Qu’est-ce que le patrimoine ? Qu’est-ce qui fait entrer un objet dans cette catégorie ? La réponse n’est pas simple, comme l’observe l’historienne Julie Deschepper dans un article récemment paru* : « Le patrimoine n’existe pas a priori, rappelle-t-elle ; il n’est ni donné, ni acquis, il se “fabrique”. C’est une stricte construction sociale. » Plus loin, elle note que ce concept « change le statut de ce qu’il désigne, charge d’un certain pouvoir celui qui l’a fabriqué ou en conteste la raison d’être, et transforme celui qui le reçoit. Il serait erroné, ensuite, de croire que le patrimoine reste figé. Il peut être conservé, restauré, valorisé, déplacé, déclassé, abandonné, contesté, resémantisé ou encore détruit. Sensible à la fuite du temps et aux évolutions du monde, il n’est donc jamais stable et statique, mais toujours malléable et plastique. Il est subjectif, manipulable, évolutif et, souvent, conflictuel. C’est d’ailleurs pourquoi il est une source précieuse pour la compréhension des sociétés contemporaines. » Discuter « patrimoine » revient ainsi à parler d’objets mais également… de nous. Cette « patrimonialisation » a une histoire, où le Monument historique a longtemps été synonyme de patrimoine, jusqu’à l’ouverture, il y a une cinquantaine d’années, de ce corpus réputé « noble » à une dimension plus populaire. Une société s’affirmait ainsi, à travers l’héritage matériel qu’elle se reconnaissait comme univers commun, dans un élan qui s’est ensuite étendu au patrimoine immatériel.
Dans cette histoire en marche, et en nous focalisant sur le domaine nautique, une place a été faite à des navires de travail autrefois peu considérés, et une nouvelle vague s’amorce, dans le domaine de la plaisance. Fini le temps où, à de très rares exceptions près, pour faire patrimoine, il fallait qu’un bateau soit « classique » – et en bois.
Il y a quelques mois, Nathalie Couilloud utilisait l’expression de « nouveau patrimoine » en évoquant les inconditionnels de Petit Léjon et d’Albatros, ces canots en fibre de verre-polyester construits dans les années 1970 et 1980 par le chantier DB Marine à Fréhel (CM 321).
Depuis quelques années, la très dynamique association Golden Oldies Multihulls anime la sauvegarde et la valorisation des anciens multicoques de compétition. Fréquemment désormais, on apprend que tel ou tel voilier de course a été retrouvé et est en passe d’être sauvé. L’Hydroptère, Écureuil d’Aquitaine II, avec lequel Titouan Lamazou a remporté le premier Vendée Globe… Tout récemment, L’esprit d’équipe, un plan Philippe Briand lancé en 1981 sous le nom de 33 Export, premier bateau français vainqueur de la Whitbread en 1985 avec Lionel Péan et son équipage, rapatrié du Chili en France l’an passé pour être remis à niveau en vue de courir l’Ocean Globe Race 2023, réédition des Whitbread d’antan. À ce petit jeu, on pourrait prédire la patrimonialisation prochaine d’autres unités encore toutes jeunes, comme l’Ultim Edmond de Rothschild, qui symbolise la maîtrise du vol au long cours avec une série de victoires déjà riche…
Bien entendu, laissons le temps faire son œuvre. Pour autant et pour accompagner ces évolutions et ces réflexions sur la patrimonialisation, ne serait-il pas intéressant de réexaminer nos modes de valorisation et de partage ? Dans les musées comme dans les fêtes maritimes, sur les quais d’honneur de nos ports et dans les livres, le moment n’est-il pas venu d’une nouvelle approche, peut-être moins sentimentale, plus axée sur d’autres critères, techniques par exemple ?
*Julie Deschepper, « Notion en débat. Le patrimoine », Géoconfluences, mars 2021, à retrouver en ligne : <geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/patrimoine>