Comment faire prospérer les baleines bleues (Balaenoptera musculus) dans l’océan Austral ? Réponse des auteurs d’une étude publiée en novembre 2021 dans la revue Nature : en leur fournissant de quoi manger, en très grande quantité.
Premier constat de cette étude, il faut multiplier par trois les estimations jusque-là retenues des besoins en nourriture des cétacés à fanons, et plus particulièrement des baleines bleues : jusqu’à 16 tonnes de krill par jour en période de chasse. On imagine la quantité de ces petites crevettes ingurgitées par les baleines bleues dans l’océan Austral, avant qu’elles ne soient chassées de façon industrielle au XXe siècle… La quasi extinction du grand cétacé aurait-elle permis, au moins, au krill de prospérer ? Des études plus anciennes ont montré qu’au contraire, les populations de krill, qui constituent les proies de prédilection et la ressource principale des cétacés, auraient diminué de 80 pour cent depuis les années 1970…
On a attribué cette raréfaction du krill au changement climatique, aux pollutions et à la pêche, mais les écologistes et biologistes de l’université de Stanford qui ont réalisé cette étude apportent une autre explication à ce phénomène : l’interconnexion entre les espèces. En mangeant du krill, riche en protéines et en fer, les baleines se chargent de graisse et rejettent le fer dont elles n’ont pas besoin dans leurs déjections (à raison de près de 150 microgrammes de fer par kilogramme). Les rejets des baleines, qui se soulagent de préférence en surface, remettent ainsi en circulation d’importantes quantités de fer dans l’océan Austral. Cet élément rare par ailleurs est essentiel pour la prolifération du phytoplancton, dont se nourrit le krill… Si les populations de baleines diminuent, l’apport en fer dans l’eau diminue également, de même que le phytoplancton et le krill.
« C’est un mécanisme où les baleines assurent leur propre survie et celle de leur écosystème, précisent les chercheurs. En relâchant le fer dans leurs excréments, elles permettent à leurs proies de se régénérer. Ainsi, même si elles sont très nombreuses et se nourrissent de très grandes quantités de krills, ceux-ci abonderont toujours. »
Par ailleurs, les résultats de l’étude mettent en évidence le rôle crucial des baleines dans la lutte contre le changement climatique, puisqu’elles fournissent l’une des bases de la production de phytoplanctons, grands stockeurs de co2.
Pour soutenir les populations des cétacés à fanons, les chercheurs proposent carrément de répandre du fer dans les eaux où elles se nourrissent, assurant que cela permettra au phytoplancton de croître et, par effet d’entraînement, au krill de se multiplier. Ils remettent ainsi au goût du jour une technique controversée de conservation du phytoplancton proposée par John Martin, en 1990. Qualifiée par une partie de la communauté de géo-ingénierie [terme désignant les tentatives d’influer sur le climat à l’aide de la technologie, NDLR], cette méthode a néanmoins été expérimentée treize fois depuis sa théorisation, prouvant une certaine efficacité dans la production de phytoplancton – mais pas forcément dans le stockage de dioxyde de carbone.
« Nous savons désormais la quantité de fer qu’il faudrait déposer dans l’océan Austral, car nous connaissons mieux ce dont ont besoin les baleines », assurent les auteurs de l’étude, en réponse aux critiques de la méthode de John Martin, qui craignent que trop de fer conduise à des proliférations de phytoplanctons toxiques. Arnaud Jouny