Jusqu’au 19 juin prochain, le Musée d’histoire de Nantes présente L’Abîme, une exposition consacrée à la traite atlantique et à l’esclavage. Un nouvel examen de son histoire pour ce qui fut le premier port négrier de France, et un appel à combattre la barbarie de l’esclavage contemporain.
Ce n’est pas la première fois que Nantes se retourne sur son passé négrier. En 1992, l’exposition Les Anneaux de la mémoire avait accueilli près d’un demi-million de visiteurs. Depuis 2007, le Musée d’histoire de la ville consacre une exposition permanente à la traite atlantique et à l’esclavage colonial. En 2012, à l’endroit même d’où appareillaient les bateaux destinés à ce trafic, on inaugurait le Mémorial de l’abolition de l’esclavage.
Alors, pourquoi une nouvelle exposition ? Parce que depuis, les chercheurs ont affiné ces pages sombres de l’histoire. Parce que, surtout, nous rappellent ses concepteurs, l’oubli ne peut être permis en la matière, d’autant que la traite humaine a toujours cours. Parce que le racisme qui perdure rappelle au quotidien l’importance de la lutte pour l’égalité des droits.
La traite atlantique aurait concerné entre 13 et 17 millions d’hommes, de femmes et d’enfants entre la seconde moitié du XVIe siècle et la fin du XIXe siècle – cette estimation vertigineuse, apprend-on, pourrait être en deçà de la réalité… Les expéditions françaises sont à elles seules responsables de la déportation d’1,3 million d’Africains, et près de la moitié des campagnes de traite ont appareillé de Nantes, qui a ainsi construit une partie de sa richesse sur le système colonial et esclavagiste.
Pour mieux permettre au public d’appréhender cette histoire, les auteurs de l’exposition présentée au château des ducs de Bretagne remontent jusqu’en 1453, avec la prise de Constantinople par les Ottomans, qui contraint les Européens à trouver de nouvelles routes commerciales afin d’accéder aux richesses de l’Asie.
Dès 1455, le pape Nicolas V concède au roi du Portugal le droit de conquérir de nouvelles terres – et d’y réduire en esclavage perpétuel tous les habitants s’ils ne sont pas chrétiens. Rapidement, Flamands, Allemands, Anglais, Génois et Vénitiens se lancent à la suite des Portugais pour explorer, notamment, les côtes africaines. En 1494, deux ans après que Christophe Colomb a débarqué en Amérique, le traité de Tordesillas réorganise le monde et en offre une moitié à l’Espagne et l’autre au Portugal…
Cette histoire devient française en 1685 quand, à l’initiative de Colbert, Louis XIV signe l’édit du « Code noir », « règlement pour le gouvernement et l’administration de justice et la police des Îles françaises de l’Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves dans ledit pays ». Un nouveau système se met en place. Nantes troque son commerce colonial « en droiture » (entre les colonies et la métropole) pour un commerce triangulaire avec l’Afrique. La traite se massifie dès le début du XVIIIe siècle jusqu’à faire de la cité ligérienne le premier port négrier de France. Au fil des salles du château, on se représentera les conditions de vie à bord des Bons Enfants en 1741, de la Marie-Séraphique en 1769… L’exposition présente aussi des esclaves qui ont vécu sur les bords de Loire, comme le dénommé Jazon, arrivé à l’âge de dix ans…
L’Abîme nous mène aussi en Afrique bien sûr, en Amérique et notamment à Saint-Domingue, destination privilégiée des Nantais qui y exploitent des plantations, pleins de la crainte des « nègres marrons », ces esclaves parvenus à s’enfuir et qui, réunis en groupes, menacent l’équilibre du système colonial… qu’on sent bientôt vaciller.
En 1788, prenant exemple sur les sociétés antiesclavagistes anglaises et américaines, la Société des Amis des Noirs, premier mouvement abolitionniste du royaume, est créée en France. Les idéaux révolutionnaires de 1789 semblent lui donner raison, mais il faut attendre le 4 février 1794 pour que la première loi d’abolition soit proclamée par la Convention nationale dans la foulée des événements qui marquent les débuts de la Révolution haïtienne. Cette loi, qui n’aura guère d’effets, sera révoquée par Napoléon, premier consul, en 1802… Il faudra attendre Louis-Philippe et la loi du 4 mars 1831, qui instaure des sanctions lourdes à l’égard des armateurs et des financiers, pour voir enfin ces derniers plier. L’esclavage est finalement aboli en 1848.
Mais l’exposition ne s’arrête pas là, même si on peut regretter qu’il faille changer d’espace pour découvrir la suite. Car aux verbes « savoir » et « se souvenir », ses concepteurs ont tenu à ajouter celui de « veiller » : en 2022, l’esclavage demeure dans le monde, comme des femmes et des hommes migrent chaque jour pour fuir pauvreté, violence et oppression, d’autres souffrant de racisme ou d’un déni de leurs droits… Ici comme dans chaque salle qu’on a pu traverser depuis le début de notre visite, des phrases percutent, évoquant ces êtres humains qui ont connu « l’horreur de ne plus s’appartenir, de quitter le monde des hommes pour celui des biens matériels, de disparaître sans laisser de trace ni même de souvenir ».
Sans oublier ce titre, L’Abîme, inspiré du « gouffre atlantique » évoqué par le philosophe et romancier Édouard Glissant. La cale du bateau, la mer où l’on jette les corps et l’inconnu qui terrifie, trois expériences du gouffre, jusqu’à celui de l’oubli… L’abîme de notre humanité. G. J.
L’Abîme – Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830. Jusqu’au 19 juin 2022 au Château des ducs.
Le catalogue de l’exposition, dirigé par Krystel Gualdé, est édité par les Éditions Château des ducs de Bretagne. 320 pages, 29,95 €