Jørn Riel, un écrivain danois qui jouit au septentrion d’une immense popularité, égale à celle que connut de son vivant son illustrissime compatriote Andersen, dit que lorsqu’on entre dans le silence du Groenland, on n’entend plus que soi. On comprend mieux pourquoi les conteurs sont les rois dans les pays où l’on parle peu. Chez nous, dans les contrées latines, la parole a été tuée par le bavardage. Là-haut, dans le Grand Nord, elle est une victoire sur le mutisme. Les taiseux sont les maîtres de ce monde. On rapporte dans les îles Féroé la légende de ce malheureux bûcheron qui était sourd-muet de naissance, jusqu’au jour glorieux où, parvenu à son âge d’homme depuis longtemps déjà et n’ayant jamais proféré le moindre son devant quiconque, la branche d’un chêne lui tomba sur le dos, incident où la douleur et la surprise mêlées lui arrachèrent, devant une assemblée médusée de bûcherons, un très affreux mais très audible blasphème. « Comment ? Mais tu parles donc ! s’exclama son père. Pourquoi n’avais-tu jamais rien dit ? » Et ce héros laconique répondit : « Pardonnez-moi, père. C’est que l’occasion ne s’en était pas encore présentée. »
C’était un conteur-né. Le conteur doit être économe de ses effets, parcimonieux de son verbe, en sorte de provoquer le fameux « Et alors ? » de son auditoire. Pour la raison que nous avons dite, nous n’avons pas en France de tradition dans cet art de la sobriété intrigante, mais nous pouvons nous targuer de posséder quelques raconteurs isolés. Fabrice Humbert est de ces artistes rares et son nouveau roman, L’Expérience des fantômes, se lit comme on lisait Jules Verne aux époques reculées du président Loubet, du télégraphe optique et des sémaphores de marine, époques où le goût de l’aventure prospérait sur une prodigieuse absence de moyens. Et le plus beau, c’est que ce roman, qui nous est raconté selon le point de vue de la veuve éplorée du héros, déroule une histoire vraie et connue pour telle, une histoire dont Jules Verne et Charles Dickens, sublimés ici en personnages de fiction, furent les témoins inspirés : l’expédition au pôle Nord en 1845 de l’Anglais John Franklin, qui échoua et ne revint jamais.
C’est justement sa disparition corps et biens, bateaux et équipages, qui a fait sa fortune, comme mythe immémorial. C’est Robert McClure, parti cinq ans plus tard à la recherche de l’expédition Franklin, qui découvrira l’introuvable, le Graal des explorateurs de l’Arctique : le passage du Nord-Ouest. L’échec a enfanté la réussite. Et depuis la première mise à jour des vestiges de l’aventure pionnière, en 1854, l’archéologie (récemment encore) n’a jamais cessé de documenter la tragédie qui emporta deux navires et cent vingt-huit hommes. Famine, scorbut, intoxications au plomb, cannibalisme, il ne manque rien à cette aventure qui n’a jamais cessé d’entretenir la flamme des écrivains, des dramaturges, des peintres, des cinéastes, des musiciens mêmes, sans jamais en épuiser le mystère.
Jules Verne s’en est inspiré dans les Voyages et aventures du capitaine Hatteras, où il évoque sir John Franklin au chapitre 6 : « Les noms de ces hardis navigateurs se pressaient dans son souvenir, et il croyait entrevoir sous les arceaux glacés de la banquise les pâles fantômes de ceux qui ne revinrent pas… » Fabrice Humbert a sûrement des talents de médium : non seulement il fait apparaître ces fantômes-là mais aussi l’esprit de leurs poursuivants pressés d’en recueillir la gloire. Et le tout, sans un mot de trop, vibrant de suspense, un vrai polar polaire.
Jean-Louis Ézine
L’Expérience des fantômes, de Fabrice Humbert, Gallimard, 264 p., 20,50 €