Par Xavier Mével – La plupart des enfants du baby-boom ont été logés à la même enseigne : leur premier bateau, c’était une chambre à air de camion. Pour Bernard Vigne, la magique roue noire faillit être fatale. « Un jour, avec mon cousin, on était à cheval sur notre bouée et on est parti avec le vent. C’est un type en périssoire qui est venu nous chercher. Du coup, on n’a plus eu le droit de jouer avec notre chambre à air. »
Ah! les vacances des Nîmois, dans les années cinquante! « Chaque été on allait camper au Grau-du-Roi. On disait: « On va au Grau ». Mais il faut imaginer ça à l’époque. Ce n’était pas construit comme maintenant; il y avait seulement la mer, le sable et les moustiques. On y allait en camion, avec tout le barda. Au bord de la plage, c’était un vrai campement de romanichels, avec les tentes marabout de l’armée et les feux de bois. On passait toute la journée dans l’eau et, le soir, on allait manger une glace au port. » Bernard Vigne se souvient des mourres-de-pouar multicolores amarrés le long du quai, des « tapis de thons » étalés devant la mairie. Mais s’il a appris à nager au Grau-du-Roi, jamais le fils de cheminot n’a eu l’occasion d’embarquer avec les pêcheurs au cours de ces vacances balnéaires. C’est pourtant là que germe le futur passionné du patrimoine maritime méditerranéen, même si celui-ci attendra trois bonnes décennies avant d’éclore.
Entre-temps, les hasards de la vie vont éloigner Bernard Vigne de la mer. Il voit le jour à Nîmes, le 11 mars 1947, mais ses parents déménagent aussitôt dans la région grenobloise. Ancien maquisard communiste, son père est ouvrier qualifié à la SNCF. Sa mère gère les ventes d’un de ces journaux éphémères nés de la Résistance; elle travaillera ensuite au Centre régional de documentation pédagogique. La famille est désormais établie à Fontaine, commune de la banlieue rouge de Grenoble, dont le père est conseiller municipal. Chez les Vigne, pas de conflit de générations : à l’exemple de ses parents, Bernard épouse les idéaux laïcs. Tout en poursuivant ses études d’histoire, il milite au Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation MI active, animant notamment des colonies de vacances.
Marié à vingt-trois ans, bientôt père d’un premier garçon — vingt-six ans aujourd’hui —, le voici titulaire d’une maîtrise d’histoire. Il pense à l’enseignement. Un échec au CAPES et son activisme dans l’éducation populaire le conduisent vers le ministère de l’Agriculture, qui recrute alors des « professeurs d’éducation culturelle » pour les lycées agricoles. Un métier partagé entre l’enseignement proprement dit et l’animation de la vie des pensionnaires, qui occupe le tiers de l’emploi du temps. Nommé à Nancy en 1974,Bernard initie ses élèves à toutes les disciplines artistiques autres que la littérature (réservée au professeur de français): cinéma, peinture, danse, théâtre, musique. Il leur donne aussi des outils pour affronter la vie sociale : décrypter l’information livrée par les médias, animer une réunion, préparer un entretien…
Le charme discret de l’Arlésien
Après deux ans de purgatoire à Nancy, le jeune enseignant se rapproche de son Midi natal. Il est nommé à Rodez, où naîtra son second fils — vingt-trois ans aujourd’hui. C’est encore un peu loin de la mer, mais le gamin qui, sur sa chambre à air, rêvait avec son cousin d’acheter un bateau et de l’appeler Pitalugue, ne désespère pas. Lui qui ne peut passer près de l’eau sans s’arrêter y contempler tout ce qui flotte — « même les péniches sur les canaux » —, lui qui connaît par cœur L’île au trésor, lui qui a dévoré les romans de Jules Verne et descendu le Mississippi en compagnie de Mark Twain, c’est sûr, un jour il aura son bateau. D’ailleurs, c’est la promesse qu’avec son cousin et son père ils s’étaient faite, quand sonnerait pour ce dernier l’heure de la retraite.
Malheureusement, la Camarde a fauché le cheminot sans lui laisser le temps de profiter de ses vieux jours. Et alors ? ‘juste après sa mort, on s’est dit que la meilleure manière d’honorer sa mémoire était de respecter cet engagement. » L’Arlésien n’a pas le charme évanescent de son homologue féminin imaginé par Alphonse Daudet. C’est une vilaine barcasse à fond plat trouvée sur l’étang de Thau, avec une grosse cabine et un moteur. « Pas terrible », avoue son nouveau propriétaire, qui n’espère alors qu’une embarcation pour se promener avec ses garçons sur le plan d’eau. La cabine et le moteur sont déposés. Un gréement approximatif et des dérives latérales sont installés. Ça marche comme ça peut.
C’est alors que le Nîmois a eu une révélation. « C’était en 1984. Nous étions allés passer des vacances en Bretagne et un jour, de passage à la coopérative maritime d’Auray, je suis tombé sur Le Chasse-Marée. Je me souviens, c’était le numéro 12. Il y avait notamment un article sur la façon de bien gréer les bateaux traditionnels. Ça m’a tellement plu que j’ai résilié aussitôt mon abonnement à la revue de BD (à suivre) pour m’abonner au Chasse-marée. Et je me suis procuré les numéros qui me manquaient. »
Grâce à ses « bonnes » lectures, le Nîmois se rend vite compte que son Arlésien n’est autre qu’une bette martégale. Converti à la cause patrimoniale, il décide de doter l’esquif d’un gréement latin. Pas facile quand on n’a jamais navigué que sur des pneus de camion, mais Bernard Vigne se trouve une Bible à la hauteur de ses espérances, « le » Jules Vence dont le titre seul est tout un programme: Construction et manœuvre des bateaux et embarcations à voilure latine. Même si ce maître livre n’évite pas les tâtonnements : « On a modifié cent fois le gréement et on a dû faire quatre jeux de voiles pour améliorer la marche ». Au final, la fruste barque de pêche puant le fuel se métamorphose en une élégante bette martégale, présentée dans notre rubrique « en chantier » comme une « restauration exemplaire ».
Un mourre-de-pouar en Bretagne
Dans le numéro suivant, Bernard signe son premier article, consacré aux mourres-de-pouar. Paradoxalement, c’est encore en Bretagne qu’il approfondit ses connaissances sur ce bateau emblématique du patrimoine maritime méditerranéen. « C’était avant les fêtes de Douarnenez 88. Le musée du Bateau voulait restaurer le Saint-Lazare qui figurait dans sa collection. Entre-temps, j’avais écrit au Chasse-Marée pour demander des renseignements, et ils m’avaient répondu. Du coup les Douarnenistes ont vu en moi une sorte de spécialiste du gréement latin et ils m’ont proposé de venir regréer le Saint-Lazare. Je suis venu en compagnie de Laurent Damonte. On a travaillé avec Jean-Pierre Philippe, le charpentier, et avec Michel Philippe, de Treizour. Ce qui m’a vraiment époustouflé, c’est que les Bretons nous aient si bien accueillis, alors qu’ils ne nous connaissaient pas. »
A bord du mourre-de-pouar ressuscité, le Nîmois vit comme un rêve le rassemblement de Douarnenez 88. « Il a fallu que j’aille là-bas pour rencontrer d’autres passionnés de voile latine, des Catalans qui étaient montés en Bretagne par la mer avec leurs bateaux. » On ne sort pas indemne d’une telle fête. Dans sa besace, Bernard Vigne ramène deux projets: il a accepté de préparer un article de fond sur les mourres-de-pouar, et il a décidé, avec deux amis — Gérard Brion et Robert Is-salis — de se mettre en quête d’un tel bateau pour le restaurer.
Le premier challenge est à sa portée. La préparation de son mémoire de maîtrise sur le mouvement ouvrier l’avait familiarisé avec la recherche en archives et l’enquête de terrain. Le second défi est plus audacieux, car les mourres-de-pouar ont pratiquement tous disparu. Bernard en repère deux unités, mais elles sont en trop mauvais état pour être restaurées. Il va donc se rabattre sur une barque catalane. C’est ainsi qu’en juillet 1989, il découvre l’Espérance sur le Petit-Rhône. La barque a perdu son gréement et gagné une petite timonerie. Mais la coque est presque intacte. Elle appartient à Roger Taillet, un vieux pêcheur des Saintes-Maries-de-la-Mer. Nul ne sait si elle est à vendre. Bernard va donc voir le propriétaire, qui tient à rencontrer les « trois mousquetaires » avant de prendre sa décision; pas question de laisser sa barque à n’importe qui ! Rendez-vous est pris aux Saintes. Le jour dit, Roger Taillet fait visiter son bateau, en s’attardant particulièrement sur le monumental DB2, l’antique moteur Baudouin de 1936, qui « tourne comme une montre ». Il raconte aussi l’histoire de l’Espérance, construite à Sète en 1952 pour un pêcheur des Saintes, prêtée à un autre pêcheur du Grau-du-Roi, vendue en 1972 à un plaisancier, et enfin rachetée trois ans plus tard par Roger Taillet.
Ce dernier est sans doute rassuré par le sérieux de ses trois visiteurs, car il ne tarde pas à leur adresser la lettre suivante: « Messieurs, après avoir pris connaissance du dossier que vous m’avez envoyé, je viens vous remercier. Je suis content de voir que l’Espérance est en de bonnes mains. Il était temps de s’en occuper. J’ai eu d’autres barques (bettes), mais, pour la pêche à la ligne aux maquereaux, c’est avec l’Espérance que je pêchais le mieux. J’ai passé beaucoup de temps à la mer; je n’ai jamais eu besoin d’assistance. Vous faites un trio bien sympathique. Je vous souhaite bon vent et du bon temps à bord de l’Espérance. »
Le riz noir de l’Espérance
Roger Taillet cède sa chère barque pour 27 000 francs, une somme que se partagent équitablement les trois amis. Cet équilibre de l’investissement de chacun est toujours respecté, et c’est sans doute la clé de la longévité de cette copropriété, qui dure maintenant depuis douze ans. « Avec les copains, on a trouvé un truc: on a une caisse commune où on met chacun 200 francs par mois. C’est très commode et ça marche très bien. Avec ce système-là, on ne s’engueule jamais et on a un bateau toujours en état. » A condition bien sûr de se charger soi-même de l’entretien. En l’occurrence, le trio n’a plus rien à apprendre. Bernard est un as du matelotage. Robert, qui est traceur-soudeur à Rodez, dorlote l’infatigable mécanique. Quant à Gérard, directeur d’un centre de prévention de la délinquance à Fontaine, ses talents de radio-amateur en font un navigateur hors pair, doublé d’un excellent cuistot. Autant dire qu’à bord de l’Espérance on ignore la « malbouffe ». Le « riz noir » (riz catalan à l’encre de seiche) figure souvent au menu de l’équipage, malgré des emménagements des plus spartiates, que l’on dirait conçus pour des Pygmées.
Au départ de Sète, l’Espérance cabote ainsi le long de la côte, entre Giens et Barcelone, « un coup chez les Catalans, un coup chez les Provençaux ». A bord, les bras ne manquent jamais. Car le « mouvement » a pris de l’ampleur. Au retour de Douarnenez 88, Bernard Vigne rencontrait sur l’étang de Thau d’autres amateurs de voile latine, comme Christian Dorques et sa barque Mont-Saint-Clair, Maurice Rougier et sa barquette Antiphrite, André Martelucci et sa barquette Linette. Ceux-ci venaient de fonder l’association Voile latine de Sète et du bassin de Thau, dont l’objectif principal était de restaurer la Cette, une barque catalane armée par la compagnie Total pour la lutte antipollution. Bien sûr, Bernard prend sa carte d’adhérent, et l’Espérance rejoint une flottille traditionnelle qui ne cesse de s’étoffer. Depuis lors, l’association s’est fait connaître et plusieurs bateaux lui ont été confiés pour restauration. Ces unités à voile latine mêlent fraternellement leurs antennes à celles des bateaux de propriétaires. Un distinguo assez subtil, car le partage des joies et des peines se fait indifféremment, sans que nul ne songe à revendiquer l’exclusivité de son bien. « Nos bateaux ne sont jamais fermés à clef! Disons qu’ils sont semi-as-sociatifs. » La flottille est basée au cœur de Sète, où le mouillage est gratuit. Et l’association est en passe d’obtenir pour quinze ans la jouissance du dernier chantier naval établi sur le port (les anciens Ets Aversa). L’idéal pour bichonner ces bateaux anciens.
Les fêtes, ça crée de l’amitié
Que de chemin parcouru depuis l’Arlésien! On se gardera cependant de réduire le parcours de Bernard Vigne à sa contribution au patrimoine maritime méditerranéen. S’il compte désormais parmi les meilleurs connaisseurs de la voile latine -ses articles publiés dans Le Chasse-Marée en font foi —, il n’est pas de ces chercheurs dont la spécialité borne l’horizon. Pour lui, la renaissance des bateaux méditerranéens fait partie d’un ensemble englobant la reconquête d’une identité. Ce n’est pas un hasard si l’Espérance est réputée pour sa cambuse riche des produits du terroir, pour ses musiciens et sa bonne humeur méridionale. « C’est vrai, avoue Bernard, notre bateau est assez convivial. A Brest 96, des gens ont passé trois jours à nous rechercher. Les fêtes, ça crée de l’amitié. Cette fois, on était venus avec le groupe occitan Aiga Linda (eau limpide). » Nul ne résiste aux roucoulades du hautbois languedocien.
Depuis 1992, Bernard a retrouvé ses racines. Il a quitté le lycée agricole de Rodez pour celui de Nîmes. Son père aurait aimé l’ancienne maison de cheminot où il a élu domicile. Une demeure lumineuse dans une étroite ruelle du vieux Nîmes, aux portes-fenêtres ouvertes sur un carré d’herbes folles, clos par un appentis où il bricole les agrès de la barque. Il vit là en compagnie de Christelle, sa seconde compagne, et de leur petite Marie. La fillette âgée de quatre ans et demi fréquente l’école Calandreta (l’alouette), car ses parents sont aussi des militants de la langue occitane. Dans quelques années Marie entrera sans doute au collège Calandreta de Montpellier, dont les élèves ont déjà construit un barquet (petite nacelle) sous la houlette de Voile latine de Sète. La relève est assurée.