par Xavier Mével – Le temps d’une matinée de septembre, la chaloupe de Plougastel «Marie-Claudine» a testé une ancienne technique de pêche: draguer les praires en se halant sur son ancre au guindeau.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie
Samedi matin, 9 heures. Harnaché d’une vareuse et de l’indispensable pantalon ciré Cotten jaune, l’équipage de Marie-Claudine s’est donné rendez-vous sur la cale du Tinduff. La chaloupe, reconstitution d’un « bateau » Plougastel du XVIIIe siècle, nous attend sur son coffre, au sein d’une flottille d’unités anciennes où l’on reconnaît le sloup coquillier Général Leclerc, le plan Mylne Sea-gull de Yann Mauffret, ou encore l’As de Coeur, le petit sloup de Marine Baud. Un goéland trône sur la lisse de la chaloupe, dont les déjections ont souillé la chambre, par ailleurs maculée de vase. Raymond Brélivet et Gilles Berthou, les deux Kerhors de la bande, ironisent: « Un bateau de paysans! » Traditionnel antagonisme entre les marins-agriculteurs de la presqu’île de Plougastel et les pêcheurs de l’anse de Kerhuon dont certains vivaient même en famille à bord de leur bateau. La hache de guerre est désormais enterrée puisque Raymond et Gilles ont aujourd’hui laissé Mari Lizig, le bateau kerhor de leur association, pour embarquer sur Marie-Claudine. C’est que l’occasion est exceptionnelle. Après moult démarches, Claude Larreur, président de Bag Plougastel, a obtenu des Affaires maritimes l’autorisation d’expérimenter la drague des praires « au tourniquet ». Ce terme désigne une sorte de guindeau amovible, décrit dans Ar Vag tome III comme « un gros madrier rond muni aux deux bouts d’un axe en fer et garni de trois rangées d’encoches pour recevoir des barres d’anspect ». Il servait à se haler sur son ancre pour traîner une drague spéciale armée de longues dents, conçue pour décoller les praires enfoncées dans la vase. Avant la motorisation, les sloups coquilliers de la rade de Brest pratiquaient parfois cette pêche quand le vent était insuffisant pour draguer la coquille Saint-Jacques. « Nous en avons déduit que les chaloupes, qui ont précédé les sloups, devaient en faire autant », précise Claude Larreur. Modéliste émérite et bricoleur virtuose, ce retraité de l’arsenal a donc fabriqué un tourniquet adapté à la largeur de Marie-Claudine, qu’il a installé entre le tillac et le mât de taillevent, juste devant le banc d’étambrai.
Sitôt à bord, Cédric Mailhac et Adrien Piriou procèdent à un viril décrassage du bateau à coups de seaux et de brosses. Nous attendions un ancien pêcheur, mais il aura sans doute eu une panne d’oreiller. Dommage d’être privé de ce grand connaisseur des traditions maritimes locales. L’association avoue d’ailleurs avoir de plus en plus de mal à entraîner les anciens à bord de la chaloupe. Naviguer sur un petit bateau creux par une matinée fraîche et venteuse n’est pas forcément une partie de plaisir à l’âge des rhumatismes.
Misaine et taillevent sont prestement établis. Marie-Claudine arbore sa nouvelle garde-robe, un jeu de voiles confectionné voici deux ans selon une coupe moins « archaïque » que celle du gréement XVIIIe d’origine avec sa misaine minuscule et ses vergues quasiment horizontales. Nos deux voiles au tiers sont mieux proportionnées et les vergues très apiquées. Ainsi parée, la chaloupe quitte son coffre, poussée par un vent moins vigoureux que le force 5 annoncé. À la barre, Laurent Kero slalome aisément entre les bateaux au mouillage. Quand la voie est libre, il met le cap au Sud-Ouest, sur une perche cardinale Est, un petit mille devant l’étrave, qui balise les rochers encore immergés du Bouc et de la Chèvre. Au portant, sur cette mer presque lisse, la lourde coque en chêne de Marie Claudine roule à peine des hanches et marche du feu de Dieu. Chemin faisant, Claude garnit le tourniquet de plusieurs longueurs de bout raboutées totalisant une centaine de mètres. Cette aussière est frappée sur le grappin de la chaloupe. Enfin, un flotteur est oringué sur ce cordage, qui permettra de localiser l’ancre une fois celle-ci immergée.
Cap sur la balise cardinale Est du Bouc
Parvenue à une encablure de la balise, la chaloupe remonte dans le lit du vent. Debout sur le tillac, Cédric jette l’ancre. Les deux voiles sont amenées, les amures larguées et les vergues décrochées de leur rocambeau; la misaine est rangée à tribord avant, le taillevent à bâbord arrière. Le vent et le courant font culer la chaloupe, dont le câble d’ancre se dévide du tourniquet. Une fois la balise par le travers, Cédric et Gilles, debout dans la chambre, lancent la drague par-dessus bord. Raté! L’engin s’est posé à l’envers sur le fond, le râtelier en l’air. Il faut la remonter et la rebalancer aussitôt dans le bon sens.
Assis sur le banc d’étambrai, Gilles, Adrien et Raymond actionnent le tourniquet en tirant à eux les petites barres d’anspect — en fait des tronçons de manches à balai. Marie-Claudine remonte ainsi jusqu’au flotteur, quelques mètres avant l’aplomb de l’ancre. C’est le moment de vérité: la petite drague — 1,50 mètre de large — est remontée, deux hommes halant directement sa fune à mains nues. Une fois le cadre de l’engin appuyé sur le plat-bord, ils le balancent à plusieurs reprises pour lui tremper le cul dans l’eau et en libérer les particules les plus infimes. Un nuage de vase grise le bleu-vert de la mer. Après quoi ils crochent dans le filet et en déversent le contenu dans la chambre. Déception. Pas la moindre praire dans le tas de maërl répandu sur le plancher. « C’est normal, rassure Claude. Les praires sont dessous. Il faut repasser au même endroit et creuser la vase. »
Haut les coeurs ! On se laisse dériver jusqu’à la perche, et on recommence. Pas d’efforts démesurés sur les barres du tourniquet. Halage trop facile pour être honnête : le deuxième trait n’est pas plus pêchant que le précédent. Le troisième semble plus prometteur, si l’on en juge par la peine des galériens du guindeau. Gilles vient de casser l’une de ses barres d’anspect et François de Nerville, un ancien des Glénans, soulage en halant directement l’aussière avant qu’elle ne s’enroule. Aurait-on cette fois mordu dans la vase? Je t’en fiche! La drague dégueule une fois encore sa pochée de maërl. Sceptique, Frédérick Macé empoigne la pelle du bord et fouaille le tas. Un sourire. « Vite, le seau! » lance-t-il en exhibant une praire solitaire et un bébé oursin. Pas de quoi pavoiser.
Le vent se lève, la mer moutonne. Déroutée par les rafales, Marie-Claudine n’en fait qu’à sa tête, zigzaguant au gré des risées. Impossible de replanter sa charrue dans le même sillon. Tout autour de nous, les précédents traits ont laissé des marques claires sur le fond, là où le maërl a été ratissé. À l’image de la bombe qui, selon Mao, ne retombe jamais dans le même trou, notre drague répugne à racler deux fois le même endroit. D’autant que, visiblement, notre ancre chasse. Son aussière entièrement dévidée, notre chaloupe se trouve désormais nettement derrière la perche plantée sur le Bouc. Et un peu trop près de l’écueil quand nous remontons à son niveau. La mer est descendue, la roche émerge, menaçant d’écorcher notre bordé de chêne. Au point que Cédric doit l’en écarter à l’aide d’un grand aviron.
Après deux heures de vains efforts, nous jetons l’éponge. Que les Affaires maritimes se rassurent: ce n’est pas aujourd’hui que nous allons épuiser la ressource. À défaut de praires, nous pouvons nous targuer d’avoir récolté un demi-mètre cube de maërl. Un amendement très prisé autrefois; les terres de la presqu’île en étaient, paraît-il, tellement saturées qu’elles ont fini par manquer d’acidité. Les fraises en avaient marre du maërl. Allez! autant rendre à la mer ce qu’elle nous a si chichement accordé. Après le vin blanc partagé en guise de réconfort, Marie-Claudine regagne rapidement ses pénates en tirant des bords. Pas facile de tenir la barre, qu’il faut tirer vigoureusement à soi pour conserver le cap, quand les pieds glissent sur le plancher incliné et parsemé de gravats. Seule solution : se retenir d’une main sur la lisse, tenir la barre de l’autre et se laisser écarteler. N’empêche, malgré les rides de ses vingt ans, Marie-Claudine a encore du chien. Sa vélocité épate même la galerie, comme en témoignent les ovations que nous lancent les équipages d’une flottille de croiseurs au mouillage pour une pose casse-croûte.
« Vous étiez mal outillés et mal placés »
À terre, deux anciens nous attendent, le sourire en coin : Marcel Kervella, quatre-vingt-quatre ans, et Claude Le Gall, soixante-dix-sept ans. Ces deux-là ont travaillé ensemble pendant trois décennies, parce qu’ils n’avaient pas de ferme et vivaient de la pêche à longueur d’année: la coquille l’hiver chacun avec son bateau, le poisson l’été ensemble sur le même bateau, quand les autres s’occupaient de leurs cultures. La drague au tourniquet, ils l’ont pratiquée dans leur jeunesse, à bord des sloups, aux derniers temps de la voile. « On faisait ça quand il n’y avait pas de vent, mais à l’époque le tourniquet était déjà motorisé; ça a duré quelques années seulement; ensuite les moteurs sont devenus assez puissants pour pouvoir draguer directement en propulsion. On travaillait pendant six à huit heures, du coucher au lever du soleil, à quatre bonhommes, pour ramasser entre 60 et 100 kilos de praires. »
Un butin à faire rêver l’équipage de Marie-Claudine. Pourquoi sommes-nous rentrés bredouilles? « Vous étiez mal outillés et mal placés », répondent, péremptoires, nos deux spécialistes. Selon eux, il aurait fallu draguer à 500 mètres de la balise, soit plus à terre, soit plus au large. Et puis, avec ce vent-là, nous aurions dû mouiller sur deux ancres empennelées pour éviter de chasser. Sans doute, mais Claude Larreur n’en démord pas: « Il y a de la praire là-dessous. Il aurait juste fallu creuser davantage. Au temps de la voile, les coquilliers travaillaient en flottille et ils n’arrêtaient pas de racler le fond. C’était plus propre qu’aujourd’hui. » Quoi qu’il en soit la réglementation maritime interdit à l’association de débarquer sa pêche, qu’elle est censée rejeter à la mer. Alors, pas de regret !