Par Jean-Phillipe Mayret – Bravo ! La manière dont Jean-Philippe Mayerat a conduit son projet est très précisément celle à laquelle nous rêvions en lançant le concours « Bateaux des côtes de France ». Après avoir trouvé le plan d’un joli canot de plaisance de 1881, ce charpentier helvétique a décidé de reconstruire ce bijou exactement comme l’aurait fait un artisan local du siècle dernier, et d’en faire son « chef d’œuvre ». Pour éviter les erreurs, il s’est d’abord plongé dans les archives et a traîné sa loupe sur toutes les photographies et peintures de l’époque. Puis il est allé choisir son arbre dans la forêt voisine et s’est mis à l’ouvrage, discrètement. Mais comme il a l’enthousiasme communicatif son entreprise a, naturellement, cristallisé les énergies. « Mayu », charpentier d’exception et marin cultivé, est d’abord un être positif plein d’humour et bon vivant : la preuve même que le patrimoine maritime ne saurait être l’affaire des grincheux. Colleurs d’étiquettes, bureaucrates répressifs, rabat-joie et jaloux de tous poils, laissez nous respirer… Au large !
A dix-sept ans, quand on choisit un métier, on ne sait pas très bien ce qui nous attend. Lorsque je suis entré en apprentissage au chantier naval Vouga, à Versoix, en 1973, j’étais loin d’imaginer la passion que les bateaux traditionnels et leur construction allaient susciter en moi. Et quand je songe à ces années d’apprentissage, les odeurs sont les premières impressions qui me reviennent en mémoire. Car un atelier de construction navale, c’est d’abord une extraordinaire palette olfactive. Là se mêlent les senteurs épicées des bois exotiques, le parfum forestier des résines du mélèze, de l’épicéa ou du cèdre au goût de crayon, l’émanation surette de l’acacia que l’on étuve, celle du tanin de la bille de chêne qui sèche au-dehors. Ce sont aussi les doux effluves du copal, du mastic et de l’huile de lin, le bouquet caractéristique de la cabine des petits yachts, où l’humidité révèle les relents de vieux vernis et de bois anciens… et les miasmes des fonds de cale. Le tout mêlé aux senteurs printanières du jardin tout proche…
Ce chantier était une entreprise familiale où les mêmes travaux étaient faits avec les mêmes outils depuis le début du siècle. Sans doute est-ce cette atmosphère de tradition, de respect de son propre travail et du goût de l’ouvrage bien fait qui, alliée à la grande variété des tâches, m’a définitivement conquis.
Par la suite, mon intérêt pour les bateaux traditionnels s’est encore renforcé à mesure que se développait le vaste mouvement en faveur de la conservation du patrimoine nautique. J’ai eu ainsi le grand bonheur de travailler à d’importantes restaurations de bateaux qui, en d’autres temps, auraient sûrement été condamnés. Une véritable aubaine pour les chantiers, car les commandes de bateaux neufs se font rares.
Le concours « Bateaux de côtes de France »… et de Suisse arrivait donc à point nommé. L’occasion était trop belle pour n’être pas saisie. Je pouvais enfin concrétiser une passionnante aventure : mener à bien la construction d’un bateau, à partir d’un arbre abattu dans une forêt de chez nous, et emboîter le pas des charpentiers des bords du Léman qui m’avaient précédé, et dont les gestes avaient été abandonnés depuis quatre-vingts ans. Pour cela, il fallait d’abord rechercher des documents iconographiques d’époque, pour reconstituer cette unité du siècle dernier avec le plus de fidélité possible par rapport au modèle; enfin, la faire naviguer et expérimenter ses qualités nautiques.
Quel que soit le degré de connaissance théorique que l’on a de son sujet, seule la réalisation concrète en grandeur réelle fait apparaître — et contraint à résoudre — les multiples problèmes posés par la construction d’un bateau. Pourtant, si problématique soit-il, le passage à l’acte est un véritable bonheur.
Découverte chez un bouquiniste
Tout a commencé voici une douzaine d’années par la découverte, chez un bouquiniste genevois, d’un manuel intitulé Construction pratique des bateaux a plaisance et yachts, publié en 1890 à Genève et signé Jules-Théodore de Boutier de Catus. Comment ce baron belge né dans les Pyrénées en 1838 et mort à Genève en 1910, avait-il accosté, en 1860, les rivages lémaniques ? Je l’ignore. Mais la culture maritime de ce personnage hors du commun qui consacra sa vie à sa passion des bateaux me subjugua. Ses nombreux articles, publiés dans diverses revues de yachting, relatant ses séjours sur les côtes anglaises, françaises, belges et italiennes, sont émaillés de multiples relevés de bateaux traditionnels dont il pressentait déjà la disparition.
Le livre de Catus décrit, à l’usage des amateurs et de façon détaillée, la construction d’une embarcation à clins. Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur compare les formes et les différentes manières de construire des bateaux de même longueur mais d’origine différente : britannique, méditerranéenne, normande et lémanique, chaque type étant illustré d’un dessin. C’est ainsi que j’ai retrouvé l’un des rares plans de canot de plaisance lémanique du siècle dernier. Il s’agit d’un bateau représentatif des débuts du canotage sur notre lac, et qui, de surcroît, est très réussi. De Catus, qui a dessiné ce canot pour un plaisancier genevois, nous apprend en outre qu’il a été construit en 1881, et nous indique les essences de bois utilisées, certains échantillonnages et la méthode de construction pratiquée. Que demander de mieux ?
L’étrave est légèrement inversée, les entrées et sorties d’eau sont fines, les façons douces et le bouchain arrondi. Les formes avant assez pleines, le maître-bau avancé et relativement important pour un canot de cette taille, le tableau incliné et bien dégagé semblent des réminiscences des bateaux du XVIII siècle.
Ce type d’embarcation appartenait à la « sixième série », comprenant « les yachts au-dessous de un tonneau, construits pour la rame, ayant un gréement entièrement volant, c’est-à-dire privés complètement de gréement dormant (haubans, étais, etc.) et n’ayant ni lest, ni dérive, ni pontage quelconque ». Pour compenser l’absence de dérive, la hauteur de la quille était légèrement augmentée au milieu du bateau où elle mesurait quinze centimètres au lieu de dix aux extrémités.
A l’époque, la charpente (quille, étrave, étambot, membrure) et le tableau arrière étaient en chêne. Mais cette essence n’est plus guère utilisée autour du Léman. On lui préfère désormais l’acacia, d’une densité et d’une solidité comparables, mais d’une résistance à la pourriture bien supérieure. En outre, depuis le début du siècle, les chantiers ont adopté la technique des membrures en acacia ployées, plus légères que les membrures en chêne chantournées et dont la réalisation est également plus rapide.
Le bordé était réalisé en sapin rouge (Picea abies) de 16 millimètres d’épaisseur, une essence qui a fait ses preuves dans la construction navale lémanique. Les forêts du Risoud, qui marquent la frontière entre le Pays de Vaud et le Jura français, derrière la vallée de Joux, sont connues pour la rudesse de leur climat et la pauvreté de leur sol. Les arbres y croissent très lentement et le grain de leur bois est si fin et régulier qu’il est encore très réputé en lutherie et en menuiserie. Ce type de sapin était couramment employé pour le bordage des canots et même des yachts, mais aujourd’hui il est plutôt réservé à la réalisation des aménagements, bancs, payots (planchers), des espars et des avirons.
Une fois prise la décision de construire Barcarolle, la première démarche a consisté à se procurer les bois nécessaires. Les membrures chantournées, d’un seul tenant de la quille au plat-bord, nécessitent du bois de fil courbant, dont la veine suive le mieux possible le profil de chaque pièce. Avec un garde forestier, nous avons donc parcouru plusieurs forêts à la recherche de ce bois tors.
C’est à 689 mètres d’altitude, en lisière du bois des Ursins, une ancienne forêt cantonale sise sur la commune de Saubraz, au pied du Jura, que nous avons trouvé le chêne tortueux convenant à notre projet. Cet arbre de plus de cent cinquante ans fut abattu par les forestiers sous la neige du mois de février 1991. Tronçonnées en sections de un mètre soixante-dix à deux mètres, les billes furent ensuite sciées en plateaux de vingt-neuf millimètres d’épaisseur et embâtonnées (mis à sécher) au chantier.
Bien que cette essence soit très répandue, il nous a été plus difficile de trouver le sapin présentant toutes les garanties nécessaires. On n’abat malheureusement plus cet arbre en plein hiver, comme autrefois, et l’on ignore l’origine du bois vendu en scierie et le moment où il a été coupé. Un scieur a tout de même pu me trouver de l’épicéa abattu hors sève, en fin d’automne. Ce bois, débité en plateaux de cinq mètres cinquante de long par vingt millimètres d’épaisseur, a été mis à sécher à l’air, ainsi que le chêne.
Construction
Peu avant Noël 1991, la quille, l’étrave, le brion, l’étambot, le marsouin sont débités dans un plateau de chêne de soixante millimètres d’épaisseur. Ces pièces sont assemblées entre elles, la râblure est creusée, le tableau bouveté et chantourné. Le 27 décembre le canot est mis en chantier.
Commence alors l’établissement de toute la membrure. Les plateaux de chêne les plus courbes sont sélectionnés et les couples tracés au moyen des gabarits.
Les membrures sont sciées par paires, équerrées à l’intérieur et à l’extérieur, puis assemblées entre elles par une varangue en chêne, courbe elle aussi, et par une barre d’écartement qui servira à la fixation du couple ainsi constitué.
Le plan de J. de Catus donnait la forme de sept couples, dits « de levées ». Il restait donc à en déduire les sept couples intermédiaires dits « de remplissage ». Tous ces couples ajustés sont vissés sur la quille et accorés au plafond, de façon que l’ensemble soit de niveau, d’équerre et parfaitement établi. La forme de la coque est dès lors facilement visible pour le profane… et les commentaires et médisances des « spécialistes » vont déjà bon train : « Avec une quille aussi haute, tu n’arriveras jamais à le virer, ton canot ! Avec cette étrave plongeante, gaffe au vent arrière ! Avec une épaule pareille, il va bourrer dans les vagues ! « … Bref, il était temps de border le navire !
La première virure à poser est la préceinte. De sa forme dépend le profil harmonieux du livet, et donc l’élégance de la tonture. En outre c’est elle qui fixe solidement l’écartement des membrures entre elles. Cette pièce est débitée en sapin de dix-huit millimètres d’épaisseur. Première surprise, cela ne vient pas aussi facilement qu’on aurait pu le croire. Il faut étuver au chalumeau pour amener ce bordage contre l’étrave, et ce fut le cas pour presque toutes les autres virures. Celles-ci font seize millimètres d’épaisseur, ce qui est une bonne mesure puisque la plupart des canots lémaniques actuels ont en général des bordés de quatorze millimètres. Les bordages sont directement cloués sur les membrures avec des pointes galvanisées de quarante millimètres. On pose ainsi les quatre premiers bordages depuis le haut, puis on ajuste le cinquième qu’on laisse de côté et qui sera posé en dernier, c’est la dé.
A ce stade la coque, déjà bien rigide, est démontée du chantier et retournée. Après les dernières retouches à la râblure, les galbords sont étuvés. La forme du canot ne rend pas ce travail facile; en effet, les fonds ont de l’épaule depuis le premier couple, et l’étrave est verticale.
Les galbords sont débités dans les plus beaux plateaux; un nœud ou une irrégularité dans la veine suffirait à les faire fendre. Cette paire de bordages, comme la suivante — les ribords —, doit être mise en forme en deux étapes : il faut d’abord l’adapter à l’étrave, et le lendemain au tableau. Pour être assouplies, ces virures doivent passer environ trente minutes dans la vapeur d’une étuve, en l’occurrence une vieille lessiveuse. On obtient une vapeur très chaude en y entretenant un feu clair. Enfin, pour achever le bordage, la dernière virure — la clé — est ajustée à force à l’aide d’un gros marteau.
Une fois la coque terminée, il faut sans tarder en calfater les coutures, ce qui contribue à resserrer l’ensemble du bordé. Puis on aplanit l’extérieur au rabot, et l’intérieur à l’aide d’un racloir, avant de poncer le tout soigneusement. Respectant une vieille recette locale, j’ai ensuite passé au pinceau, à l’intérieur comme à l’extérieur, un mélange bouillant d’huile de lin et de pétrole. Le canot a ainsi « bu » plus de deux litres de cette mixture, qu’il faut laisser sécher assez longtemps avant de commencer la peinture.
Pendant ce temps, les aménagements sont ajustés et posés provisoirement. Le plan d’aménagement figurant dans l’ouvrage de Catus est assez sommaire. On y trouve seulement la place et la dimension des bancs. Les détails de construction devront donc être déduits de l’observation de tableaux anciens et de photographies, et seront exécutés conformément aux techniques en usage dans les chantiers navals lémaniques.
Le peintre François Bocion (1828-1890) qui pratiquait lui-même le canotage, a représenté de nombreuses scènes lacustres très riches en renseignements techniques. On y découvre ainsi que ces canots étaient toujours peints, souvent en blanc, avec une préceinte dont la couleur contrastée soulignait la grâce du livet. On y distingue aussi maints détails d’accastillage et de gréement, comme ces grands pavillons envoyés à bord des péniches de promenade. Hélas, la plupart de ces tableaux nous montrent un Léman idyllique aux eaux perpétuellement sereines; en conséquence, les étamines pendouillantes ne livrent jamais leurs secrets. Outre ces pavillons, les canots lémaniques gréaient fréquemment un tendelet pour préserver les canotières des ardeurs du soleil — le bronzage n’était pas alors à la mode. Barcarolle aura donc lui aussi son tendelet et un grand étendard aux couleurs (bleues) de la Société nautique rolloise flottera dans son sillage.
De Catus ne dit malheureusement rien des avirons. Des photographies contemporaines (1882) montrent déjà des rames aux pelles creuses, parmi d’autres encore droites. Les pelions sont très allongés. Les rames de Barcarolle, inspirées de ces documents, ont été façonnées dans de l’épicéa, sans aucun collage. Les poignées croisent et le manche de l’aviron est carré jusqu’au tolet. Le plat-bord est rehaussé d’un sabot (toletière) et boulonné dans la préceinte. La rame porte un piton à œil qui s’enfile sur le tolet. De la même manière qu’en Méditerranée, l’aviron se trouve en avant du tolet et tire sur celui-ci. Ce système a été couramment installé sur les canots jusque dans les années quarante. Il a alors cédé la place à des tolets à fourche mobile, rivée sur l’aviron par un axe. Des douilles sont alors fixées dans les plat-bords.
Gréement et voilure
Le gréement de Barcarolle se compose d’une voile au tiers bômée et d’un petit foc amuré sur un bout-dehors, totalisant près de dix-huit mètres carrés. Mais de Catus avait également prévu, à l’intention des navigateurs solitaires, une seconde emplanture de mât plus avancée pour naviguer en cat-boat.
Au siècle dernier, les espars des canots étaient de simples perches en sapin, rabotées et affinées. Mais, voici quelques années, j’avais acquis un lot de spruce dans un ancien chantier naval, me réservant depuis lors le plus beau madrier pour un usage spécial. L’occasion était trop belle ! Le mât, la bôme et la vergue ont ainsi pu être débités, sans collage, dans un excellent bois auquel on avait accordé vingt ans pour sécher. Les sections des espars n’étaient pas spécifiées dans le plan. Mais par chance, d’anciens gréements de canot, datant probablement de la fin du siècle dernier et découverts il y a quelques années dans un grenier « nautique », m’ont livré quantité de renseignements sur certaines dispositions particulières et sur les dimensions à respecter.
Le voilier Claude Isaac a pu également examiner ce trésor et s’inspirer des anciens jeux de voiles pour confectionner la garde-robe de Barcarolle avec un maximum de réalisme. Faute d’avoir trouvé du coton, il a utilisé pour ce faire un tissu mixte (polyester et coton). En revanche, les ralingues sont en chanvre et ont été cousues à la main, ainsi que les œillets d’empointure. Par souci d’authenticité, toutes les manœuvres sont également en chanvre.
Comme les espars, l’accastillage des canots était assez sommaire, au point qu’on a peine à imaginer le comportement de tels gréements dans des airs soutenus.
Pour Barcarolle, les différentes poulies ont été réalisées en chêne, avec un réa en doussié (bois de fer), d’après d’anciens modèles. Elles sont toutes estropées, tradition oblige; d’une manière générale, nous avons tenu à soigner le travail de matelotage.
Ferrures et fournitures
Toutes les ferrures ont été forgées d’après des modèles anciens par Michel Son-nard, forgeron à Allaman. Aiguillots de gouvernail, collier de mât et de beaupré à charnière, rocambeau, tolets ont pris forme sur l’enclume de cet habile artisan.
Concernant les finitions, une peinture à l’huile blanche a été passée à l’extérieur de la coque et dans les fonds — la carène bénéficiant en outre d’un antifouling moderne. Pour l’intérieur, nous avons eu un douloureux cas de conscience. Fallait-il cacher sous une peinture de couleur cette belle harmonie où le brun du chêne dialoguait si joliment avec le blond de l’épicéa ? Selon l’iconographie de l’époque, l’intérieur des canots n’était jamais verni — existait-il seulement en ce temps-là des vernis résistant aux rayons ultraviolets et aux intempéries ? Mais le sacrifice était vraiment trop douloureux. Vanitas omnia vantas… j’ai décidé de vernir le tout avec un copal oléo-synthétique.
Sur l’eau
Ce 9 mai 1992, tous les amis sont là pour fêter le lancement de Barcarolle. Le canot est posé sur la grève, la quille engagée dans la glissière qui le guidera vers l’eau. Quelques aimables paroles prononcées par des orateurs de qualité, un peu de solennité, beaucoup d’humour, une salve d’honneur et Carine Goncerut-Bertola, marraine de charme et dynamique conservatrice du Musée du Léman, baptise Barcarolle avec un vin blanc des coteaux de Perroy vieilli en fût de chêne… Le canot glisse vers le lac au son du cor des Alpes. Moment d’anxiété pour le constructeur; flottera-t-il dans ses lignes ? La flottaison a été tracée d’après le dessin du baron. La réponse vient très vite : oui, nous avons eu raison de lui faire confiance !
Le premier bord sous voile dissipe toute inquiétude. Le gouvernail étant de très petite dimension et la quille haute et longue, on craignait que le bateau ne soit pas très manœuvrant. Vaine appréhension : avec son gréement allongé, le canot est parfaitement équilibré — tout juste un peu ardent — et le safran tout à fait suffisant. Bien sûr, sans dérive, Barcarolle ne peut prétendre serrer le vent de trop près, mais dès qu’on abat un peu, le bateau est très vivant et marche merveilleusement. Cependant ses dix-huit mètres carrés de voilure et ses espars légers le destinent davantage aux airs lacustres qu’aux tempêtes océanes et il convient de prendre le premier ris dès la force quatre.
C’est dire si nous n’étions pas tous les jours à la fête… à Brest 92. Et pourtant, Dieu sait si ce canot sait conjuguer agréablement la voile et l’aviron. La traversée de Brest à Douarnenez nous en a apporté une preuve éclatante. Partis du port de commerce sans un souffle, nous avons ramé jusqu’aux Tas-de-Pois, après avoir, au péril de nos vies, vaincu le méchant clapot levé par le courant au sortir du goulet. Le vent annoncé par les oracles tardant à se lever et le Bordeaux grand cru qui garnissait le panier du casse-croûte ayant anéanti la volonté de l’équipage, nous avons profité du passage inopiné de la chaloupe à vapeur Asphodel pour lui envoyer un chavon (bout) — après tout, Jérôme K. Jérôme l’a fait avant nous ! Puis, passé le cap de la Chèvre, nous avons établi la voilure et dévalé une dizaine de milles au grand largue. Un vrai bonheur pour exaucer nos rêves maritimes !
Sur le Léman, Barcarolle est l’embarcation idéale pour jouer, au clair de lune, avec les brises de terre des nuits de beau temps. Et si les airs s’évanouissent, comme c’est souvent le cas, rien n’est plus facile — grâce à la finesse de ses lignes — que de border les avirons et de ramer pendant une ou deux heures pour rentrer au port. Trois amis y embarquent à l’aise et je ne compte plus les moments de bonheur que ce canot nous a déjà offerts, à courir dans le motet (1) le plat-bord dans l’eau, ou à croiser vers la Savoie quand souffle la maurabia (2). Et je ne vous parle pas de la multitude de bouteilles de vin blanc tirées des payots et débouchées à la santé du baron de Catus !
Les supporters
Les dimensions modestes d’une embarcation comme Barcarolle correspondaient bien à la taille réduite de mon atelier et je pensais occuper mon hiver à la construction solitaire de ce canot, sans autre ambition que le plaisir de mettre en chantier un travail original, stimulé par l’idée du concours lancé par Le Chasse-Marée. Mais très vite ce projet a connu un certain retentissement. Le Musée du Léman, tout d’abord, lui donna une publicité de bon aloi en exposant des panneaux de photos décrivant toutes les phases de la construction. Le Musée assura également une aide financière, ainsi que la Société d’Art public et « Lignum », l’union suisse qui travaille à la promotion des bois de la région. Claude Isaac, voilier à Nyon, offrit la voilure du canot et mit dans cet ouvrage le même soin qu’il apporte habituellement aux voiles de régate les plus performantes.
Dans tous les chantiers navals que j’ai fréquentés, il y avait un ou deux « supporters » qui passaient presque chaque jour pour voir l’avancement des travaux, prendre l’air de l’établi, médire, faire quelque commentaire, donner des conseils, discuter le coup (ou le boire), ou simplement évoquer le bon vieux temps.
Au chantier « Mayu », il s’appelle Bops et il arrive toujours quand il manque une cinquième main pour ployer un bordage, tenir le tas pour river une membrure, ou démâter un voilier. Passionné de bateaux et marin d’eau douce avant de savoir nager, retraité aux multiples métiers, il connaît la solution des problèmes les plus désespérés. Bops a suivi toute la construction et s’est occupé du gréement, épissant drisses et écoutes, fourrant de cuir le rocambeau et diverses ferrures, tressant les pommes de la barre de tire- veille… Son aide chaleureuse a été des plus précieuses. Et que dire de Michel Pemet, photographe invétéré et enthousiaste défenseur du projet, depuis le premier coup de crayon jusqu’au dernier bord en baie de Douarnenez ?
Les chantiers navals, si petits soient-ils, attirent invariablement les visiteurs. Ce sont peut-être les derniers ateliers où les machines n’ont pas complètement remplacé la main de l’ouvrier. C’est ce qui fait leur charme, avec le pouvoir évocateur des coques de bois… et le chenit (3) envahissant, inhérent à cette activité. La presse locale ayant abondamment parlé du canot, beaucoup de personnes sont venues le voir en chantier. Ce furent parfois d’enrichissantes rencontres avec des spécialistes, ou de simples contacts avec des gens surpris que « ça se fasse encore », réflexion trop souvent entendue qui en dit long sur le chemin qu’il reste encore à parcourir.
Un mot enfin sur le nom de Barcarolle -une barque à Rolle ! — qui est évidemment un mauvais jeu de mots. Sur le Léman, un pêcheur n’appellera jamais son canot une barque, ce terme étant réservé aux grandes embarcations de charge à voiles latines aujourd’hui disparues. Malgré les efforts des défenseurs du patrimoine naval lémanique, les gens ne font plus cette distinction et qualifient de barque tout ce qui flotte. Bref, il fallait bien une petite faute de goût pour que tout soit réussi !
(1) Menet : brise de terre qui se lève généralement en fin d’après-midi et souffle en éventail dans la baie de Morges.
(2) Maarabia, ou vent blanc : vent du Sud soufflant en été; terme signifiant littéralement « celui qui mûrit les blés ».
(3) Cbenit : mot vaudois signifiant désordre, foutoir, bordel.