De Locquirec à Clohars-Carnoët, ils sont partout le long des côtes finistériennes. « Ils », ce sont des yeux, une centaine, mosaïques plus ou moins visibles qu’on trouve sur les rochers, les môles,
en haut des cales… La première fois qu’on en voit, on s’interroge, forcément. L’artiste a marqué un point. Aurait-on manqué quelque chose ? Ouvrons les yeux ! Un jour, on découvre que cet artiste se nomme Pierre Chanteau. Sur son site Internet, il explique son oeuvre : « Cet oeil en verre et en faïence est un hommage artistique et poétique aux milliers d’hommes et de femmes qui ont porté et portent secours aux marins en difficulté. Les marins de l’antiquité peignaient de grands yeux à la proue de leurs navires, ces yeux étaient censés protéger les équipages des dangers de la navigation. Le Finistère et son littoral, à la proue de l’Europe, dans un “navire” à dimension planétaire, inspirent ce travail artistique et photographique. En 2019, en état d’urgence climatique et environnemental, ce regard minéral est une invitation à l’attention, l’audace et la solidarité. » Soit.
Ces yeux, je les ai vus à Douarnenez, à l’île de Sein, au Conquet… Et, au bout d’un moment, j’en ai eu un peu… marre de leur présence dans ces paysages maritimes, « mes » paysages, qu’ils venaient occuper, banaliser. Jusqu’au jour où, à Brignogan, près de la plage de Pors Pol, il y avait non seulement un oeil, mais aussi… un oeuf ! Cette fois, un cartel donnait les clés. Créé par « Les nouveaux Voisins », deux architectes strasbourgeois, cet oeuf rappelant la légende d’un dragon qu’on aurait jeté ici dans la mer participait de la « création d’un véritable chemin artistique en lien aux sentiers de randonnée ». Avec cette précision : « Sa forme arrondie et sombre se confond avec les énormes rochers de granit arrondis qui parsèment le paysage. Sa surface brûlée évoque le règne minéral et renvoie à l’intemporalité du lieu. » Soit.
Des yeux, des oeufs, et je vous passe le rocher qu’on a peint « façon requin », au cas où ceux qui le voient surgir gueule grande ouverte, à certains moments de la marée, manquent d’imagination. Heureusement, le Nerroth de l’île de Sein est probablement trop difficile d’accès pour qu’on le dote d’une queue en tire-bouchon et qu’on le peigne en rose, et on peut se féliciter que les amateurs de voltige aérienne ne se soient pas mis en tête de nous révéler chaque dindon qui se cache dans un cumulus…
Le Land art a donné de fantastiques oeuvres, dont les plus célèbres sont peut-être celles de Christo et Jeanne Claude, qui avaient l’intelligence de l’éphémère. Surrounded Islands par exemple, leurs « nénuphars » géants créés près de Miami en 1983 ne seront restés en place que deux semaines. Car le Land art au long-cours, même quand il dialogue bien avec son environnement,
finit indubitablement par accaparer notre expérience du paysage. Les Ribin’ de l’Imaginaire, projet artistique de la Côte des légendes dans lequel s’inscrit l’oeuf de Brignogan, sont conçues pour durer trois ans. Les yeux, eux, sont carrément scellés pour de bon dans la roche…
Alors que nos côtes ont été parfois très abîmées – et continuent de l’être – par la construction de résidences, souvent d’ailleurs de villégiature, se perdre vers la mer comme on s’immerge dans un paysage de montagnes ou de désert devrait demeurer une possibilité de chaque instant. Sans personne qui se l’approprie.