une sélection d’ouvrages historiques. Enric Garcia, employé du service technique du musée, se propose également de lui servir de guide pour explorer les collections de l’établissement, car ce dernier est alors en pleine rénovation et les bateaux sont dispersés aux quatre coins de la ville.
Dans l’atelier de restauration du musée, Guy montre ses plans au charpentier Gilles Lleccha. Celui-ci le conduit devant Lola, un llagut du début xxe siècle, avec un étambot à la forme très arrondie, qu’épouse celle du safran. « Dans les années cinquante, explique-t-il, en raison de la motorisation, la quille de ces bateaux a été coupée pour aménager une cage d’hélice. Le safran – qui dépassait à l’origine du bas de la quille d’une profondeur égale au tirant d’eau de la coque – a également été raccourci. Il est probable que Thétis ait été modifié de cette façon. »
Le bussi, bateau à tout faire des côtes catalanes
Guy relève donc ces formes dans l’idée d’affiner ses propres plans. Il continue aussi à potasser la documentation mise à sa disposition et finit par découvrir, en feuilletant Nuestra vela latina (« Notre voile latine »), de Francisco Oller et Vicente Garcia-Delgado, le dessin d’un bateau en tous points semblable à Thétis. Surprise, il ne s’agit pas d’un llagut mais d’un « bussi », une barque à tout faire typique du Sud de la Catalogne ! Guy revient donc en France avec une belle moisson d’informations, « enchanté d’avoir rencontré des gens qui ont partagé leur temps et leur savoir avec autant de générosité ». Il ramène aussi un exemplaire de Nuestra vela latina, un livre qui, selon ses propres mots, va le ravir tout au long de la restauration de Thétis.
Le bussi y est décrit comme un petit bateau de 4 mètres entre perpendiculaires et de 1,50 mètre au maître-bau, appartenant à la famille des bots (terme générique équivalant à celui de barque). Il se distingue cependant par une étrave saillante, très haute comme celle de son frère aîné le llagut, et terminée par un capian. Son mât, très avancé, est court et vertical, alors qu’il est incliné sur toutes les autres barques catalanes. Il porte une voile latine, elle aussi particulière : appelée mistica, elle se caractérise par un point d’amure tronqué et une bande de ris sur la bordure et non sur l’envergure.
La coque ventrue, dont la muraille est légèrement ouverte, a un faible tirant d’eau pour naviguer par petits fonds. Deux quilles latérales et un organeau fixé sur l’étrave (le gongo) permettent de la haler en haut des plages, le long safran pouvant être remonté en coulissant sur ses deux aiguillots. À l’intérieur, le bateau dispose d’un petit pontage avant, de deux bancs de nage et d’une banquette arrière, derrière laquelle un évidement donne accès à un espace de rangement. La poulie de renvoi de l’écoute de voile est fixée à ce niveau, dans l’axe longitudinal du bateau.
Le bussi – appelé guzzi en Italie et xaique au Sud de la Costa Brava, de Sant Feliu de Guíxols à Blanes – est très répandu à la fin du xixe siècle sur tout le littoral catalan. Son faible coût de construction, sa simplicité et sa polyvalence expliquent vraisemblablement son succès : c’est, par excellence, l’embarcation des pauvres et des marins devenus trop âgés pour s’aventurer au large. Adapté à la navigation par petits fonds, il est surtout utilisé pour la petite pêche, puis devient, avec le développement des moteurs, une annexe du sardinal, qui traque le petit poisson bleu à la senne. Sa fonction est alors d’attirer les sardines au lamparo – fonctionnant à l’acétylène puis au pétrole – pendant que le sardinal file son engin autour de lui. Cette activité vaudra d’ailleurs au bussi le joli nom de bot del llum (« barque de lumière »).
Le dimanche, cette embarcation légère est enfin utilisée d’une tout autre manière, notamment en baie de Cadaqués : contre rémunération, les pêcheurs promènent à la rame les bourgeois et les estivants, ce qui justifie la présence de la banquette arrière. Mais cette fonction occasionnelle ne sauvera pas le bussi. Dans les années soixante, ces barques vont progressivement disparaître avec le développement massif du tourisme balnéaire sur la Costa Brava.
À La recherche de bois tors entre Banyuls et Palamós
Au début du printemps 2012, son enquête sur Thétis achevée, Guy est en mesure de modifier ses plans pour les mettre en conformité avec le bussi d’origine. Il est temps, désormais, de commencer la restauration. Comme il n’est pas question de faire un aller-retour quotidien entre la Plagette et son domicile, il s’établit provisoirement à Frontignan, tout près de Sète, dans un cabanon de plage que lui ont prêté des amis. Il va dormir pendant deux mois dans cet abri précaire et prendre ses douches en plein air, mais c’est le prix à payer pour que les travaux avancent bien.
Fin mai, les plans de gabariage de la structure longitudinale sont tracés : étrave, étambot, contre-étrave, contre-étambot, marsouins avant et arrière et quille. Pour les pièces courbes, Guy doit maintenant trouver du bois tors, de la même essence que celle qui a servi à la construction de Thétis : du chêne vert de Catalogne.
Au mois de juin, il part donc explorer les criques entre Banyuls et Palamós à la recherche d’un charpentier disposant de bois sec. Il découvre à cette occasion de nombreuses barques échouées sur les plages, prend des notes, beaucoup de photos et discute longuement avec les gens du cru. « Pour bien comprendre les bateaux, il faut s’imprégner de leur environnement », précise-t-il en citant Vicente Garcia-Delgado. Mais pour Nicole Sandrin, autre membre de l’association qui a suivi de près la restauration de Thétis, « Guy aime surtout aller à la rencontre des gens qui lui racontent des histoires ».
Ce vagabondage dure une bonne semaine. Guy fait escale à Palamós où il rencontre des chercheurs du musée de la Pêche local, mais c’est sur le port de L’Escala, au Sud de Roses, qu’il trouve enfin son bonheur. Salvador Sala, descendant d’une longue lignée de charpentiers de marine possède un stock de chêne vert qui sèche depuis plus de vingt ans. L’homme est sensible à la démarche de Guy car il aime les voiles latines – il navigue lui-même sur un llagut –, mais n’a guère de temps à lui consacrer ce jour-là. Il tend à Guy les clés de sa maison et lui fixe rendez-vous pour le lendemain, histoire de faire affaire…
Trois semaines plus tard – le temps pour Salvador Sala de débiter le bois d’après les gabarits –, Guy se retrouve en possession de six débits de chêne vert de première qualité pour réaliser les marsouins, l’étrave et l’étambot de Thétis. Il nourrit ce bois durant l’été avec un mélange à parts égales d’huile de lin et de térébenthine et reprend ses travaux à la mi-septembre. Le bussi est retourné sur deux tréteaux, puis sa quille et ses galbords sont démontés, découvrant des varangues qui ne sont pas toutes en bon état. Deux d’entre elles vont être refaites, une autre étant consolidée.
Guy réalise alors le gabarit de la nouvelle quille. Celle-ci est débitée dans un plateau de chêne blanc, droit de fil et sans nœuds, acheté dans la banlieue de Sète. Il est d’abord amené à l’épaisseur voulue de 39 millimètres, puis déligné à la scie circulaire, les finitions se faisant à la scie à ruban. Après avoir rectifié au ciseau à bois quelques portées de varangues, la quille de 3,80 mètres de long et 11 centimètres de haut est alors provisoirement fixée sur la coque à l’aide de trois tirants de 6 millimètres de diamètre.
L’étambot, le contre-étambot et le marsouin arrière sont ensuite démontés et de nouvelles pièces sont mises en fabrication. Après ajustage des profils à la scie japonaise – qui permet une découpe très précise – et par ponçages successifs, Guy effectue un premier montage à blanc de ces pièces. Après quoi il recommence le même type d’opérations pour la partie avant du bateau.
Ces différents assemblages ne sont pour l’instant tenus que par des serre-joints ; ils seront ultérieurement solidarisés par des tirants en Inox qualité marine de 8 millimètres de diamètre. Il faut donc prévoir le passage de ces derniers à travers chaque pièce de bois. Guy utilise une perceuse à colonne pour obtenir un alignement impeccable de tous les trous dans le plan médian et usine des tirants provisoires de 6 millimètres. Il va les utiliser pendant toute la période de fabrication et de mise au point, avant de les remplacer, lors du montage définitif, par des tirants de 8 millimètres. Ceux-ci seront montés au dernier moment – après contre-perçage – à la massette, après avoir été suiffés, comme pour la quille. « En procédant de cette façon, précise Guy, la fabrication est plus soignée. »
« Ce qui doit être fait mérite d’être bien fait »
Auparavant, il faut toutefois achever les liaisons des ensembles quille-étambot et quille-étrave : les assemblages à trait de Jupiter doivent en effet être bloqués transversalement par des clavettes de buis et il faut rainurer les différentes pièces pour les accueillir. Cette opération est menée à bien avec l’aide de la mortaiseuse à chaîne d’un menuisier voisin. La structure longitudinale de Thétis est alors quasiment achevée. Il ne reste plus qu’à sculpter la râblure au niveau de l’étrave et de l’étambot. Celle-ci ne se prolonge pas sur la quille, car, sur ce bateau à fond plat, le chant du galbord vient directement à son contact. Guy travaille au ciseau à bois en se servant d’un jeu de gabarits de râblure qu’il a tracés puis confectionnés. Il monte à blanc l’ensemble de la charpente axiale avec des serre-joints et procède à un dernier contrôle visuel. Le montage définitif aura lieu plus tard.
Cette cession de travaux se termine par le remplacement de la guirlande arrière. Cette pièce courbe vient s’appuyer sur les bauquières et l’étambot, formant l’arrière du trou d’homme et servant d’ancrage au palan d’écoute. « La pièce d’origine était taillée dans un bois tendre et droit de fil, indique Guy ; elle était quasiment détruite. C’est un des détails qui montrent que ce bateau a été construit avec les moyens du bord et sans doute dans un contexte difficile, vraisemblablement dans les années trente. » La nouvelle guirlande est façonnée dans une branche tordue de frêne qui servira aussi à fabriquer celle de l’avant. Guy quitte son atelier à la mi-novembre 2012, satisfait du travail accompli. Il n’y reviendra qu’à la belle saison de l’année suivante.
En mai 2013, les ribords de Thétis sont déposés et les parties découvertes des quatorze membrures de chêne vert sont recouvertes de deux couches de minium et de deux couches de laque. En juillet, la charpente axiale est définitivement montée. « Là encore, toutes les pièces ont été passées au minium et les liaisons copieusement enduites de blious », précise Guy, qui cite fréquemment une devise des compagnons du Devoir : « Ce qui doit être fait mérite d’être bien fait ».
Jusqu’ici, il a travaillé seul. Les adhérents de l’association se sont, certes, intéressés au chantier, mais cela n’a pas véritablement créé de dynamique. « Cette partie de la restauration était très technique et sans doute un peu trop complexe pour nous », se défend Nicole Sandrin. Guy a cependant œuvré pour la collectivité. Avec toute la pédagogie héritée de son ancien métier, il a documenté chaque étape de la restauration avec des photos, des plans et des notes détaillées. Il a ainsi rédigé une série de fiches qui contribuent à l’exemplarité de cette restauration.
Après une courte période d’absence, Guy revient en septembre à la Plagette. Entre-temps, il s’est documenté sur l’emplanture de mât des bussis. Cette pièce massive recouvrant quatre varangues (couples 1 à 4) avait été supprimée par un des propriétaires de Thétis. La nouvelle emplanture est fabriquée en chêne blanc et posée.
Vient ensuite la réfection du bordé. Seule une préceinte en pin, à tribord, est récupérable. De l’autre côté, il n’en subsiste que la partie arrière. Le reste du bordé a été rafistolé à plusieurs reprises et les règles de décroisement des abouts ne sont plus respectées. Guy remarque aussi que les virures ont été biseautées à leurs extrémités. Au niveau du bouchain, les bordages, trop larges, ont de plus été forcés sur les membrures afin d’en épouser la courbure : en conséquence, ils se sont fendus en suivant le fil du bois.
Un double adent pour la virure de bouchain
Guy décide pourtant de respecter la répartition du bordé d’origine, et choisit de le débiter dans un lot de pin de Caroline trouvé à Sète. Il commence par remplacer les galbords, qui vont de la poutre centrale jusqu’aux quilles d’échouage. Il passe trois jours à les refaire et à les poser, avec l’aide de Nicole Sandrin et de Jacques Molinari, un autre adhérent de l’association. Il remplace ensuite la demi-préceinte bâbord et les sous-préceintes avec du pin sylvestre.
Les quilles d’échouage, longues de 2,15 mètres et épaisses de 30 millimètres avaient déjà été refaites en sapelli lors de la précédente restauration. Mais elles avaient été fixées avec des tiges filetées de 10 millimètres de diamètre traversant les membrures et les varangues. Guy estime ces tiges surdimensionnées, note que leurs écrous apparents créent des points d’accroche lorsque le bateau est tiré au sec, et juge que le filetage ne permet pas d’assurer un bon centrage. Il choisit donc de remplacer ces tiges filetées par des tirants en Inox dont les têtes seront noyées dans le bois et les trous taponnés comme il se doit. Cette modification l’amène à percer de nouveaux trous dans les quilles d’échouage et à reboucher les anciens.
Il faut maintenant border les bouchains. L’opération est délicate, car après avoir brocheté ces virures et tracé leur développé, Guy comprend qu’il ne trouverait jamais des plateaux de bois présentant une courbure de 40 centimètres et une longueur de 4,50 mètres dans lesquels débiter ces bordages. Il bute un bon moment sur cette difficulté, avant de découvrir, sur une ancienne photographie de barque catalane, qu’il est possible de réaliser cette virure de bouchain en trois bordages assemblés avec un double adent. Le problème de courbure est ainsi résolu.
En janvier 2014, Guy se met en quête de plateaux de pin présentant tout de même 14 centimètres de creux pour façonner ces bordages. Toutes les scieries du Gard, de l’Hérault, de l’Aude et des Pyrénées orientales sont contactées sans succès. Il doit finalement se rendre à Gérone, en Catalogne, pour trouver ce qu’il désire, tractant dans une remorque ses lattes à brocheter clouées sur un plateau rigide. Nicole et deux autres adhérents de l’association l’accompagnent cette fois et tous se retrouvent bientôt les pieds dans la gadoue à sélectionner des troncs de pin laricio. Ceux-ci sont aussitôt débités, conformément aux spécifications de Guy, et il faudra faire deux voyages pour ramener tout ce bois à la Plagette.
Quatre cents personnes assistent au lancement
Les clores sont posées le 6 mai. Du coup, une date de mise à l’eau officielle est programmée pour le 20 juin. La Banque populaire du Sud, qui avait financé la première tentative de rénovation du bateau, décide de patronner l’événement. Cette échéance dynamise le chantier : la coque de Thétis est rapidement calfatée, mastiquée et retournée, puis le barrotage en chêne du pont avant est entièrement refait. Nicole, enfin, repeint le bateau de couleurs claires, comme la plupart des barques catalanes. Pour « le personnaliser un peu », le liston, le pont et les bauquières sont tout de même colorés en orange. Thétis retrouve ainsi l’éclat de sa jeunesse après plus de trois mille heures de travail.
Guy et Nicole n’auront pourtant pas le loisir de savourer l’instant : le bussi est placé sur son ber de lancement sans qu’ils aient pu donner le moindre coup d’aviron et il leur faut encore fabriquer, en quelques jours, des paillotes (planchers) en pin laricio ainsi qu’un nouveau gouvernail, en contre-plaqué Marine.
Le jour J, près de quatre cents personnes déboulent dans le chantier pour assister à la mise à l’eau du petit bateau. Il fait beau et des tables ont été dressées dans le chantier, face à l’étang ; le quartier de la Plagette et les amis des Voiles latines peuvent enfin fêter dignement la restauration de Thétis, la première depuis dix ans. Ce n’est que le lendemain que Nicole et Guy pourront enfin tester « leur » bussi, au calme et à la rame. « Il n’y avait pas une entrée d’eau, toutes nos craintes s’effaçaient. On s’est régalé… » Plus tard, après avoir rajouté 40 kilos de lest dans les fonds et emprunté un mât et une voile latine de 7 mètres carrés à une autre embarcation, les « voileux » de l’association prendront possession du bateau, « qui réagit comme un dériveur, léger, vif et très manœuvrant ».
Guy, pourtant, ne compte pas leur laisser la main avant que Thétis ait retrouvé son mât et son plan de voilure d’origine. « La voile latine devrait théoriquement avoir une surface de 10 mètres carrés, mais comment manœuvrer la grande antenne dont le point d’amure risque de buter sur le capian proéminent » ? Dans la cuisine du chantier, autour de la nappe en toile cirée, les adhérents discutent des différentes options. Guy se montre attentif et ouvert « parce qu’on ne peut tout résoudre par le calcul et qu’il faut savoir écouter ceux qui naviguent. »